Malade de fatigue
01 avril 2015
Malgré les difficultés de ces dernières années, ça faisait longtemps que ça ne m'était pas arrivée. J'ai été hier malade de fatigue.
Je n'ai pas de fièvre, ni mal dans un endroit particulier, c'est une douleur sourde et généralisée comme si le sang faisait mal rien que de circuler. C'est un sommeil inouï comme une main géante qui vous plaquerait sinon au sol du moins allongé.e. dans un lit.
Parfois il y a des troubles de la vue - mais très passagers -, parfois pas. À ce que m'ont confié des amis migraineux, ça ressemble un peu, mais comme une migraine blanche, asymptomatique. Une migraine dont seules resteraient les conséquences : cloués au lit. Une crise de palud sans les fièvres. La seule immense faiblesse induite. Une gueule de bois sans les excès préalables ni le mal de tête.
Ce n'est pas moral : ça m'est arrivée jeune lors de phases amoureuses heureuses, d'avoir simplement durant quelques jours gaillardement profité de la vie.
Mais ça l'est un peu aussi : par exemple je suis persuadée que ma défaillance d'hier est liée au refus par mon employeur de m'accorder des congés pendant le festival de cinéma de La Rochelle, sans la possibilité d'aller à l'intégralité de celui d'Arras en novembre (considéré comme trop près des fêtes). Les festivals de cinéma sont des cures pour moi, la seule façon que j'ai de m'absenter, de décrocher, ce que la plupart d'entre vous trouvent parfois dans l'ivresse et qui m'est inaccessible (1), ou dans les grands moments d'amour qui semblent finis pour moi, ou peut-être certaines drogues dures mais je préfère ne pas m'aventurer par là. Je tenais depuis janvier en fixant cette ligne d'horizon de juillet pour pouvoir enfin décompresser, voilà qu'elle m'est enlevée. Je ne me sens plus engagée dans un marathon mais dans une course infinie jusqu'à épuisement, à moins qu'une guerre, un accident nucléaire ou un attentat et que j'y sois ne se déclenche avant. La volonté de tenir jusqu'à un point donné n'est plus là pour soutenir l'effort physique que la vie quotidienne requiert.
C'est un peu comme avec le fait de n'avoir plus de retraite ou bien trop tard - je fais partie de ceux qui alors que l'âge commence à se faire sentir, savent qu'ils devront tenir jusqu'à 67 ans s'ils veulent toucher de quoi faire face aux dépenses de nourriture, soins et logements, pas moyen d'avoir ne serait-ce que l'illusion de tenir dans l'emploi jusque là quand bien même on voudrait encore de nous -. Pas moyen d'avancer encore et encore en se disant, Allez, je tiens encore huit ans puis ça ira.
Le plus souvent ça arrive lorsqu'on n'a pas été malade, pas même un rhume - de ceux qui accompagnés de fortes fièvres clouent au lit, pas celui de type rhynite allergique ou comme c'est le cas depuis quelques temps, des éternuements larmoyements probablement dus à la pollution -, depuis un moment. Jours de décrochages obligés et qui au bout du compte permettent ensuite de redémarrer.
Ça m'arrivait souvent après des périodes d'examens scolaires, ou de phases finales de projets informatiques importants dans mon job d'antan. Je tiens je tiens je tiens et une fois le coup de collier passé, me retrouve effondrée.
Ça m'arrive souvent une semaine ou dix jours après une blessure. Ainsi en 1998 novembre peu de temps après m'être coincé les doigts dans un volet que je refermais en y ayant jeté mes forces. Ou là six jours après m'être coincé un doigt dans un chariot de la librairie que l'on rentrait et dont le plateau s'est d'avec le reste soudain désolidarisé.
Ça peut avoir à voir avec les ruptures et les deuils. Après coup, tôt ou tard, épars, j'ai par grande peine deux ou trois jours comme ça. Sans doute l'arrachement qui veut ça. L'absence installe son vide.
Ça a très probablement à voir avec la thalassémie.
À un moment le corps dit STOP.
Pas un pas de plus. Nada. Rien. Au lit.
Et le cerveau, c'est plus rare, c'est ça qui fait qu'on se sent malade, le rejoint.
Il décroche aussi.
Il ne reste plus qu'à dormir. Vaguement dans des instants où la lucidité revient, prendre un bouquin. Sans forcément pouvoir lire. Ça ressemble peut-être à l'effet fait par un somnifère ou une anesthésie générale.
Se lever pour boire, manger - qui signifie devoir faire ensuite le gros travail de digérer, qui est ressenti comme un effort physique -, aller aux toilettes relève d'un effort expéditionnaire.
Il vaut mieux être seul.e. dans ces moments-là (2). C'est une négociation entre la mort et soi.
C'est pour cette fois, ou pas ?
Je n'ai jamais manqué un seul jour de travail à cause de ça. Et pas de rendez-vous. D'ailleurs hier, l'effort d'arrachement pour ne pas manquer une rencontre littéraire à laquelle j'étais inscrite a été si violent que je me suis propulsée sans rien consulter (ni téléphone ni l'ordi) et que j'ai manqué l'info de son annulation malgré d'avoir été soigneusement prévenue par différents canaux et que l'amie que je devais y rejoindre m'ait à plusieurs reprises appelée.
Dans ces moments d'absence les phases de sommeil sont d'une profondeur inouïe. Il serait illusoire de se croire capable d'entendre une sonnerie.
C'est peut-être aussi pour ça que je tarde à écrire pour du long - en plus de ne pas parvenir à dégager du temps non parasité par tout autres choses - : je sais qu'à la fin d'un écrit, d'une période où j'aurais plongé profond, je n'y échapperai pas et sur plusieurs jours. Or il n'y a personne pour dire Je tiens le cap, va récupérer, ne t'inquiète pas.
L'avantage de l'âge c'est qu'on sait que malgré les apparences et la sensation de glisser dans la mort par endormissement, on en revient. Qu'il suffit d'attendre. Qu'à un moment l'énergie réapparaît, la machine se remet en route.
Qu'à un moment il devient possible de trouver la ressource pour se secouer - ce qu'hier soir j'ai fait -, mais que c'est comme si on avançait dans du coton, embrumé.e.. Qu'à un moment d'après, soudain tout revient, les sons, les odeurs, la vue précise, la capacité de mise au point, les pensées.
C'est souvent lorsqu'on veut faire quelque chose de bon ou qu'on nous fait quelque chose qui l'est que ça revient.
Hier ça a été de prendre cette photo pour la transmettre à l'ami qui il y a une dizaine d'années avait saisi ce même endroit.
Plus tard ça a été d'intercepter le beau sourire de Sandrine pour Jacques au contraire sans chercher à le photographier, surtout pas, puis le sketch que m'ont fait deux amies à leur sujet qui ont achevé de me raccrocher au flux de la vie.
Pour cette fois.
(1) J'ai du tomber dans un chaudron d'alcool étant petite, l'ivresse je ne connais pas, tout au plus une légère euphorie des bons moments partagés et d'avoir le corps moins douloureux ou moins froid.
(2) Ou peut-être avec un amoureux / une amoureuse mais qui serait à la fois très épris et pas du genre anxieux.