Un théâtre brûlé
Bophana et S-21 - Rithy Panh -

le 17 avril 1975

Dans le film "Les artistes du théâtre brûlé" quelques images d'archives destinées à nous brosser brièvement l'historique de la situation sont accompagnées de ces mots "Le 17 avril 1975 les khmers rouges ont vidé Phnom Penh de ses habitants [...]".

Je ne sais pas pourquoi j'ai retenu cette date, depuis longtemps oubliée de moi et des miens, si loin à l'époque, si loin aujourd'hui.

Tout à l'heure en préparant la note sur le film, je me suis demandée ce que je pouvais bien faire ce jour-là, si alors j'en avais su quelque chose, ou peut-être même pensé.

Je suis donc allée jeter un oeil dans mes carnets d'alors. Gamine je ne tenais pas à proprement parler de journal intime, pas au collège en tout cas. Je m'appliquais déjà à prendre des photos, en noir et blanc avec un merveilleux petit Beirette tout manuel, dûment rationnée par mon père qui estimait que je gâchais de la pellicule, et ce que je notais en français dans mes agendas scolaires italiens tenait plus du journal de bord que de l'intimité. Je n'avais pas confiance dans le respect des miens et m'en tenais à des données objectives que j'aurais pu plus facilement défendre d'éventuels reproches.

Sauf erreur de ma part, car celui de cette année-là ne possède pas de dates préimprimées, c'était à l'utilisateur d'en choisir l'année d'usage, le 17 avril 1975 était donc un jeudi, j'avais eu le privilège qu'on me dépose au collège en voiture plutôt que de parcourir mes 2 fois 2,5 km en vélo et pourtant il faisait beau.

J'avais enfin terminé le coussin de feutrine qu'on préparait en cours de travaux manuels (le macramé, on y a eu droit les années suivantes, dans ma banlieue on était quelque peu à la traîne), et je note scrupuleuse du souci plus que de l'orthographe "doit amener argent pour acheter coussin", car les matières premières si elles nous étaient fournies ne nous étaient pas offertes.

Le jour précédent j'avais obtenu un 13/20 en vocabulaire et un 20/20 en rédaction (comment peut-on avoir 20/20 en rédaction ?) et dans les jours qui suivent je travaille mon piano, envisage d'aller à la piscine avec deux copines, commence la rédaction suivante, et joue dehors (je suppose au foot ou aux billes, nos principales activités à nous les gosses du quartier).

La note la plus personnelle de la période concerne un épisode de "Colombo" pour lequel je déplore d'avoir dû au préalable me farcir "me tapper (sic) la vie de Bohème (opéra italien)". Comme quoi si l'on vit dans une partie du monde où l'on a la chance de vieillir, nos goûts peuvent changer.

La note la plus politique indique le dimanche 1er juin de cette année-là que j'ai cru voir l'avion Concorde nous survoler, "mais [que] papa dit que c'est un avion soviétique". Aucun commentaire sur la façon dont il le disait (crainte, colère ou émotion), ni s'il liait ça à d'autres événements, ou si c'était juste une façon de me dire de me taire car je n'y connaissais rien.

Je n'y connaissais effectivement rien, et en beaucoup de domaines, le monde se limitait à mon coin de banlieue, complété l'été d'un coin d'Italie. Pourtant je lui piquais déjà ses hebdos, l'Express puis le Nouvel Obs (1), à mon père et ce n'est pas une question d'âge puisque je me souviens plutôt précisément du drame chilien deux ans plus tôt.

A quel moment ai-je enfin compris que si j'attendais que ma propre vie aille mieux avant de me soucier un peu de celle des autres, je mourrais avant d'avoir jamais rien fait d'utile, je n'en sais plus rien.

J'ai probablement dû attendre de quitter la maison familiale et sa dictature localisée puis qu'advienne en Pologne l'état d'urgence déclaré contre le syndicat Solidarnösc au sort duquel m'avaient sensibilisée les films d'Andrej Wajda. 

Au_pied_de_lhomme_de_fer_foyer_saint_lou_3 

[photo : foyer Saint Louis, février 1982, salle de permanence, probablement prise à ma demande à cause de l'affiche du film par une amie d'alors]

(1) le quotidien était un luxe inouï qu'il se réservait aux vacances.

pour infos références des films d'Andrej Wajda auxquels je faisais allusion :

1977 Czlowiek z marmuru [The Man of Marble]
Director: Andrzej Wajda
Screenplay: Aleksander Scibor Rylski
Director of Photography: Edward Klosinski
Second Directors: Krystyna Grochowicz, Witold Holz
Music: Andrzej Korzynski
Cast: Jerzy Radziwillowicz, Krystyna Janda, Tadeusz Lomnicki, Jacek Lomnicki, Michal Tarkowski, Piotr Cieslak, Wieslaw Wojcik, Krystyna Zachwatowicz and others.

1981 Czlowiek z zelaza [The Iron Man]
Director: Andrzej Wajda
Screenplay: Aleksander Scibor-Rylski
Director of Photography: Edward Klosinski
Music: Andrzej Korzynski
Cast: Jerzy Radziwillowicz, Krystyna Janda, Marian Opania, Andrzej Seweryn, Irena Byrska and others.

plus de détails là :

http://www.wajda.pl/en/filmy.html

Commentaires

LaVitaNuda

La Bohème, ça doit pas être très très loin de la Pologne pourtant ! Mais Jaruzelski n'écoutait sans doute pas Puccini.

gilda

Qui sait ?

Quand je pense qu'en gros 25 ans plus tard je devrais ma plus grande émotion artistique jamais ressentie à Roberto Alagna et Angela Gheorghiu qui interprètaient cet opéra à Bastille, ça me rend toute émue ! Pêut-être que mes oreilles sarcastiques de gosse de 12 vis-à-vis du "truc de vieux" qu'était l'Opéra avaient malgré tout capté un petit quelque chose, qui m'est revenu plus tard grâce à ces deux artistes qu'elle avait touchée.

jean

"La Bohême" est un territoire, "la Bohème" un mode de vie et "la Boheme" l'opéra de Puccini.

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