C'est grâce à Anne Savelli qui dans son Faites entrer l'écriture du dimanche 2 mars a évoqué l'auteur de son premier manuel de lecture, que je me suis mise enfin sérieusement en quête d'un livre de "Lecture suivie" qui m'avait marquée à l'école.
Ce n'était pas la première fois que j'y pensais, tant il était un souvenir ancré et fondateur dans mon expérience de lectrice.
Je crois même avoir déjà effectué quelques recherches. Seulement je manquais d'informations essentielles et je recherchais plutôt un exemplaire d'occasion de mon manuel scolaire d'autrefois.
Le souvenir le plus précis que j'en avais, fors l'histoire, était ... la nature du papier. Glacé et qui gondolait légèrement et dont j'aimais l'odeur (du papier et de l'encre mélangées).
Et puis cette fois-ci a été la bonne car j'ai retrouvé un site de maison d'édition qui s'est spécialisée dans la réédition fraîche d'anciens manuels avec les moyens actuels. Peut-être même est-ce du print on demand.
Alors j'ai parcouru méthodiquement leurs listes et j'ai soudain retrouvé "mon" manuel inoubliable.
Of no surprise, il venait d'un auteur de qualité, et quand j'ai constaté cela je n'ai pu que penser Bon sang mais c'est bien sûr !
Pour qu'un bouquin scolaire m'ait tant marquée, pour que j'aie pu lire d'une seule traite toute l'histoire, ce qui m'aura valu tant d'heures d'ennuis ensuite (en plus que mes petits camarades lisaient mal, je trouvais, et je piaffais que ça soit enfin mon tour de faire une vraie lecture qui respecte l'histoire, lequel ne venait presque jamais au prétexte que je n'en avais pas besoin). Mon étonnement de constater que j'étais la seule ou l'une des deux seules à avoir tout lu, et que les autres étaient ébahis alors que ce qui me stupéfiait était qu'on puisse avoir résisté à l'envie irrépressible de lire la suite.
Il s'agissait donc de l'ouvrage "Le relais des cigales" par Paul-Jacques Bonzon (1).
Première surprise : j'étais persuadée que c'était la lecture suivie de la classe de CE1 et ... je m'aperçois que c'est un manuel de cours moyens.
Or je me souviens de l'avoir lu en partie dans une salle de classe du rez-de-chaussée de l'école. C'était les classes de CP et CE1.
Au CE2 nous étions à l'étage. Et du CM1 et CM2 j'ai de vifs souvenirs puisque j'étais alors sous l'égide d'une de ces institutrices qui marquent avec bonheur une vie.
L'hypothèse que je fais aujourd'hui serait d'une lecture de CE2 faite dans une salle de CE1 à l'occasion d'une absence de l'institutrice titulaire et qu'on nous avait distribué dans les classes des autres, avec consigne de nous tenir sages. Que j'en ai profité pour hacker l'entièreté du manuel, me ressemblerait bien. J'étais de ces enfants qui guettaient le coucher parental pour rallumer la lumière et lire lire lire jusqu'au sommeil tombant.
Avant d'en entreprendre la relecture, je note ici ce dont je me souvenais :
Le jeune héros vivait avec ses parents dans une station service d'autoroute sur l'autoroute du soleil dans le sud de la France. Il avait un chien. Il aidait ses parents en servant à la pompe (3) sur ses heures non scolaires.
Le chien se faisait écraser par une voiture. Le garçon était très triste.
J'avais un vague souvenir d'échanges épistolaires avec de ses amis (4). Puis sa mère mourrait, son père ne pouvait pas à la fois travailler et s'occuper de lui, et il était envoyé chez des personnes de sa famille qui vivaient à Paris. Et le livre racontait l'arrachement et ses efforts d'adaptation. Les gens n'étaient pas spécialement méchants, mais il n'était "pas d'ici", il avait l'accent et la grande ville était une géographie pleine de dangers. Il s'en sortait en buchant dur à l'école.
Je ne me souvenais pas d'une fin, mais d'une victoire de type avoir tenu bon.
Il me semblait qu'il était fils unique ou qu'il avait une petite sœur bien plus petite et qui ne pouvait être un soutien.
Relecture faite, il est amusant de constater que ma mémoire n'était pas si mauvaise, mais pas exacte non plus.
Les illustrations qui sont des fac-similés de celles de l'édition d'origine me sont revenues.
J'y comprends plein de choses qui m'ont formée et qui me convenaient, même si au moment de ma lecture cela évoquait un monde déjà différent (5). Dont une solidarité très belle entre gens de bonnes volontés, personnes qui travaillent énormément, et qui ne choisissent pas vraiment leurs lieux d'habitation : c'est au gré des emplois des pères de famille.
Parents qui tentent malgré tout de rendre heureux leurs enfants. Solidarité familiale qui va de soi.
J'ai eu les larmes aux yeux plus d'une fois.
Les péripéties et les drames ne surviennent pas par effet de nuisance de la part d'un "méchant", mais par coups du sort (perte d'un emploi, bêtise d'un enfant, accident ...) et les gens s'entraident pour s'en sortir. Ils sont toutes et tous soucieux les uns des autres. Le père de famille n'est pas autoritaire. Les adultes sont fiables.
L'histoire est plus subtile que dans mon souvenir, il y avait même une sorte d'idylle naissante entre le jeune héros Jean-Lou et une certaine Suzy. Je m'identifiais pourtant bien avec cette amitié ++.
Le fait de tenir un relais de pompes à essence était déjà consécutif à un premier déracinement, celui d'un petit village où la famille semblait établie de longue date et dont l'employeur principal, une filature, fermait.
Le chien s'appelait Piboule et effectivement il mourrait à cause d'avoir traversé la route.
Le relais initial n'était pas sur l'autoroute du soleil mais sur la nationale 7. Ensuite le père de Jean-Lou se voit proposer une promotion et le nouveau relais, du même nom, est bien sur une aire de la toute nouvelle autoroute du soleil. Mon souvenir était donc faux / pas si faux.
La mère de famille ne meurt pas mais elle est gravement brûlée en tentant d'arracher son plus jeune fils aux flammes que l'enfant avaient déclenchées en ne se méfiant pas de l'essence (et en n'étant pas assez surveillé car les deux parents travaillaient et l'aîné était absent).
Jean-Lou avait effectivement un sibling trop petit pour lui tenir réellement compagnie. Mais c'était un petit frère et non pas une petite sœur. Je crois que j'avais dû un peu trop m'identifier.
Oui l'envoi à Paris, Bobigny plus précisément.
Mais il y avait eu un épisode de vacances en Espagne. De façon amusante, je sais à présent d'où je savais à quoi ressemblait Cadaquès (quand mon ami François m'en avait dit tant de bien), c'est dans ce livre-là.
Il y avait une description parfaite de comment on se rend compte que l'on sait nager et la griserie que ça procure et ça, je m'en souvenais.
Le garçon s'en sortait à plusieurs reprises grâce à son excellence scolaire. C'est quelque chose qui me parlait.
Je n'avais aucun souvenir de l'ami algérien que Jean-Lou se faisait à Paris.
Mais je crois que ça me parlait aussi.
À sa manière désuète, le livre était féministe (pour son temps) et antiraciste. Ça ne m'étonne pas que je l'aie tant aimé.
Pour un manuel scolaire, c'est drôle, il se termine par la phrase Vive les vacances !
Je lis sur sa page Wikipédia qu'il fut instituteur, je comprends mieux la délicatesse et la justesse de ses attentions. J'apprends qu'il est mort en 1978 soit probablement deux ans environ après son passage à Taverny au collège en tant qu'auteur invité. Et comme c'était avant les internets et que sa renommée n'était pas si grande qu'elle lui aurait valu des articles dans les médias mainstream, je suppose que nous n'avions pas su son décès. J'apprends aussi qu'il venait de Saint-Lô. Me voilà peu surprise d'un socle commun de façons humanistes de penser.
Je pense, comme Le jardin de paradis (CP, CE1) précède de peu Le relais des cigales (CM1; CM2) que peut-être j'avais eu droit de lire le second même s'il n'était pas pour ma classe, et tout simplement parce que j'avais trop vite terminé le premier. À l'époque, en primaire, les ouvrages scolaires nous étaient prêtés par l'établissement. C'est pourquoi je n'avais plus d'informations sur celui-là. Peut-être même qu'il m'avait été prêté très temporairement car un peu en dehors des clous.
Je sens que je vais avoir envie de lire ou relire d'autres ouvrages de l'auteur.
(1) Lequel fut le premier auteur vivant (2) que j'ai rencontré, lors d'un événement organisé par mon collège de banlieue quelques années plus tard. Et fut l'occasion d'un de mes premiers combats féministes. Hélas perdu. Mais ça devrait faire l'objet d'un billet en soi.
(2) J'ai longtemps cru, à cause de grandir avant les internets, n'être pas issue d'un milieu favorisé, de l'enseignement scolaire tourné vers les classiques, que les auteurs étaient forcément de vieux messieurs morts d'un autre temps. Sauf Hergé parce que je l'avais entrevu sur un sujet d'informations à la télé (ses retrouvailles avec l'inspirateur de Tchang ?) et Agatha Christie, of course.
(3) C'était avant les pompes automatiques et l'usage des cartes bancaires, et un temps où les enfants devaient aider les parents dans leurs tâches dès qu'ils étaient en âge de le faire. Ça allait de soi.
(4) Là aussi, chose courante à l'époque. Et j'avais moi-même des correspondances avec cousines et amies et amis quand nous partions en vacances. Aucun souvenir de rationnement financier sur les timbres, je pense que comme pour les livres et avoir de bonnes chaussures, les parents pensaient que c'était important et à encourager.
(5) Par exemple, un garagiste pouvait n'avoir pas les moyens de se payer une voiture. Les téléphones (fixes, bien sûr) étaient rares, un message urgent passait par l'envoi d'un télégramme.