Tu sais que tu es vieille
14 décembre 2013
C'est une amie qui postait ce matin un statut évoquant une session de formation qu'elle a effectuée toute une journée pour enseigner semble-t-il en milieu militaire ou carcéral ou quelque chose de ce genre, puisqu'elle parle d'"une horde de mecs dans la force de l'âge enfermés depuis des mois", signale que "pas un ne moufte" et en conclut qu'elle est "définitivement vieille".
Nous avons à peu de choses près le même âge elle et moi.
Ça m'a sans doute trotté dans la tête tout au long de la journée, mais comme pour moi elle fut belle, active, que j'y ai à nouveau croisé un homme que je pourrais aimer (1), que j'ai eu deux impromptus très chouettes, que j'ai fait ce que j'aime, ça aurait plutôt été pour me dire, Allons bon pas tant que ça.
Et puis au soir j'ai voulu, présomptueuse, finir par un concert dont j'attendais trop. Et pas du tout les conditions d'écoute que l'on nous réservait : debouts, tassés dans une petite salle (privatisée) enfumée. Je ne suis pas partie parce que je n'aimais pas la musique, je suis partie parce que tout simplement je ne pouvais pas tenir ainsi plus longtemps. Autour de nous que des personnes jeunes qui ne semblaient pas même être conscientes qu'elles fournissaient physiquement un effort.
D'où ce billet.
* * *
Tu sais que tu es vieille quand :
- une succession de petits dysfonctionnements physiques obèrent ta pratique sportive pourtant mesurée et régulière : un genou fait souffrir, plus tard une hanche, une épaule s'endolorise de tendinite, un dos te rappelle son existence vertébrale ;
- un homme te fait la cour élégamment pendant des mois pour t'écrire in fine que tu ne l'attires pas, mais que (trop content de t'avoir séduite) il tient beaucoup à toi ; que comme il est ton aîné d'une dizaine d'années tu le trouves crédible lorsque plus tard il te confie que l'amour c'est fini pour lui (mais qu'à toi il tient tant) et pitoyable quand il te quitte pour une femme qui correspond à son cahier des charges sexuel, (devenu) si restrictif, qu'il t'avait un jour détaillé comme pour s'excuser. Plus jeunes : je n'aurais pas été à ce point peu attirante, ni lui très vraisemblable en malheureux impuissant.
- tu sais toi aussi enfin écrire des déclarations d'amour. Plus personne hélas n'éprouve l'envie d'en être le destinataire ;
- tu lis des entrefilets sur des sites d'infos sans plus savoir s'il s'agit de canulars ou de la réalité. Comme si ton filtre à second degré par rapport aux monde présent était périmé ;
- tu ne te souviens plus comment c'était la dernière fois. Et il semble de plus en plus probable que cette dernière fois soit LA dernière fois ;
- tu ne te souviens plus du goût de certaines boissons ou aliments, ni de si tu as vu ou lu certains livres ou films ou vu ou écouté certaines musiques ou opéra.
- tu es allée au moins une fois à un concert de Madonna qui ne coûtait pas cher et qui durait longtemps.
- tu quittes un concert non pas à cause de la musique, même si elle te déçoit un peu, qu'à cause des conditions d'y assister, debout, pressée, enfumée dans un lieu exigu : tu as beau être une non-fumeuse tolérante et sans problème avéré de respiration, tu ne tiens plus le coup. Tu sais pour l'avoir vécu sans trop t'en tracasser (2) 20 ou 25 ans plus tôt que c'est toi qui n'es plus apte.
- tu sais qu'il est inutile pour le genre d'emploi que tu cherches d'envoyer à de purs inconnus ton CV : même s'il n'y est pas inscrit ton âge s'y devine, et personne sans t'avoir vue, avec un corps malgré tout encore solide et cette énergie que t'accorde la passion, ne songera à t'appeler, même si tu es à 17 ans d'être théoriquement retraitée (3).
- tu aimes lire. Même sur du papier.
- tu utilises parfois pour les mots une orthographe qui fait croire aux autres (4) que tu as fait une faute. Ce n'est pas sauvagement la clef du succès.
- tu traverses toujours dans les clous.
- tu préfères cuisiner au gaz.
- tu as connu en France le lait pasteurisé vendu en berlingots (lesquels ont perduré pour les mini-berlingots de lait concentré sucré). En fait j'aimerais savoir quels objectifs ou contrainte (ou au contraire absence de) avaient conduits à une forme si curieuse et peu favorable au stockage familial (pour le stockage en nombre, je vois).
- tu sens que ça surprend tes interlocuteurs si tu emploies certaines expressions. Il est très apprécié que tu les comprennes mais ça passe pas crème quand toi tu les dis. Une sorte de bienséance tacite de confort mental de ceux qui t'écoute requiert désormais que ton chant lexical soit délicatement désuet.
- il en est de même de l'habillement, mais comme tu as toute ta vie durant méprisé les modes et que tu rentres toujours dans tes vieux vêtements, tu as décidé de ne tenir aucun compte - sauf pour un rôle ou éventuellement un entretien d'embauche dans un quartier chic - des étiquettes générationnelles. Ton n'importe quoi est parfaitement assumé. Mais tu sens bien que parfois on te regarde bizarrement. Avantage : en usant tes fringues d'antan tu te retrouves parfois involontairement à la pointe d'une tendance renaissante. Et à peu de frais.
- tu n'es à l'inverse pas toujours immédiatement comprise lorsque tu emploies des expressions idiomatiques ou dérivées de dictons qui pour toi sont encore courantes. Tu sens que séparer le bon grain de l'ivraie a pris pour les moins de vingt ans un tour très abstrait. Et te demandes un peu par quelle magie "décrocher le téléphone" fait pour eux toujours sens. Le fin du fin du marquage de passage de cap est lorsque les jeunes utilisent des locutions que ton propre daron employait mais pas toi parce qu'elles étaient alors périmées. Ce qui signifie que tu as survécu à un cycle lexiqual complet.
- les nouveaux-nés dans leur façons d'être mis au berceau ont eux aussi effectué un tour complet voire un tour et demi (de ton temps on recommandait de les coucher sur le dos, puis sur le côté, puis sur le ventre, puis sur le dos et à nouveau sur le côté). Et tu es assez âgée pour savoir que ledit bébé s'en fout royalement qu'à part aux tout premiers temps de sa vie sur terre, les parents retrouveront dans des tas de positions parfois fort éloignées des recommandations académiques du moment.
- ton prénom n'est plus porté par aucun enfant de moins de 12 ans ou au contraire tu n'arrêtes plus de te retourner en croyant que l'on t'a hélé, surtout en traversant les squares pourvus d'une aire de jeux.
- les clubs de gymnastiques tentent d'ératiquer de leurs grilles les cours qui correspondent au type de danse, assez exigeant, que tu as toujours pratiqué.
- tu as vu à la télé en direct le premier homme qui marchait sur la lune. Et tu t'en souviens.
- il ne serait pas si surprenant ni choquant que tu sois déjà morte ; et qu'une biographie serait (déjà) garnie.
- tu n'as ni tatouage, ni piercing, seulement les cicatrices que la vie gratuitement t'a fournies.
- tu refuses obstinément de porter des vêtements avec en gros un nom de marque dessus (à moins que ladite marque ne te paie très cher pour servir de femme-sandwich)
- tu vois bien que ça surprend les autres que tu saches utiliser certains trucs
(et parfois mieux qu'eux).
- tu oublies de rappeler ta mère.
- le pharmacien retient une question quand tu lui présentes ton ordonnance pour la pillule contraceptive. Au point que tu aurais presque envie si tu te sentais plus en forme de lui demander avec le plus grand sérieux un test de grossesse (5).
- sans manger tant que ça, ni attendre d'enfant, tu prends du bedon.
- le lait hydratant que tu utilises depuis le siècle dernier ne sera bientôt plus produit. Plus personne ne l'utilisait, te dira sérieusement la vendeuse sans même songer que puisque tu le demandes toi si.
- ton besoin de chaleur devient pénible aux autres qui baissent les radiateurs dès que tu t'absentes - qu'ils aient trop chaud ou un souci d'économie plus fort que toi -. variante : la fenêtre des toilettes qu'il t'est pénible en hiver de trouver ouverte quand tu souhaites faire usage des lieux.
- celui qui dit t'aimer ne sait plus trop comment te le prouver (mais qui pourrait commencer par penser à remettre plus fort le chauffage avant ton retour ; ce serait cool hot).
- tu éprouves, à part l'été, le besoin de le laver les mains à l'eau chaude.
- tu as des bouffées d'enfance (6), au cours desquelles oubliant que ta carcasse ne présente plus tout à fait les mêmes caractéristiques qu'autrefois tu effectues des gestes hier encore anodins, qu'aujourd'hui elle ne supporte plus. En particulier tu oublies qu'il te faut mettre deux fois plus d'énergie pour obtenir une hauteur équivallente de saut par rapport à ta décennie précédente.
- pour peu que vous ayez des âges voisins, les hommes de ta vie n'ignorent rien des effets secondaires du viagra et il leur arrive par ailleurs d'avoir des envies urinaires aussi pressantes que celles que t'ont faites éprouver les grossesses. Tu as beau te dire, après tout chacun son tour, ça te rend triste, mais triste. Et tu fais preuve de l'indulgence que tu eusses aimé qu'on t'accordât.
- tu emploies à l'écrit, si tu ne te surveilles pas, des verbes au passé simple, voire au subjonctif imparfait.
- tu as appris l'allemand au collège public parce qu'alors c'était courant (et l'allemand et d'être "dans le public"), participé à un échange dans le cadre d'un jumellage et retrouvé via facemuche 35 ans plus tard la trace de ton ancienne corres. (ce qui blague à part t'a fait rudement plaisir car vous vous étiez perdues de vue par effet des vies de jeunes adultes trop remplies et que vous aimeriez vous revoir).
- au fond de toi le retour prématuré d'une soirée prometteuse, par exemple à cause d'un concert inconfortable, est correctement consolé (du moins l'hiver) par la perspective de retrouver plus tôt et ton lit et ta couette pour y lire ou dormir.
- ta seule ambition à partir de novembre est de survivre jusqu'au printemps.
(et qu'au printemps tu tombes au désespoir parce que tout le monde se (re)met à être amoureux mais que tu restes hors jeu(x) même si on t'accorde parfois un strapontin au banc des remplaçantes).
- tu peux dire sans mentir que tu as connu le monde du vivant du président Kennedy (7).
- tu tentes de te dire que tu n'es pas si vieille que ça puisque tu n'as pas voté pour François Mitterrand en 1981 : à six mois près, tu n'en avais pas le droit.
(1) La réciproque est fausse mais au moins c'est clair et net, je le sais. Le voir cependant me réconforte : je conserve grâce à lui plus encore que par d'autres l'illusion qu'il existe des hommes brillants mais bons et attentifs à leurs prochains et peut-être même respectueux des femmes (là, je vais sans doute un peu loin). Et que ce que j'ai vécu n'a pas éteint en moi tout désir.
(2) Mais avec des lendemains qui déchantent.
(3) La face ensoleillée de cette sombre médaille est de constater que qui te connait et t'as vu bosser de soutient. Et du coup c'est d'autant plus réconfortant et valorisant que si ça allait de soi.
(4) sauf à ton grand-père s'il est encore de ce monde.
(5) Occurrence qui d'un strict point de vue technique serait d'une probabilité non nulle. Mais pour combien de temps ?
(6) Très bien décrites par Daniel Pennac dans son "Journal d'un corps".
(7) En vérité fort peu, mais néanmoins.