Elle avait dû sortir du RER en même temps que moi, mais marchait plus vite d'où qu'elle me dépassait tout en parlant ou plutôt pleurant au téléphone. Une jeune femme. Et qui répétait, "Ma grand-mère elle est morte, ma grand-mère elle est morte" comme pour s'en convaincre, rompre une profonde incrédulité ou pour en convaincre son interlocuteur qui peut-être ne prenait pas l'affaire avec la gravité qu'elle réclamait. Elle était agitée, revenait sur ses pas, repartait, répétait cette phrase.
Au moment où je me demandais s'il convenait de faire quelque chose, le feu est passé vert piéton, l'interlocuteur a peut-être eu une parole sensée, la boucle s'est achevée, j'ai entendu ce début de phrase "Tu comprends ...", elle a repris son chemin d'un bon pas. Le moment de malaise, de choc semblait passé.
Je me suis alors demandé s'il avait fallu lui venir en aide, ce que j'aurais bien pu dire, ignorante de l'effet que perdre une grand-mère fait.
Ma grand-mère maternelle était morte dix-neuf ans avant que je naisse, des suites indirectes du débarquement. Conditions de vie difficiles, maisons cassées, mal chauffées et un nouveau-né d'après le terrible été 1944, lequel avait succombé à l'automne d'une infection qu'on ne savait soigner (pas d'antibiotiques par exemple) et la encore jeune accouchée avait suivi de peu (pneumonie ou pleurésie). C'est curieux comme elle me manque, je crois que nous avons de solides points communs, l'amour des livres, une bonne aptitude à tenir boutique, une force profonde quasi indestructible (tout est dans le quasi, et la vulnérabilité quand vient la maladie, la mort d'un tout proche, une rupture subie), ce truc qui fait que tant qu'on ne tombe pas on tient. En attendant, je n'ai jamais ressenti la peine de sa mort, le mal était fait.
Ma grand-mère paternelle, la Nona, est morte alors que j'avais cinq ans. Nous ne nous étions vues qu'une fois par an en été chaque été. Nous séjournions brièvement chez mes grands-parents lorsque nous passions à Torino. J'ai quelques souvenirs et celui qu'elle m'impressionnait - elle était très massive, avait mis au monde tant d'enfants -, qu'elle essayait de me parler, mais je ne comprenait guère, je la revois cuisinant la pastachuta (orthographe ?), je la revois régner dans sa cuisine petite pièce encombrée mais qui sentait toujours bon - toujours quelque chose en préparation -, je me souviens de l'imposante machine à coudre à pédale, et qu'elle avait consenti à me montrer un peu comment fonctionnait le pédalier. Elle essayait d'être gentille avec moi et moi je n'éprouvais qu'une sorte de peur. Elle portait une blouse, comme toutes les femmes modestes et qui du matin au soir cuisinaient pour leur famille ou tenait leur intérieur. Ses jambes étaient gonflées et douloureuse, elle avait du mal à marcher.
Un jour mon père est triste, et mes parents m'annoncent qu'on ne la reverra plus jamais, elle est morte, disent-ils sans me baratiner. J'ai à peu près compris que les très vieilles personnes un jour disparaissent et qu'on ne les revoie plus mais la mort reste pour moi quelque chose d'insensé (au sens d'en être dépourvu). Je ne suis pas triste, mais je comprends la tristesse de mes parents, je me dis ça doit faire de la peine quand on est devenus grands de se dire qu'on ne reverra plus quelqu'un.
Il me semble que mon état d'enfance me protège, je pleure un peu par mimétisme, avec sans doute une once de soulagement : je n'aurais plus peur de cette personne dont la compagnie pourtant affectueuse (ou peut-être à mes yeux trop) m'effrayait.
En tout état de cause ça n'est pas comme perdre une grand-mère avec laquelle on avait une relation affective forte et épanouie. Mon père ensuite s'absente quelques jours et puis revient, dûment lesté de quelques menus objets dont un broc à lait. Et une cafetière italienne si mes souvenirs sont bons.
Plus tard mes parents se disputeront. Et dans la dispute il y aura les mots "Brocs à lait" et "tout pour le curé" et "dernières volontés".
Je ne comprends pas ce que cette expression signifie, mais je comprends que ça n'est pas le moment de demander, Ah ça, non.
Au bout du compte me voilà vieille adulte bien incapable de savoir l'effet que fait la perte d'une grand-mère, surtout une grand-mère de belles histoires, de romans ou de cinéma qui passe du temps chaleureux avec ses petits-enfants et les console du monde des grands.
Plus tard je lis quelques touites d'une amie qui relativise les difficultés de sa vie actuelle avec un nouveau-né qui fut pressé de naître et qu'il convient de particulièrement accompagner dans ses débuts dans ce monde infecté, elle le fait en se référant à la douleur physique et morale d'une fausse-couche.
Il se trouve que j'ai eu cette grande chance d'avoir eu des enfants exactement quand leur père et moi nous sommes dits Peut-être qu'on pourrait ? N'avoir jamais eu à me poser de question, ni aucune complication de grossesse, ni jamais de grossesse non désirée - vive la contraception ! -. Au vu des douleurs insoutenables d'un accouchement, j'imagine qu'une fausse-couche ne doit pas être de la rigolade en plus qu'on sait que c'est souffrir pour avoir la confirmation que c'est raté.
Puisque je ne suis plus en âge d'être fertile, je sais que cette épreuve ne peut plus m'arriver.
Voilà donc dans la même soirée la révélation que de certaines douleurs non seulement nous sommes ignorants, mais nous poursuivons notre existence avec la garantie, l'étrange garantie, qu'elles resteront pour nous dans cet état précis. Ce qui surprend d'autant plus que la vie est généralement avare de garanties (Never say never)
PS : En revanche pour ce qui est de la peur de perdre l'être aimé, tombé gravement malade, je connais. Près de vingt ans plus tard nous sommes finalement toujours l'un et l'autre en vie. Puisse cette remarque redonner de l'espoir à un de mes amis. Ça arrive qu'on s'en sorte.