Une des choses qui a le plus évolué dans le monde depuis mon enfance


    Cet article du Parisien au sujet d'un homme qui a offert en cadeau de Noël à sa mère des paroles prononcées par la voix de son défunt père reconstituée par une IA, m'a confirmé si besoin en était, que l'une des choses qui a le plus changé depuis mon enfance, c'est la porosité des frontières entre la vie et la mort, en tout cas pour les êtres humains. 

Quand j'étais petite on naissait au jour de notre naissance et sauf cas médicaux alors fort rares, on mourrait au jour de notre mort.
Peu à peu on a commencé à avoir des images si précises des petits à naître qu'ils sont déjà presque là avant leur premier souffle. Par ailleurs la médecine a fait de telles avancées qu'on peut maintenir des corps très longtemps en vie dans des états végétatifs dont on ne sait vraiment de quels côtés ils sont.
Les voix, l'article en donne un exemple, sont désormais prolongeables. 
Lors d'un concert virtuel-réel du groupe Abba, j'ai pu constater combien on peut désormais donner l'illusion d'une présence telle qu'elle était à partir de celle qu'elle est devenue. 
Si la planète n'est pas bousillée avant, d'ici à une douzaine d'années nos chers disparus pourront revenir nous tenir compagnie. Et pas sous forme de zombies.

Ça coûtera cher.

Je me souviens d'un temps, celui de la génération de mes arrières arrières grands parents où d'un défunt, fors personne d'auguste lignée avec peintre officiel, après son décès il ne restait plus de trace de son image, ni de sa voix ; tout au plus ses outils, quelques objets. Puis on a pu conserver des traces photographiques. Des enregistrements audio (sur supports pour phonographes, plus tard bandes magnétiques puis cassettes, fichiers numériques désormais). Des films (Ah nos vieux super-8 !). 
Bientôt les plus aisés d'entre nous ne quitteront pas ce monde sans avoir préparé leur répliquant de réalité augmentée.

Si la bonne santé m'est donnée sur la durée et des circonstances extérieures pas trop insoutenables, j'avoue que je serais curieuse de voir un peu la suite. Même en n'étant pas dupe que le pire va forcément s'inviter auprès du meilleur qu'ouvriront ces possibilités.


L'attentat oublié (31 octobre 2017)


    Au gré de mes lectures à brèves séquences de ces jours-ci lorsque la capacité de lire m'a été rendue (Covid), je suis tombée dans un blog ami sur la mention de l'attentat du 31 octobre 2017 à New York. Un type fanatisé avait délibérément foncé au volant d'un petit camion sur des cyclistes. Huit morts, onze blessés.

Je n'en avais strictement aucun souvenir, ni non plus mon conjoint.

J'étais alors libraire avec le mardi comme jour non travaillé. Pour autant dans aucun de mes blogs y compris un petit blog secondaire de l'époque 


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Et puis peu après j'enchaînais sur Arras et le festival de cinéma.

Il me semble que le fotolog n'existait déjà plus. 
Je ne saurais donc pas si cet attentat n'était pas parvenu jusqu'à ma connaissance où si, encore douloureusement marquée par ceux de 2015 à Paris, j'avais préféré ne pas m'y attarder. 

Il ne me surprend pas de constater à quel point ce qui a eu lieu avant la pandémie de Covid 19 semble appartenir à une époque révolue et une sorte de "quand on était jeunes" même si nous ne l'étions déjà pas tant que ça.

 


Plaisirs du vélotaf

 

    J'avoue qu'avant les grèves je ne pensais pas tant vélotafer, notamment pas les jours où par exemple j'avais mon émission de radio le soir après le travail et donc devoir rentrer vite - je suis une vélotafeuse lente et prudente -. Et puis voilà que c'est comme ça et du coup vélo tous les jours et je l'avoue, à l'effondrement de mon temps de lecture près, et à certains points ou moments délicats (1) c'est le bonheur.

Depuis que cette semaine Bilook m'a indiqué l'enchaînement Route de la longue queue - Route de l'espérance, la traversée du Bois de Boulogne au lieu de me stresser et me déprimer - oui, le spectacle de la prostitution me déprime - et qu'équipée d'une lumière performante achetée à l'Échappée belle, je ne crains plus les pistes non éclairées, il y a un moment du parcours qui est un régal. 

L'aller moins car même en partant tôt, je ne suis à l'abri d'aucun aléa et crains d'être en retard.

En tout cas et malgré certains carrefours que je ne sais toujours pas passer sans descendre de mon vélo, il y a un réel plaisir à se rendre au travail par ce moyen de locomotion. C'est celui d'arriver en étant déjà bien réveillée et d'attaque. Et celui aussi d'arriver à la maison le soir en ayant totalement décompressé de la charge mentale "travail". 

Entre les deux certains passages dont celui au milieu des arbres - pour une obscure raison je me sens en mode "Le Grand Meaulnes". 

Il faudrait que je m'équipe pour filmer puis partager.  

 

(1) Le jeudi soir fut épique, pluie soutenue et automobilistes enchevêtrés rendus fous par le fait que ça dure (la grève et leur attente de ce moment-là), je crois que j'ai mis 1h30 pour rentrer avec pas mal de moment en "super-piéton", vélo à la main)

PS : Rien à voir mais en cherchant tout autre chose, retrouvé l'enregistrement de Guillaume Apollinaire qu'il y a 10 ans m'avait fait découvrir Christine Genin


"The radium girls" de Kate Moore

(Au départ un thread sur Twitter mais ça mérite bien un billet)
 
Alors comme le "Feel good" de @thomasgunzig m'avait donné la pêche et du courage et aussi pour éviter d'enchaîner avec un autre roman que j'aurais forcément trouvé fade, j'ai attaqué cette lecture-ci dans la foulée. C'est passionnant, mais quel coup de poing même en s'y attendant
 
 
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Il s'agit de la terrifiante histoire des jeunes femmes qui travaillèrent au début du XXème siècle dans des usines où l'on utilisait le radium en particulier pour créer des aiguilles fluorescentes sur différents appareils. Elles travaillaient au pinceau.
 
 
Pour davantage de précision et de rendement, et aussi parce qu'à tremper dans l'eau les pinceaux durcissaient, elles le passaient sur leur langue entre deux tracés.
Le livre relate leur long combat pour faire reconnaître comme maladies professionnelles les cancers et autres conséquences qu'elles subirent, et obtenir prise en charge des soins et dédommagements.
Dès le début certaines jeunes femmes s'étaient méfiées, assez vite des médecins consultés furent sur la bonne piste, l'un d'eux obtint même de visiter les locaux, mais on ne lui communiqua pas toutes les infos.
 
 
Le pire étant que leurs employeurs savaient, du moins à partir d'un certain moment, et d'ailleurs prenaient des précautions pour eux-mêmes, mais toute la structure hiérarchique prétendait que Mais non, vous ne craignez rien.
 
 
La famille de la première victime décédée dans d'atroces souffrances, fut réduite au silence parce que des avis médicaux officiels prétendirent qu'elle était morte de syphilis, ce qui laissait planer des doutes sur la conduite de la défunte, qu'on aurait pu considérer à titre posthume comme une fille légère (par exemple de dissuasion aux éventuelles protestations). Et quand ça commençait trop à se savoir à un endroit que les jeunes femmes qui bossaient là ne faisaient pas de vieux os, une usine ouvrait dans un tout autre état. Salaires élevés, à côtés marrants (elles brillaient en soirée (au sens littéral)), et hop de nouvelles recrues réjouies arrivaient.
Un degré d'horreur supplémentaire est venu du fait que comme les ouvrières étaient ravies dans les débuts, car ce travail était mieux payé et vraiment moins pénible que la plupart des emplois d'usine, lorsqu'il y avait besoin de recruter, elles en parlaient à leurs sœurs et cousines et amies. Ce qui fait que des familles se sont retrouvées décimées ou des voisinages entiers.
 
De nos jours ça n'est plus le radium, mais je reste persuadée qu'on fait peu de cas de la santé des gens quand beaucoup d'argent peut être gagné par qui les emploie.
 
C'est un livre formidable ... dont je n'ose pas trop conseiller la lecture, tant il est dur, les pathologies déclarées atroces, et le cynisme des employeurs absolu. Avec en arrière-plan une façon de considérer que ça n'était pas (si) grave, ça ne concernait que des femmes et qui n'avaient pour la plupart qu'une éducation primaire. 

Tricotés mains

 

    En lisant le livre de souvenirs d'Odette Nilès Lecland, j'apprends que le pull de la photo emblématique de Guy Môquet lui avait été tricoté et envoyé en colis par sa mère qui s'était inspirée de celui qu'une photo du footballeur Rudi Hiden avait rendu enviable. Le jeune résistant admirait le footballeur, elle avait voulu lui faire plaisir. 

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(Mon mauvais esprit n'a pu s'empêcher de la ramener et de me signaler que de nos jours les héros auraient plein de noms de marques et de logos sur leurs dernières photos ; il n'en demeure pas moins que) Je me sens touchée par ce détail, moi qui prête peu d'attention aux apparences, mais sans doute un peu aux petites attentions. 


Un souvenir de Cerisy

 

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Nous approchons du mois d'août, nos comptes en banque crient famine, et mon avenir professionnel, même si j'ai trouvé le local qui irait bien pour une librairie que je pourrais tenir, reste fort incertain. Alors je me rappelle les bons souvenirs et parmi eux celui-ci : le colloque Hélène Bessette fin août à Cerisy. 

J'ai failli connaître un bonheur d'une semaine, mais le décès d'une de mes tantes aura brièvement interrompu l'élan. Revoir les cousins et les cousines était pas mal non plus, même si deux hommes manquaient qui ont préféré tenter la vie auprès d'autres femmes, incapables qu'ils furent de faire face aux diminutions naturelles de leurs propres capacités physiques. 

Il n'empêche que cette semaine restera pour moi une parenthèse magique et probablement unique car mes finances ne permettent pas de telles folies, ni mes emplois, lorsque j'en ai, de choisir mes dates d'absence.

Je me souviens fort bien de tout ce que j'ai appris et du bonheur que c'était de découvrir certains textes inédits ou devenus des raretés, je me souviens de moments magiques, d'une grande balade à vélo vers la mer, d'une soirée de lectures à voix haute au grenier - ces moments pas si fréquents je crois, même dans une bonne vie, où l'on a la sensation d'être au bon endroit au bon moment et qu'on ne serait nulle par ailleurs aussi bien, aussi précisément en adéquation (1) -, des belles rencontres que j'y ai faites.

Seulement ce qui me revient en premier, lorsque je ne réfléchis pas, ce sont deux éléments fort peu littéraires : 

Mon peu de goût à être servie, cet embarras dans lequel ça me met. Nous étions à chaque repas servis personne par personne à table par des jeunes femmes en livrée, nombreuses, et qui passaient même pour proposer du plat principal une seconde fois. Je n'aurais pas voulu être à leur place, mais je n'étais pour autant pas à ma place à la mienne.

L'absence totale de clefs. Je n'étais pas tout à fait tranquille concernant mon ordi - le vol de mon sac fin 2017, la volatilisation de mon téléfonino quelques mois plus tôt lors d'une assemblée de libraires, et les vols à répétitions dans la maison de Normandie la même année, m'ont rendue intranquille à ce sujet -, que la plupart du temps je m'arrangeais pour conserver près de moi ; seulement pour le reste, quel infini et formidable sensation de liberté. Pendant une semaine ne pas avoir à se préoccuper de serrures et de clefs et d'ouvrir et de fermer, et de vérifier qu'on avait bien sur soi des clefs, pendant une semaine vivre naturellement, se faire confiance. C'était si bon. Et rassurant. 

Je m'étais alors souvenu qu'en banlieue de Paris, dans mon enfance, on ne fermait à clef une maison que lorsque l'on s'absentait, faisant suffisamment confiance au monde pour laisser ouvert les accès en notre présence, sans avoir à craindre d'intrusions (2). On ne fermait présents que pour la nuit. Et c'était le cas pour les voitures aussi. Les portes n'étaient pas blindées, les grillages bas, les portails bouclés seulement si une famille s'en allait en congés.

Voilà ce qui reste de plus marquant, malgré de fortes et belles émotions et stimulations intellectuelles : les clefs, la belle vie que c'est sans. 

 

(1) L'amour fait ça également, lorsqu'on a un temps d'intimité qui nous est accordé et dans un lieu que l'on apprécie ou que l'on découvre, enchantés.
(2) Jusqu'au jour où Philippe, le mauvais garçon du quartier, est tombé dans l'héroïne et que lui ou ses fréquentations ont commis des larcins vite fait, dans les maisons, abusant de la confiance collective que les habitants avaient. 

 


des noms sur un monuments (Ce ne sont pas que)

 

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Après une petite séance d'entraînement artisanal à la piscine Montherlant, je cherchais un vélib de maintenant afin de rentrer chez moi (1).

Je traversais donc le Square Lamartine quand une plaque à attiré mon attention. Entre 2013 et octobre 2015 j'ai travaillé dans ce quartier et je ne l'avais jamais remarquée. 

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Elle est édifiée à la mémoire de tout jeunes enfants qui habitaient le quartier avec leurs parents quand les rafles anti-juives de la seconde guerre mondiale eurent lieu. D'enfants qui furent déportés si petits qu'ils ne connurent jamais la scolarisation. 

De retour à la maison j'ai tapé les deux premiers noms de la liste sur un moteur de recherche, Antoine Baur et Francine Baur. 

La photo que je me permets de publier en avant de ce billet apparaît en premier. Elle provient d'un site de recherches généalogiques. J'ignore qui l'a prise ni de quand elle peut dater. En revanche, les dates et lieux de naissance et de mort figurent sur le site. 
Il s'agissait donc d'une famille qui comportait quatre enfants, Pierre, Myriam, Antoine et Francine Baur. Respectivement 10, 9, 6 et 3 ans, quand ils sont morts, ainsi que leurs parents, à Auschwitz le 19 décembre 1943. Aucune d'entre elles, aucun d'entre eux n'aura survécu. Leur seule culpabilité était, aux yeux du régime nazi, leur origine juive.

Personne en aucun lieu en aucun temps ne mérite d'être assassiné pour une appartenance à une origine, une religion, une couleur de peau ou quoi que ce soit qui ne relève de sa part d'aucun choix. L'être humain ne sait éviter la violence, on l'a hélas compris, mais qu'au moins on se cantonne à ce qui tient de conflits entre adultes et d'éléments relevant d'un choix, d'idées à défendre, d'appartenance volontaire à un parti. Mais pas ça, pas se saisir d'un groupe donné pour en faire des boucs émissaires et de façon plus ou moins raffinée les massacrer.

Je n'ai pas poursuivi mes recherches pour les autres noms, j'avais à avancer dans ma journée, je ne pouvais davantage consacrer de temps au passé.

Mais j'aimerais que l'on n'oublie pas, qu'on ne les oublie pas et qu'on évite, moins d'un siècle plus tard, de repartir dans les mêmes criminelles dérives. 

 

(1) N'en ai trouvé aucun d'opérationnel, j'ai dû rentrer en RER C


Stimulant (confort et veille de course)

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J'adore les veilles de courses, quand on met de côté toutes les difficultés de la vie quotidienne pour se concentrer sur un objectif élémentaire : parcourir x km en moins de y heures (peu importe si uniquement sur un mode ou pour le triathlon sur trois, le principe est le même : un déplacement à accomplir). On ne sait pas encore comment on sera, quelle sera notre forme, il y a une légère tension mais elle est joyeuse et stimulante. En tout cas pour moi. Et j'adore ça.

Comme nous prenons peu de vacances et qu'elles sont généralement en Normandie, avec de fait des choses sérieuses à faire, de celles qu'on fait dans un chez soi, c'est un bonheur et un réel congé du quotidien que d'aller quelque part pour une course. 

Et pour cette fois j'avais opté pour une petite folie (raisonnable) financière : l'hébergement dans le complexe sportif et hôtelier qui fait partie de l'organisation de la course. Départ sur place !

Une chambre spacieuse et belle comme nous en connaissons rarement 20190712_173552

une vraie piscine dans le complexe même - le luxe inouï de quasi descendre en maillot de bain, et pour une vraie piscine où l'on peut nager pas seulement faire trempette -. 

Nous fêtons ainsi nos trente ans de mariage. J'espère que la course sera une fête aussi. J'appréhende la longue distance, mais j'ai envie de m'y confronter. 

J'eusse aimé avoir une vie de nomade du sport, avec la santé fragile de ma jeunesse et la béta-thalassémie même mineure, ça n'était pas envisageable. D'autant plus que "mon" sport était le football et qu'il commence seulement plus de quarante ans plus tard à être reconnu pour les dames. Alors je me rattrape sur le tard, à petite échelle mais beaucoup mieux que rien, grâce au triathlon et à la course à pied. L'air de rien, à bas bruit, en attendant mon heure, j'en aurais accompli des espoirs de ma vie. 

Peut-être qu'il y a là une force à transmettre : si quelque chose nous tient profondément à cœur, et dépend de nous que ça devienne possible en assez grande partie, il convient de ne pas la perdre de vue et de porter son effort dans sa réalisation dès qu'elle devient accessible. Parfois, ça prend quarante ans. C'est tout. 

À part ça, il y a toujours cet effet en arrivant en Belgique de rentrer chez moi. Peut-être faudra-t-il qu'enfin un jour je coïncide. 


Ce texte est capital

 

    Je me permets exceptionnellement de le citer in extenso car il est important que le plus de monde possible le lise et sache : 

L'original est
Article de Gerald Markowitz et David Rosner dans "Le Monde" 

Contaminations : « Les zones mortes, prélude d’une planète sans vie »

Les dégâts environnementaux infligés par l’homme sont irréversibles, alertent Gerald Markowitz et David Rosner, deux historiens des sciences américains, dans une tribune au « Monde ».

LE MONDE |  • Mis à jour le  |Par Gerald Markowitz (historien des sciences) et David Rosner (historien des sciences)


 

La rivière Athabasca (Canada), d’après une photographie de Samuel Bollendorff.

[Dans le cadre de notre opération « Contaminations », nous avons sollicité deux historiens des sciences, Gerald Markowitz (John Jay College of Criminal Justice) et David Rosner (université Columbia à New York) qui ont consacré toute leur carrière à l’étude des pollutions industrielles, notamment le plomb et les polychlorobiphényles. En janvier, les deux Américains ont mis en ligne des milliers de documents internes de firmes (« Toxic Docs ») qui dévoilent les stratégies des industriels pour dissimuler ces crimes environnementaux. Ils lancent une mise en garde sur les conséquences tragiques de notre usage de la planète.]

La planète est un endroit remarquablement résilient. Au fil des siècles, l’homme en a détruit les forêts naturelles, brûlé les sols et pollué les eaux pour finalement constater que, dans l’ensemble, la planète s’en remettait. Longtemps, les villes se débarrassaient de leurs déchets dans les rivières, tandis que les premières usines construites le long de leurs rives disposaient de ces cours d’eau comme de leurs propres égouts ; autrefois sans vie, ces rivières peuvent retrouver une vie foisonnante pour peu qu’on leur en laisse le temps.

Ceux d’entre nous qui ont atteint un certain âge et ont grandi à New York se souviennent sans doute des bancs de poissons morts qui venaient s’échouer sur les rives de notre fleuve Hudson, zone morte il y a peu encore, et aujourd’hui si belle. Les forêts, rasées pour laisser place à des champs, reviendront vite une fois l’homme parti. Il suffit de se promener dans les bois verdoyants de la Nouvelle-Angleterre et d’imaginer, comme le poète Robert Frost, être les premiers à s’émerveiller de leur beauté pour tomber aussitôt sur des ruines des murets de pierre qui clôturaient autrefois les pâturages.

UNE NOUVELLE RÉALITÉ ÉBRANLE LES FONDEMENTS DE NOTRE DROIT DE POLLUER À VOLONTÉ EN CROYANT QUE LA NATURE FINIRA PAR TRIOMPHER

C’est alors seulement que nous en prenons conscience : ces arbres sont encore jeunes, et, il n’y a pas si longtemps, l’homme dénudait ces terres pour y développer pâturages et cultures. Nous nous sommes consolés en pensant que l’on pouvait gommer les atteintes que nous infligeons à l’environnement et que la nature pouvait guérir, à condition de la laisser en paix et de mettre fin à nos comportements destructeurs.

Mais une nouvelle réalité ébranle les fondements de notre droit de polluer à volonté en croyant que la nature finira par triompher. Et de plus en plus, cette réalité met au défi ce réconfort sur lequel nous nous étions reposés. Au cours du XXe siècle, nous avons non seulement modifié la surface de la Terre pour satisfaire notre dessein, mais nous l’avons fait de manière irréversible, au point qu’elle pourrait menacer notre existence même. Nous avons créé des environnements toxiques en faisant usage de technologies inédites et de matériaux de synthèse que la planète n’avait jamais connus.

Lire aussi :   A Anniston, les fantômes de Monsanto

Au début du XXe siècle, des usines gigantesques employant des dizaines de milliers d’ouvriers ont remplacé la fabrication à domicile et les artisans qualifiés pour devenir les lieux de production de nos vêtements, de nos chaussures et d’une myriade d’objets de consommation. La quasi-totalité des objets de notre quotidien provient de ces usines, depuis les plaques de plâtre jusqu’aux revêtements de toit et de sol en passant par nos ordinateurs ou nos environnements de travail. Dans notre cadre de vie, il n’y a rien, ou presque, qui ne sorte pas d’une usine.

Nous savons depuis longtemps que nombre de ces matériaux sont toxiques et peuvent détruire des vies. Si la nature peut se régénérer, certaines de ces substances toxiques tuent des travailleurs qui, eux, ne peuvent pas reprendre leurs vies : dans l’industrie, les ouvriers sont frappés depuis plus de deux siècles par ce fléau qu’est l’empoisonnement au plomb contenu dans les pigments des peintures ; on sait depuis le début du XXe siècle que le mercure tue les travailleurs ; et la poussière de charbon est identifiée comme cause de cancer du scrotum depuis l’époque de William Blake [artiste britannique de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècle].

AUJOURD’HUI NOUS SOMMES PEUT-ÊTRE CONFRONTÉS AU SACRIFICE DE L’ENSEMBLE DE LA POPULATION

Mais les matériaux que nous fabriquons en usine n’ont plus rien à voir avec les produits naturels dont ils sont dérivés. Ils sont à l’origine de maladies nouvelles et de dangers auparavant inconnus. Ce sont les ouvriers qui, pour l’essentiel, ont payé le prix de la découverte de ces maladies : angiosarcome du foie causé par l’exposition au chlorure de vinyle monomère, élément constitutif des plastiques PVC ; mésothéliome causé par l’inhalation de poussière d’amiante ; leucémies causées par l’exposition au benzène et à d’autres hydrocarbures aromatiques.

Nous avons toujours sacrifié les travailleurs, victimes d’accidents industriels et de produits chimiques toxiques, mais aujourd’hui nous sommes peut-être confrontés au sacrifice de l’ensemble de la population. Plastiques et produits chimiques : des produits de synthèse que ni l’être humain ni la planète n’avaient côtoyés avant le XXe siècle sont maintenant déversés en permanence sur nos sols, dans les océans et dans l’air. Ces polluants provoquent des maladies, anéantissent les espèces et mettent l’environnement en danger.

A Anniston, plus de 50 ans maisons et deux églises ont été rasées. Tout le monde est parti. Ici, on peut relever des taux de PCB 140 fois supérieurs aux limites tolérées .

Dans les années 1980, les scientifiques ont identifié les impacts environnementaux majeurs de cette cupidité : pluies acides menaçant nos forêts, trous de la couche d’ozone laissant les rayonnements dangereux atteindre la surface de la Terre. Nous avons permis aux industriels de faire usage de notre monde comme de leur décharge privée et la source de leurs profits au point de menacer l’existence même de la vie telle que nous la connaissons. Des espèces disparaissent à un rythme inédit ; les températures moyennes augmentent sur toute la planète, entraînant guerres, famines et migrations de masse.

NOUS SOMMES EN TRAIN D’ENGENDRER UN MONDE DYSTOPIQUE OÙ SEULS LES PUISSANTS ET LES RICHES SERONT EN MESURE DE SURVIVRE, CLOÎTRÉS DERRIÈRE LES MURS DE LEURS ENCLAVES PRIVILÉGIÉES

Nous avons accepté que les ouvriers et le reste de la population soient les principales victimes de cette cupidité, mais nous risquons désormais d’accepter que des régions entières deviennent inhabitables. Tchernobyl (Ukraine) et Fukushima (Japon) sont sans doute les cas les plus connus. Mais le péril, en Europe et aux Etats-Unis, n’est plus un secret : Anniston (Alabama), Dzerjinsk (Russie), les océans et d’autres endroits à travers le monde sont pratiquement devenus des zones mortes où les produits industriels ont endommagé l’environnement de manière irrémédiable.

Alors que nous observons les effets du réchauffement climatique submerger les nations, de nouvelles questions, d’ordre plus existentiel, surgissent aujourd’hui. Nous produisons des matériaux « contre nature » pour l’être humain et la planète ; leurs conséquences sont irréversibles et rendent la vie impossible pour des millions de personnes. Nous sommes en train d’engendrer un monde dystopique où seuls les puissants et les riches seront en mesure de survivre, cloîtrés derrière les murs de leurs enclaves privilégiées. La planète est certes résiliente : elle continuera de tourner sur son axe et d’accueillir la vie. Mais que cette vie prenne la forme d’êtres humains, rien n’est moins sûr.

(Traduit de l’anglais par Gilles Berton)

Gerald Markowitz est professeur d’histoire émérite au John Jay College of Criminal Justice et au Graduate Center de l’université de la ville de New York ; David Rosner est professeur de sciences socio-médicales et d’histoire à la Graduate School of Arts and Sciences de l’université Columbia à New York.