L'inconvénient d'être libraire, c'est qu'il est parfois difficile de résister à la tentation surtout si l'on sait que le livre qui nous tente ne sera pas présent longtemps. J'ai ainsi craqué aujourd'hui pour "Les mystères du vin" de Noël Balen aux éditions Transboréal et qui ne coûtait qu'une heure de travail (1).
En commençant sa lecture dans la cafétéria de la BNF où je grignotte un morceau avant d'attaquer ma troisième journée (2), je suis restée en arrêt devant cette phrase qui m'a fait le coup de la madeleine, en plus liquide :
"La première fois que j'ai bu le vin sans eau, ce fut avec mon autre grand-père, un montagnard [...]"
Elle suivait quelques paragraphes où les traditions de nos campagnes ou des régions viticoles étaient décrites, celles du moins concernant le vin et son initiation pour quelqu'un de ma génération.
C'était un temps où les adultes, sauf contre-ordre médical qui les faisaient plaindre, buvaient par défaut du vin. On buvait à table de l'eau enfant, puis du vin. Quand un adulte au repas demandait de l'eau c'est qu'il devait prendre un médicament. Mon oncle Étienne faisait exception qui sujet à des migraines coupait le vin d'eau. Et pour quand les enfants grandissaient, pour peu qu'ils en manifestent l'envie, on en faisait autant pour eux.
Je crois que la première fois que j'ai bu du vin coupé d'eau c'était en Italie, un barbera ensoleillé de ceux qu'un de mes oncles rapportait en dames-jeanne de chez le viticulteur et qui était trop bon, si bon aussi pour la santé (ce qui se disait) qu'il eût été dommage que les enfants n'en profitent pas.
J'ai aimé ça. J'avais sans doute déjà cette particularité physique qui me permet de boire sans ivresse (3), je ne comprenais donc absolument pas pourquoi les adultes faisaient tant d'histoires pour empêcher les enfants de boire du vin - car le boire coupé d'eau n'était pas en boire -.
(Il faudrait qu'un jour j'établisse une liste de tout ce que je n'ai pigé que récemment, persuadée que ce que j'éprouvais ou n'éprouvais pas était la norme, la moyenne, alors qu'en fait pas ; entre autre avec l'énergie, je ne savais pas que c'était possible, adulte, d'en avoir trop et d'éprouver le besoin de la canaliser)
Je dois reconnaître que les adultes de mes deux familles paternelles et maternelles avaient la boisson maîtrisée, et si le ton et les rires en cours de repas montaient, je n'avais jamais vu parmi eux personne ivre. Ceux qui l'étaient c'étaient : à la bière d'imprévoyants ados et sinon les pères de famille qui après le boulot prenaient avec les collègues de trop copieux apéro (et donc : du pastis, des alcools forts).
Le champagne, quant à lui, faisait exception, les enfants avaient le droit de boire une gorgée, lorsque l'on trinquait. Il faut dire que le champagne n'était sorti qu'à l'occasion des fêtes, familiales ou générales et que le risque d'accoutumance était conséquemment léger.
On disait : les enfants, les jeunes doivent éviter l'alcool tant qu'ils n'ont pas fini leur croissance. Comme grâce à Giscard d'Estaing (4) on était majeurs à 18 ans, il était en gros considéré qu'à 18 ans on avait enfin le droit de boire comme des grands.
Je crois cependant que la première fois que j'ai bu du vin sans eau date d'avant, que c'était vers 16 ans à un repas de fête à Turin chez mon oncle Nicola et ma tante Paola, ou peut-être dans l'un des somptueux restaurants dans lesquels nous invitait mon oncle Piero, une de ces occasions où le vin proposé était trop bon pour être coupé d'eau et que j'en avais profité pour suggérer que je pourrais peut-être le goûter tel que.
Et je l'avais trouvé âpre mais je m'étais dit que probablement, plus tard, je comprendrais. qu'à un moment donné je deviendrai apte à apprécier des goûts comme ça, compliqués. Des goûts à plusieurs voix. Et j'avais déjà pigé depuis plusieurs années que l'on peut trouver une boisson ou un met divins dès lors que les circonstances qui nous le font découvrir sont des très bons souvenirs en cours de fabrication.
Pour l'heure, si longtemps plus tard, devenue amateure de whiskies, ayant moins d'occasion de goûter les grands vins, je suis reconnaissante à Noël Balen de m'avoir rembarquer dans l'Italie des années 70, la Bretagne ou la Normandie, ces moments de détente où la vie riait et l'avenir, pas notre avenir particulier, mais celui de toute l'humanité semblait plein de promesses et porteur de progrès. Paix et prospérité. La seule menace était la guerre froide, mais même ça nous avions l'impression que ça s'arrangeait (5).
(1) Le hic c'est qu'à force d'acheter des livres qui ne coûtent qu'une heure de travail je cours le risque de vendre chacune d'elles plusieurs fois.
(2) La première étant l'intendance corporelle et ménagère, la deuxième celle de libraire, la troisième celle d'écriture et de lectures instruisantes.
(3) Je n'ai guère eu qu'un peu la tête qui tourne pour mes toutes premières bières, mais la bière y était pour bien moins que l'amour. Je suis d'ailleurs restée fidèle ... à celle qu'il m'avait fait goûter - du moins lorsqu'elle est disponible -.
(4) Du moins c'est sous sa présidence que la majorité légale est passée de 21 à 18 ans, et si les adultes considéraient que c'était de la démagogie, les jeunes, eux, étaient ravis.
(4) Depuis que Nixon, qui avait quand même un méchant côté va-t-en-guerre, avait été contraint par l'affaire du Watergate à démissionner, on se sentait (presque) rassurés.