La capture d'écran vient de ce site ... consacré à Emmanuel Bove et que par ailleurs et pour ce dernier je fréquente avec bonheur (pequeño mundo). Bel éditorial de Michel Butel.
(j'ignore de qui est la photo. le tenancier du site ?)
Cette semaine un livre m'a sauvée de l'inévitable décompression d'après festival accentuée cette année par ce chagrin de plus dont je me serais bien passée : il s'agit du "Sulak" de Philippe Jaenada. (chroniqué "Côté Papier", je range mieux mes blogs que ma maison).
Que les choses soient claires, j'aime l'auteur et son style. Il se trouve qu'en plus il a là trouvé son sujet et moi l'objet dans ma boîte aux lettres en rentrant du voyage, comme un signe de garder courage de ne pas perdre pied.
Ça a on ne peut mieux fonctionné.
Non seulement la lecture m'a embarquée et protégée mais j'ai l'impression d'être moins bête en sortant.
De plus depuis la fin de ma lecture, je ne cesse de me demander quels sont les souvenirs directs que de l'époque j'avais. Je pense détenir celui de l'ultime tentative d'évasion, de m'être dit en l'entendant aux infos (on écoutait la radio, chambre d'étudiants pas de télévision) qu'il y avait dû y avoir un règlement de compte entre détenus ou avec des surveillants (soit pour des raisons politiques soit pour lui faire cracher où il avait planqué son magot) et qu'ils l'avaient élégamment balancé par la fenêtre après. Les infos disaient simplement qu'il avait fait une chute de plusieurs étages en tentant de filer, mais j'avais malgré mon jeune âge déjà l'esprit mal tourné. Je ne savais toutefois pas grand chose du principal intéressé : étudiante très studieuse et qui bossait le week-end pour gagner de quoi compléter le soutien parental, je n'étais pas forcément très au courant des campagnes de presse générales genre "ennemi public numéro 1". Je crois qu'en ce temps-là je m'accordais parfois "Libé", "Le matin de Paris", en voyage "Le Monde" ou si un événement s'y prêtait, et piquais les vieux Nouvel Obs de mon père lors des périodes de congés. Il est toujours intéressant de considérer l'actualité une fois qu'elle a déjà un brin décanté.
J'ai aussi le souvenir de l'annonce d'un hold-up de bijouterie au jour où François Mitterrand et Helmut Kohl remontaient main dans la main (peut-être pas, mais c'est l'image qu'on en a eue, sans doute par superposition avec celle de Douaumont) les Champs-Élysées, une bijouterie située à peine hors du périmètre le plus sécurisé. Ne me reviennent aucun détails sur le fait divers lui-même (et donc pas de Bruno Sulak) mais d'avoir pensé un brin admirative que c'était gonflé et une belle utilisation du principe de l'œil du cyclone.
Comme je fus diariste dès mon plus jeune âge et longtemps, j'ai voulu en avoir le cœur net et me suis donc en cette fin de dimanche solitaire replongée dans mes vieux carnets (la solitude a du bon, parfois).
Je me suis hélas heurté au paradoxe du diariste, à savoir que quand votre vie traverse une période intense et chargée et qu'il serait conséquemment intéressant de la relater pour en conserver la trace, c'est précisément le moment où l'on a le moins le temps d'écrire quoi que ce soit.
L'entrée du 21 janvier 1983 (jour de Mitterrand-Kohl et du braquage tout près) est d'une platitude laconique : élève en classe prépa, j'étais rentrée pour le week-end, avais dîné d'un repas froid, rangé mes affaires, acheté ou remboursé à ma mère un chemisier beige pour 20 FRF (ça fait bizarre de se dire que pour 3 € on avait un chemisier, l'équivalent d'une heure de smic horaire brut d'alors) et noté que cette dernière se préparait à partir pour un séjour de ski de fond. Le week-end suivant avait été sportif et studieux, aucune indication concernant la marche du monde. En relisant les pages de la période, je suis effarée par la quantité de boulot que j'abattais. Je ne faisais que ça sauf un minimum de temps pour entretenir son corps, dormir, décompresser. J'avais été quittée (très proprement, mais pour l'heure ne voyais que la fin, cette cruauté du Ce n'est pas toi c'est l'autre) par mon premier amour 11 jours plus tôt et en travaillant plus que jamais m'efforçais de ne pas tomber. Pratiquement aucune mention affective ou de peine, dans les entrées de la période, tout au plus que je m'essouffle davantage sur tel devoir, que telle leçon ne parvient pas à prendre place dans ma cervelle comme il faudrait. Et semble-t-il une totale imperméabilité à la marche du monde où alors était-ce que je ne prenais pas le temps d'en rien noter. De nombreux jours sont retenus par d'aussi longues mentions que "pas dîner cause danse + gym. devoir d'anglais" (lundi 17 janvier 1983).
Les descriptions des jours de mars 1985, entre le 17, jour de la tentative d'évasion manquée, et le 29 mars, date de l'annonce du décès de Bruno Sulak sont tout aussi décevantes. Là aussi l'essentiel des mentions concerne le travail scolaire. Et le reste des tourments amoureux dont j'avais oublié certaines nuances qu'il m'amuse de redécouvrir aujourd'hui. Ainsi le père de mes enfants, avec lequel je vivais déjà en semaine (à la résidence universitaire d'Antony) alternait les moments d'être amoureux fou (de moi) et ceux de me négliger complètement afin de se livrer à ses activités préférées : karaté, pétanque et jouer aux cartes avec les potes de la cité U. Mal remise du chagrin d'amour de deux ans plus tôt qui avait eu un sale ricochet au printemps et durant l'été 1984, lorsque j'avais appris que celui que j'avais si naturellement considéré comme l'homme de ma vie n'était pas heureux avec sa nouvelle fiancée, et que par ailleurs un courrier maladroit d'icelui m'avait fait comprendre qu'à un moment donné il m'avait un tantinet menti sur la chronologie (ah tiens !), j'oscillais donc entre des moments de bonheurs (mon nouvel amour est le bon, ensemble on y arrivera (à quoi ?), je m'en suis sortie) et des phases d'abattement inouïes (le seul qui se souciait vraiment de moi, je l'ai perdu (ah tiens !)). Pour compliquer le tableau, je passais beaucoup de temps avec un gars qui me plaisait bien - je crois même à me relire, pouvoir dire que j'avais un béguin (vocabulaire d'époque) - mais l'inverse était fausse et il était très amoureux d'une autre, laquelle le manipulait comme savent le faire les femmes fatales ; je jouais donc auprès de lui les bonnes consolatrices (ce qui me consolait moi-même des moments de solitude que m'infligeaient mon homme). Par dessus le marché j'étais malade. J'ai passé mon temps à l'être durant l'enfance et ma jeunesse : angine, fièvre, rhume, carabinés. Et mon homme quant à lui avait dû se blesser (sans doute au karaté) et qui avait des radiographies à effectuer ce qui était un problème pour notre micro-budget (faire l'avance des frais de santé) d'où qu'il traînait à les passer et inutilement souffrait.
Les éléments du journal tournent donc autour de trois axes principaux : les études, les amours et les tracas de santé. Restent quelques interstices pour un peu de ciné (le jour de la mort de Bruno Sulak j'étais allée voir "Le flic de Berverly Hill" en VO. aux Halles (1)), un peu de culture ("une expo sur la voix avec écouteurs-capteurs du son venant du tableau que l'on regardait"), de littérature (fin de la lecture de "L'amant" de Marguerite Duras que je trouve "un peu artificiel" (2) ; "Un peu de Chateaubriand me permit de trouver le sommeil" (1er avril et ce n'était pas un poisson)). Mais peu de place pour l'actualité si ce n'est en date du 29 mars, ajouté avec un autre stylo "écouté les infos : départ d'Ockrent (snif) (3). Villemin a tué Laroche ça devait arriver je l'attendais".
Et donc rien sur Sulak.
Il n'empêche que ce voyage dans le temps offert en quelque sorte par son biographe - c'est lui qui m'a donné la curiosité d'aller m'y replonger - aura été de quelque réconfort.
Je conclus la journée du vendredi 29 mars 1985 par un "vague tristesse mais supportable" qui 28 ans 3 mois et 16 jours plus tard pourrait parfaitement s'appliquer.
Tenir un journal ne laisse aucune chance aux illusions que l'on pourrait sinon se faire sur ce qu'on croie qu'on était. L'activité comporte aussi quelques surprises ainsi concernant le 15 mars un couple de mes amis "I longed to see them. Ils introduisent un petit suspens dans ma vie et de + en + la conviction que will become a writer" (avec rajouté : "Afraid to think hard about it"). Moi qui étais persuadée n'avoir pensé à rien à part quelques polars (ligne 13 oblige), tant que l'amie qui a tant compté ne m'avait pas collé vingt ans plus tard un grand coup de pied moral au cul, je suis bien sidérée. Il serait peut-être temps que je commence à me dépêcher. Merci Bruno, merci Philippe, merci étrange moi-même d'autrefois (qui hélas ne s'autorisait pas).
(1) Hé oui, on ne devient pas cinéphile en un jour
(2) Hé oui, on ne devient pas bonne lectrice en un jour
(3) Ce "snif" me surprend car je n'ai pas souvenir d'avoir été jamais une assidue du JT, ni spécialement fan de ses prestations. Peut-être trouvais-je dommage qu'une des premières femmes à présenter un 20h s'arrête.
PS : Ce billet a fort dévié entre l'idée du début et le résultat. On dira que c'est ce qui fait le charme de l'écriture sur blog (vraiment ..?)
Une des musiques du livre (p 427) :