Quoiqu'il advienne


    Cette rencontre accordée par l'amour des livres, quelle que soit la suite que la vie y donnera, aura eu sur moi un effet salutaire de sortie de deuil. 

C'est comme après une rupture subie, on ne peut pas (je ne connais qu'un seul cas (grand sourire pour qui se reconnaîtra)) passer directement d'un chagrin affectif à une nouvelle passion (qu'il s'agisse de l'amour des amoureux ou simplement d'une très profonde et intime amitié). Après Livre Sterling qui s'était achevée par une fin la fin de l'endroit lui-même, et donc quelque chose d'absolument irréversible, il était en fait impossible (mais je l'ignorais) de me retrouver pas juste bien (1) mais heureuse, remplie d'allégresse et d'énergie en partant au travail, rieuse le soir en me souvenant des bons moments, oubliant les mauvais quasiment dans l'instant, fatiguée mais fière de l'être. 

Le Rideau Rouge et ses oiseaux auront marqué la charnière, j'étais à nouveau capable de me replacer même provisoirement, dans cette force-là. Se lever dans l'élan et le petit suspens de la journée à venir (Qu'est-ce qu'ils [les fournisseurs, les clients ...] vont [me] faire aujourd'hui ? (air de vieille institutrice devant sa classe de galopins) ?] et non sur la défensive (Pourvu que je tienne le coup malgré les 18 cartons prévus pour l'opé de Pâques), dans le plaisir de retrouver les partenaires et amies de boulot. Seulement c'était sans lendemain possible, et tant mieux puisque ça signifiait le retour de l'absente comme prévu et que tout allait bien.

Et là, voilà. Depuis mercredi je sais qu'à nouveau je peux me sentir à ma place quelque part, que ça n'était pas définitivement fini, ce ressort-là en moi, pas mort. Il fallait, en plus que cet endroit existe, que le temps de deuil travaille et passe.

Cette récupération de facultés que j'avais crues perdues pour toujours et à jamais en a entraîné deux autres, celles d'un chagrin affectif que je peux à présent regarder de loin - je viens d'archiver tous les messages sans un pincement de cœur, c'est bon, c'est clos, c'est du passé - et celles du deuil, celui-là réel et loin d'être achevé mais désormais calme pour Honoré. C'est comme s'il m'avait soufflé, Vas-y n'attends pas, prends le train ! et qu'il s'éloignait doucement, son boulot d'âme de bon copain fait.

Par ricochet j'ai pu m'attaquer avec une efficacité décuplée aux grands rangements nécessaires : je peux revoir des notes de l'époque de l'avenue Franklin Roosevelt, des messages du Grand Belge ou de V. (mais ceux-là, ça fait déjà un moment), des cartes de vœux que Philippe nous dessinait, sans avoir les larmes aux yeux, mais bien plutôt le sourire aux lèvres de qui peut se dire Ç'aura été parfois rude, mais j'ai eu une bonne vie. (et sans un seul instant d'ennui, sauf jadis à "l'Usine").

Il faut à tout prix que je me prépare mentalement pour ne pas retomber dans la peine si finalement les choses ne se font pas. Ou d'autres, mais moins satisfaisantes (2).

 

(1) Comme aux débuts de l'autre librairie avec Anne, Marguerite, Olivier et Sébastien
(2) Ce truc curieux de la vie, toujours vérifié, qui fait que dès lors que quelqu'un quelque part s'intéresse à vous, d'autres qui n'ont rien à voir, aucun lien, le font aussi. Ce qui vient d'arriver également à ma fille qui s'est retrouvée à dédaigner un stage pour une revue prestigieuse tout simplement parce qu'elle avait mieux et que c'était déjà en cours.


"Je n'y peux rien"

 

    C'est ce billet de Couac ou plutôt un détail dans ce billet qui m'y a refait penser ; elle est la première personne que je lis raconter un accouchement d'une façon qui me fait sourire, chapeau bas. Mais là n'est pas la question pour ici pour l'instant. Ce qui m'a déclenché un souvenir c'est cette phrase-ci : 

"L'infirmière qui poussait la chaise me demandait si c'était le premier puis me disait une chose dont je ne me souviens plus mais me donnait la mesure de ce que j'étais en train de vivre et me filait un peu froid dans le dos."

Il m'est arrivé aussi que l'on me dise quelque chose dans un moment si intense, ou quelque chose de si important que je ne sois plus capable de m'en souvenir mais uniquement de l'effet fait.

C'était en décembre 2005, ma fille était à la maison, malade, en attente d'une hospitalisation prévue mais il fallait qu'un lit se libère. À un jeu concours, que je l'avais peut-être poussé à faire histoire de lui changer les idées (1) elle avait emporté une BD, mais il fallait aller la chercher à un salon du livre bizarre qui se tenait à la préfecture (ou à la mairie) de Nanterre. 

Je récupère la BD, en fait c'était clairement un truc promotionnel pour tenter d'attirer les jeunes à acheter d'autres trucs, mais en expliquant qu'elle était malade, j'ai pu avoir l'objet. 

V. (2) faisait partie des auteurs invités. Mais c'était ce genre d'endroit où l'on entasse pleins d'auteurs avec une pile de leurs bouquins et une pancarte à leurs noms et où la plupart d'entre eux n'ont personne pour venir les voir alors que quelques-uns attirent tout le monde. Elle n'était pas seule il y avait une professeure à la classe de laquelle elle avait rendu visite peu de temps auparavant et qui passait l'en remercier. Nous avons échangé quelques mots par après, brefs, d'autres personnes s'approchaient et je voyais bien qu'elle était malheureuse d'être là à perdre son samedi après-midi. Moi-même je n'étais pas très bien car quand j'avais téléphoné pour dire à ma fille C'est bon j'ai ton bouquin !, j'avais appris que son père estimant qu'elle allait assez bien pour ne pas faire de malaise s'était absenté pour aller à son sacro-saint club de pétanque et qu'en gros c'était le petit frère, 10 ans, qui veillait. Alors j'avais dû dire à V. que je passais juste pour faire la bise - depuis un moment on devait se voir, mais elle avait fait un voyage en Inde puis obtenu un prix, et ça avait été le tourbillon et de mon côté pour les raisons médicales évoquées plus d'autres, plus un moment malheureux dans notre vie de couple, plus des moments pas faciles au boulot, ça avait été le tourbillon aussi (mais d'un autre genre) ), que ma fille était malade, la BD, tout ça, mais que je devais vite rentrer.

Elle m'a répondu quelque chose que je n'ai pas compris ou plutôt que j'ai oublié aussitôt qu'il fut dit, mais qui m'a peinée, semblé glacé, et comme pour l'infirmière de Couac, fait froid dans le dos. C'était quelque chose qui ne lui ressemblait pas.

De toutes façons on se disait au revoir, j'ai vite filé. Ou juste pris le temps d'acheter deux livres pour des cadeaux précis (une amie en Californie, ma nièce en Normandie).

Les jours d'après, une fois passée cette période interminable de l'attente de l'hospitalisation, j'ai encore attendu, mais de l'amie, un message qui n'arrivait pas ; il me semblait pourtant qu'elle m'avait dit qu'on allait se voir, Je t'écris. 

J'ai tenté de me souvenir de ce qu'elle m'avait dit d'autre. Cette phrase qui m'avait peinée. Mais rien, blanc complet. Peut-être quelque chose comme "Je n'aurais pas le temps avant le mois d'après" ?

Quand les santés se sont arrangées, j'ai envoyé un mot pour dire, tout va mieux. 

Pas de réponse. Et la rupture deux mois après, lors de retrouvailles dans un lieu professionnel collectif (où là non plus je ne venais pas spécialement pour ça ; je l'ignorais alors, mais je préparais ma reconversion).

Il n'y avait eu aucun signe avant-coureur si ce n'était ce ou ces messages annoncés jamais envoyés (3) et cette phrase qui m'avait peinée, que je n'avais pas comprise - je me souvenais d'avoir pensé Mais pourquoi me dit-elle ça ? - et qui s'était effacée.

J'ai eu d'autres difficultés, un virage de boulot à 90 degrés à accomplir, et si l'absence a brûlé pendant encore longtemps, je n'ai plus pensé aux mots envolés.

C'est un an et demi ou deux ans après que lors d'un déjeuner avec une ancienne collègue, que mon départ précipité de "l'Usine" ensuite m'a fait perdre de vue (je n'avais que son adresse professionnelle sur mon carnet de contacts de la messagerie du bureau et dans le même temps elle est partie en retraite). Je lui disais que lorsque j'avais dû m'absenter pour accompagner ma fille à l'hôpital on m'avait répondu Si tu dois y aller, vas-y, mais tu prends tes responsabilités (4). Alors elle me racontait la difficile période qu'elle avait traversée après le suicide totalement inattendu de son conjoint (au point qu'eût-il été politicien ou homme d'affaires, des doutes auraient pu naître) et son hiérarchique de l'époque à qui elle avait demandé certaines disponibilités, parce qu'elle ne pouvait pas autrement faire face, et qui lui avait répondu quant au drame qui la frappait un très peu réconfortant "Je n'y peux rien".

Et l'effet fait par le voile qui recouvrait l'unité de mémoire qui soudain se déchire et qu'on sait que c'est ce qu'on avait soi-même entendu, dans d'autres circonstances, mais qui avaient quoiqu'en moins grave, blessée. Et aurait pu présager de la suite. Du moins au moins d'une incompréhension (5). Je ne sollicitais rien, je disais simplement que je n'allais pas m'attarder parce que la petite allait mal.

Je crois que parfois notre corps nous protège en refusant d'entendre ou de mémoriser ce qui dépasse notre entendement, ou qui ferait trop de peine (dans le cas d'une rupture unilatérale qui s'annonce) ou de peur (dans le cas de l'accouchement que Couac évoquait) et risquerait de nous empêcher d'agir alors que la situation exige de notre part du répondant.

 

(1) Le genre d'idées naïves qu'on a, parents, quand on voit qu'un de nos enfants va mal très sérieusement. Comme si ça pouvait suffire pour distraire la douleur.

(2) Comme j'ai plusieurs amies qui se prénomment Véronique et qui écrivent je tiens à préciser que le vrai prénom de V. ne commence pas par un V.

(3) Ou en tout cas jamais reçus.

(4) Il y avait du boulot urgent à faire. Mais il y avait toujours du boulot urgent à faire. Les effectifs avaient diminués plus vite que la somme de travail à dépoter.

(5) Alors que nous nous étions toujours comprises au quart de tour. Un peu comme des sœurs qui seraient très proches.

 

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