Le week-end arrive et j'en suis heureuse : j'arrivais au moment où la fatigue risquait à nouveau de déposer une sorte de brume sur ce qui se vivait. Il faut dire qu'il n'y avait pas réellement eu de pause entre la semaine précédente et celle-ci puisque le seul jour de repos théorique avait été fort actif.
Pour la première fois depuis plus de dix ans, et même s'il y a eu du bon entre-temps, et (entre autre) une rencontre primordiale, je me sens soutenue par une brise favorable, ce n'est plus la tempête autour de mon radeau. La région est traversée par des vents violents et de sombres nuages d'amoncellent, mais en local, ça va mieux que ça ne le fut depuis 2003. Je naviguais à vue essayant simplement de ne pas sombrer et voilà qu'à présent je peux à nouveau considérer la carte, sortir les instruments, tenter de m'orienter.
Ces discussions autour du Nobel de littérature participent de cette fragile et brève (je sais que ce temps sans turbulences sera de courte durée) euphorie. Ça fait du bien de se chamailler pour quelque chose de ce genre, ça détend, ça permet de souffler un peu. Le niveau global de violences et duretés a si bien augmenté depuis 2015, qu'on ne peut plus prêter attention à tout ce(ux) qui le mériterai(en)t. Un peu comme dans les transports en commun parisiens dans lesquels désormais pas une rame, pas un train n'échappe au passage d'un mendiant ou d'un autre. Avec la meilleure volonté du monde, on ne peut donner à tous, pour peu que l'on ait eu à faire plus de deux trajets et un peu longs.
Alors se focaliser pendant vingt-quatre ou quarante-huit heures sur un fait de divergence culturelle, c'est sans doute égoïste, mais ponctuellement ça fait du bien, ça permet de reprendre son souffle.
Alors voici une image qui m'a fait rire, dont j'ignore l'origine, je l'ai pour ma part trouvée sur Instagram chez @driverminnie et un texte subtil chez Vincent Message, qui permet à chaque lecteur de poser sa propre réflexion (je fais partie des libraires un peu chagrins, des "mais dans ce cas pourquoi pas Leonard Cohen ?" et de ceux qui savent combien certains écrivains auraient et mérité et eu besoin de la visibilité que donne cette distinction, je fais partie de ceux que ceci amuse néanmoins bien un peu) :
« Le Monde » m’a proposé de réagir à l’attribution du prix Nobel à Bob Dylan. L’intensité des échanges sur les réseaux sociaux porte en quelques heures tout débat à ses points de saturation, et peut donner envie de passer à autre chose. Je pense néanmoins que nous pouvons nous estimer heureux de vivre dans un pays où chacun, à côté de la vie qu’il mène, est aussi sélectionneur de l’équipe nationale de football, ministre de l’éducation nationale et membre du jury Nobel. Je comprends, dans cette polémique, ceux qui disent que d’autres écrivains avaient plus besoin d’une telle reconnaissance, à une époque où la place de la littérature est extrêmement fragile. Je me sens plus loin de ceux qui affirment que Bob Dylan ce n’est pas de la littérature, ou qu’on ne peut pas être chanteur et poète. Mais au-delà de la polémique, j’ai voulu saisir l’occasion de rendre un hommage plus personnel à un très grand artiste, qui compte beaucoup pour moi.
"On raconte que l’été 1965, quand, au festival de Newport, Bob Dylan a mis un moment au rancart sa guitare acoustique et son harmonica pour jouer du rock électrique, les amoureux de folk dans le public n’ont pas suivi, ont sifflé et hué, ont crié à la trahison. On raconte que Dylan a continué sa route, désamour ou pas, accident de moto ou pas, pour traverser le blues, le gospel et la country, des mers et des montagnes, toutes les frontières. Aujourd’hui, ce sont les membres de l’académie Nobel qui le hissent sur un nuage en affirmant tout haut, avec le poids de l’institution qui consacre, ce que beaucoup de lecteurs se disaient déjà entre eux : Dylan est un immense poète.
J’ai découvert sa musique l’été 1998. Autant dire que je suis arrivé bien après la bataille. La marche sur Washington pour dire qu’on a un rêve, les eaux montantes des temps qui changent, c’était trois décennies plus tôt. Mais le combat ne paraissait pas avoir cessé. L’homme au tambourin et le jokerman continuaient de refuser, par sa voix, d’être les pions que manient les maîtres de la guerre. J’ai passé des années, ensuite, à recopier ses textes, à les faire lire à des amis, à suivre des yeux les vers que les notes portaient plus avant. On y regardait des bateaux se perdre dans la brume du lointain et, depuis la tour de guet, des cavaliers approchant sous l’averse. Le vent soufflait des réponses, hurlait, enflait en ouragan. Peut-être y avait-il, toute proche, comme un espoir, une jeune femme aux yeux tristes, la tête emplie des plus étranges visions, pour proposer un abri dans l’orage.
Il y a, dans les mondes de Dylan, des fulgurances qui éclairent brièvement, et des nuits de mystère que chaque lecture approfondit. Les énigmes qu’on y rencontre ne relèvent pas d’un ordre différent de celles qui se dressent à chaque vers des Chimères de Nerval ou qui hérissent la prose barbare des Illuminations. Il semble régner là une jeunesse éternelle. Personne peut-être depuis Rimbaud n’avait trouvé des mots d’une telle justesse pour dire l’indépendance sauvage, le mauvais sang qu’on a en soi, le feu qu’on veut voler et qu’on ira répandre partout. Dylan a continué de laisser sourdre la sève qui irriguait les feuilles de Walt Whitman ; il a lancé Mona Lisa sur l’autoroute à une vitesse surréaliste ; rêvé les vagues des océans depuis les chambres sans eau chaude qu’enfumait la petite bande de la Beat Generation.
Que cet insaisissable-là, nomade en refus permanent des responsabilités, qui a tenu très vite à n’être le porte-parole de rien, mais qui incarne toute cette époque, et ses espoirs, se retrouve célébré dans les palais de Stockholm, cela a quelque chose de doucement ironique.
On peut critiquer le choix. Les réactions que j’ai lues sont vives, souvent intéressantes : elles disent beaucoup sur les manières que nous avons de cartographier les arts et de penser les tours et détours de leur reconnaissance publique. Ceux qui regrettent de voir une si haute récompense aller à celui qui n’est à leurs yeux qu’un « auteur de chansons » ne se sont peut-être jamais penchés sérieusement sur ses textes, ou restent prisonniers d’une vision très hiérarchisée des formes d’expression, qui ne rend pas service aux arts. Il n’existe pas d’arts mineurs ou majeurs. Il y a, dans chaque domaine, une foule d’artistes banals, un bon nombre d’artistes honorables, et puis quelques très grands.
D’autres voudraient voir les catégories respectées, et les prix littéraires n’aller qu’à des auteurs connus d’abord pour des livres de littérature. Mais la littérature n’a jamais dépendu des supports qui la fixent ; elle déborde le livre depuis très longtemps, de tous côtés, et plus intensément encore à une période où elle s’écrit aussi pour internet, pour la radio, pour être dite lors de performances ou lue dans des expositions. Bob Dylan est-il moins poète parce que ses poèmes ont la forme de chansons ? Nous éprouvons encore beaucoup de difficultés à penser les œuvres hybrides ou les identités à traits d’union. Cela ré-ouvrirait l’avenir, pourtant, d’accepter qu’un poète-compositeur-interprète n’est pas moins compositeur ou poète parce qu’il est tout cela à la fois. Les Nobel ne disent pas que les frontières sont caduques ; ils n’affirment pas que toute chanson appartient de droit à la littérature, ou que la poésie passe aujourd’hui d’abord par la chanson. Ce que leur décision peut nous faire constater, c’est plus simplement que les limites sont poreuses, et que de grands artistes n’ont aucun mal à les franchir.
Sans contester le talent de Dylan, certains enfin soulignent que d’autres écrivains avaient bien plus besoin d’une telle visibilité que lui. Il est sûr que la littérature est un art des petites quantités, que le prix Nobel ne démultiplie à chaque saison qu’un court moment l’attention qu’on lui porte, et que la lumière d’exception qui va venir éclairer, dans les semaines qui viennent, l’œuvre déjà très exposée du songwriter aurait pu changer de manière plus décisive le devenir public d’œuvres comme les romans d’Antonio Lobo Antunes ou de Don DeLillo, comme les poèmes d’Adonis ou de Philippe Jaccottet.
Il n’en reste pas moins que jouer la carte Dylan, ce n’est pas jouer contre la littérature ou contre la poésie. Toute son œuvre s’en nourrit, y renvoie, y amène. Celles et ceux qui ne connaissent pas ses textes ont toute une Amérique à découvrir. Celles et ceux qui l’écoutent depuis des années peuvent se sentir en désaccord avec le choix des Nobel, mais pas, me semble-t-il, le trouver hors-sujet, aberrant ou déshonorant. Quand le bruit retombera, il restera Mr Tambourine Man, ou Shelter from the Storm, Sad Eyed Lady of the Lowlands, ou bien Visions of Johanna. Ces textes qui dans ma vie, et dans bien d’autres je pense, ont été comme des événements. Alain Rémond le disait dans le titre d’un des livres qu’il lui a consacrés : avec Dylan, un jeune homme est passé. Il est toujours jeune homme. Il continue de passer."