Malotru


    Porte de Clichy sortie ligne 13, il y a trois portes lourdes que ceux qui grugent prennent à contre-sens assez facilement d'autant plus que de ce côté ne figurent aucun guichets, c'est une entrée "voyageurs avec billets" et un grand détour pour aller s'en procurer. 

Habituellement les types attendent qu'on passe et se faufilent avant que ça ne se referme. Mais là le type un vieux blanc portant beau pousse frontalement la femme frêle qui s'apprêtait à sortir, elle proteste, davantage par réflexe (il a dû lui faire mal en la bousculant) qu'autre chose, il l'engueule, Mais poussez-vous, je proteste pour elle C'est vous qui êtes du mauvais côté, il m'insulte en se gardant bien de franchir à nouveau la porte, la petite dame trottine rapidement hors de portée du quoi qu'il advienne et je n'ai pas que ça à faire dont je poursuis mon chemin.

Je trouve que les malotrus s'en tirent trop facilement. 

Après coup je me suis dit qu'entre elle et moi il avait sciemment choisi, probablement au gabarit, et sans doute à la perception que je n'étais pas du genre à me laisser facilement faire. Et je prends conscience que depuis que je pratique le triathlon je suis bien moins souvent victime des différentes formes de comportements discourtois qu'avant. 
Je suis sans doute aussi plus courtoise (moins épuisée, je cède ma place plus volontiers, plus forte je parviens à tenir les portes sauf quand je suis moi-même chargée, je peux aider à des montées et descentes d'escaliers). 
Le sport ne résout pas tout, mais comme la poésie, est d'un secours en tout.


En août, un jeudi

 

    C'était avant tout une belle, solide, harmonieuse et efficace journée de travail : la reprise la veille avait permis d'établir une liste de tout ce qui était devant être fait, et de s'attaquer au plus pressé, et là j'y voyais clair et peu à peu j'avançais. Avec juste ce qu'il fallait de clients pour ne pas s'inquiéter. 

Mais je sais que ça ne restera pas, précisément parce que tout était normal, tout fonctionnait. 

Ce qui tiendra à la mémoire sera, ce joli SMS avec une proposition pour dîner reçu dans la matinée et combien j'étais contente de cet imprévu joyeux, et comme ce dîner dans un bel appartement, tranquille, à quatre, fut un moment de paix, de trêve dans cette période chargée après des vacances sabotées. 

J'ai l'impression après avoir travaillé dans le XVIème arrondissement puis dans le Val d'Oise, avec du travail en partie les week-ends, de rentrer d'un exil. Je savoure les retrouvailles. 

Ce qui tiendra à la mémoire sera hélas, une fois de plus un attentat. À Barcelone cette fois et c'est la seule chose que j'en ai su avant de quitter le travail, ce nom capté brièvement sur FIP au flash d'info et me demander si (1), et puis en fait hélas oui et ne l'apprendre vraiment que par un SMS de l'ami pour la famille duquel on commençait à s'inquiéter si jamais. C'est sans doute la moins pire des manières pour apprendre le pire : par le message qui indique que des personnes qui nous tiennent à cœur sont hors de danger. Et précisément alors qu'on songeait peut-être soi-même à envoyer un message pour s'enquérir, tout en hésitant de peur de peser (2). Alors recevoir les mots qui disaient que tout allait bien pour sa famille et en cet instant précis était du plus grand réconfort. Ça n'empêche pas de se sentir triste pour les victimes et leurs proches, tous ceux qui se retrouvent ce soir avec leurs existences sinon abrégées du moins chamboulées. 

Me restera peut-être aussi le souvenir de la marche douce dans la nuit vers le métro, une ville dans laquelle je n'étais pas venue depuis qu'elle avait été proche du lieu de travail de l'homme de la maison. Il faisait humide mais presque chaud, les immeubles sont plutôt bas de ce côté là et ça accordait comme une plus grande respiration.

Moins drôle, me restera d'avoir appris que lors d'un accident de la circulation, la victime aussi voit testée son alcoolémie ... et peut, de fait, alors que les torts sont pour l'autre, hériter de sérieux ennuis pour conduite en état d'ivresse. 

Plus tard être surprise par le nombre de personnes de ma connaissance répondant au Safety Check de Barcelone. À l'heure à laquelle j'écris, ne persiste qu'une inquiétude pour Mathias. 
Constater, c'est terrible, que l'on finirait presque par s'habituer, par avoir une routine : apprendre la nouvelle, interrompre ses activités, joindre ceux que l'on connaît de plus proches potentiellement concernés, aller voir le Safety Check, tenter de contacter ceux qui n'y apparaissent pas. Il y a déjà une routine (c'est effarant).

Traces d'une journée douce dans un monde dur.

 

(1) Avoir pleinement intégré que de nos jours si l'on entend mentionner au cours d'un flash d'infos le nom d'une grande ville occidentale alors que rien de particulier (manifestation sportive, colloque, manifestation tout court, sommet diplomatique ...) n'y était prévu, c'est qu'il y a eu un attentat.

(2) Pour avoir été concernée pour un ami dans l'un des cas, je sais que c'est compliqué : recevoir des mots de personnes qui s'inquiètent fait qu'on se sent soutenus mais en même temps quand on en est à chercher des nouvelles désespérément chaque signal de message ou d'appel entrant provoque un élancement. Et le temps d'y répondre on craint de manquer l'information qui mettrait fin à l'incertitude.

 


Le bilan d'un quinquennat - spécial ligne 13 -


    Ce soir ligne 13 un type à la voix posée comme celle d'un acteur, et qui du coup portait, pérorait.

Il se lamentait sur la prochaine défaite si probable de la gauche et tentait comme pour faire changer d'avis au wagon tout entier, de défendre le bilan de François Hollande.

Assez rapidement et comme il ne semblait rien trouver du point de vue législatif - le mariage pour tous ne passait pas dans sa zone de radar -, il s'est lancé dans un bilan des affaires, ce qui avait pour effet l'inverse de celui (prétendument) escompté, Aider la gauche (Comment faire pour aider la gauche, bouclait-il). Je me suis rendue compte qu'il y avait bon lot de choses assez piteuses que j'avais oubliées. 

Et sans doute qu'au fond l'orateur aussi puisqu'il se lamentait de plus belle : comment faire pour l'aider ? clamait-il en sanglotant, tout à sa dévotion au président sortant - qui visiblement l'avait infiniment déçu -.

Il était tard, les gens pressés de rentrer, et fatigués. Pour ma part, je lisais. Personne ne lui a répondu.


La colère incongrue

(ligne 13, série de 2x3 sièges ; je suis sur l'un du fond. En face de moi 1 + 2 garçons. L'un à l'air hispanique dirait-on aux USA, assis en face de moi et qui semble être arrivé en même temps que deux femmes une poussette et le bébé assorti lesquels pour cause d'encombrement de l'engin sont restés un peu plus loin. Deux potes, un noir un arabe, la version classe des mecs de banlieue (1) et qui semblent contents d'être ensemble soit qu'ils aillent quelque part soit qu'ils en reviennent. Ils parlent sans hausser la voix, de sujets quotidiens, je crois entendre des dates, la mention de papiers, une question d'inscription quelque part, sans doute. 

Sur le strapontin le plus proche mais qui est séparé des 3 sièges par une petite paroi, une femme entre 55 et 60 ans. Et qui se lève soudain, claque fort le strapontin, marche jusqu'à la porte se retourne et se met à tenir un laius, mi en Espagnol mi en Français, très agressif en regardant en direction de la brochette des trois. On dirait qu'elle déclame, furieuse, une tirade de Carmen. 

Les deux banlieusards s'entre-regardent, retiennent un rire et se désignent du doigt, Moi ? Mais elle poursuit avec un mouvement de menton qui semble désigner le 3ème qui à son tour se désigne 'Moi ?', éberlué, tandis qu'elle continue à vitupérer. 

La station est atteinte, les portes s'ouvrent, l'homme, les deux femmes qui l'accompagnaient - sans être près de lui au moment où la colère de l'autre avait éclaté -, et celle qui à force de protester a attiré sur eux l'attention de tout le monde. Et qui continue comme à l'injurier. Et l'homme qui la regarde, l'air sidéré et très embarrassé, et que je crois sincère (il ne s'était senti concerné que lorsque ces deux voisins avaient obtenu un geste moins peu précis qui le désignait lui) et qui tente d'en placer une, Mais je la connais pas, et de poursuivre son trajet malgré celle qui semble avoir un monstrueux grief à l'égard de quelqu'un qu'elle confond avec lui.

J'oubliait, ce type qu'elle semble désigner comme dangereux, au début de l'esclandre, somnolait tranquillement. Elle ne semblait pas armée et il avait le gabarit suffisant pour pouvoir la maîtriser si elle passait des attaques verbales à des tentatives plus physiques pour régler ses comptes, il n'était pas du tout aggressif ni énervé (pour l'heure), on pouvait raisonnablement supposer qu'une intervention de tiers risquait surtout d'envenimer les choses. 

Il n'empêche que j'ai bel et bien vu quelqu'un se faire verbalement agresser, sans avoir fait quoi que ce soit qui méritait le déclenchement d'une colère. 

(et s'il était de mauvaise fois en affirmant "Je ne la connais pas", il est vraiment un très très grand acteur).

 

 

(1) Oui parce que malgré la vie pas drôle, il y en a.


Plus je pédale moins vite moins j'avance plus vite

(ligne 13 série de 2 x 3 strapontins)

Trois jeunes hommes en chemin pour une suite de soirée de type bar ou boîte de nuit. Pas éméchés d'apparence ni de comportement mais, comment dire : 

- Oui tu sais cette expression qui dit que quand tu tombes vraiment tout au fond tu rebondis après plus fort.

- [suggestion d'un des gars, quelque chose de l'ordre de Aide-toi le ciel t'aidera]

- Non, non, mais si tu sais bien le truc pour dire quand tu tombes plus bas tu remontes plus haut.

- [autre suggestion rejetée de l'ami secourable]

Alors, le 3ème, sentencieux : 

- Cette conversation de mecs torchés qu'on a.

 

J'ai failli intervenir puis me suis abstenue, consciente qu'à leurs yeux j'étais sans doute une vieille, de quoi elle se mêle celle-là, potentielle. Alors j'ai porté mon effort sur une louable absence d'éclat de rire.


The book you read is watching you

Tu es tassouillée dans ta ligne 13 vers les 9 heures du matin, c'est l'heure d'aller gagner ta vie. Beaucoup de tes concitoyens sont rentrés des vacances si tant est qu'ils en aient prises, et en tout cas ont retrouvé le chemin du travail, si tant est qu'ils en aient. Tu lis ce délicieux et pétillant roman qu'on t'a confié mercredi soir et dont l'auteur te rappelle une amie quand elle était jeune ; en plus libre.

Le début du roman se déroule dans une soirée entre lycéens. A moins que tes conditions de lectures ne t'aient fait louper une marche, rien ne le géolocalise. On est en France probablement. Et ça se passe maintenant.

Le passage que tu abordes malgré ton équilibre instable, sac à dos calé entre tes jambes, prête à saisir la barre en cas de freinage intempestif - tu as raté le coche de te glisser jusqu'aux places du fond appuyées contre la porte côté voies -, a pour cadre le lycée, une salle de classe, la 203.

Trois jeunes s'y racontent une histoire. De princesse. Ils aiment les histoires. Comme toi. Mais toi les princesses, moyen moyen. Ce n'est pas très grave leur histoire est marrante.

Et soudain, sans prévenir :

 

Par exemple au lieu de hurler : "Oh mon Dieu ! je suis coincée ici pour toujours ! Quelle tragique destinée !" en s'effondrant sur un sofa, notre princesse s'était plutôt écriée : "Je suis coincée ici . C'est horrible, le papier peint est extrêmement moche. C'est super je n'ai pas à prendre la ligne 13 à l'heure où les gens vont au boulot. Ah, j'en suis ravie et furieuse !" (1)

Ca vous est déjà arrivé d'avoir l'impression que le bouquin que vous étiez en train de lire vous observait ?

(et d'une certaine façon bienveillante (car ce livre l'est), veillait sur vous).

Si nous n'étions pas que deux aujourd'hui en boutique, je serais tentée d'aller effectuer ma pause déjeuner dans les jardins du Trocadéro, voire si le récit m'y suivrait.

 

  (1) "Faut jouer le jeu" d'Esmé Planchon (Ecole des Loisirs, septembre 2014 p 31)


Les menhirs

 

Tu es à côté de lui donc forcément tu entends tout ce qu'il confie à son téléphone même s'il ne parle pas spécialement en criant. Il est sérieux, très concentré, explique un chemin, Alors tu vois, la route, après les menhirs, tu continues tout droit, après la colline, tu arrives c'est le même village [une pause, son interlocuteur doit probablement parler ou poser un complément de question] Bon alors, tu vois à l'entrée du village, il y a des gens, alors là tu prends à droite [s'ensuivent quelques indications de type au croisement à gauche à droite tout droit]

À ce moment-là tu te dis, c'est curieux, comment peut-il s'avoir qu'à cette heure-ci il y a des gens, dans son patelin breton ? Parce que bon, vous êtes ligne 13 et il est 23 heures 22, que c'est l'hiver quand même, et qu'avec les zones à menhirs le décalage horaire n'est pas si grand.

Tu admires la précision du guidage, si tu devais indiquer à quelqu'un comment rejoindre la maison de Normandie tu n'y parviendrais pas aussi bien. En même temps, la Normandie ça manque de menhirs pour se repérer.

Et puis soudain le type mentionne des elfes ou je ne sais plus quelles créatures que l'on croise relativement rarement dans la réalité mais dans les jeux en réseaux si. Et tu comprends : le gars est en train de diriger à distance un de ses potes dans l'univers d'un jeu. 

Et tu prends soudain conscience de ton âge.


Vieille école (mon côté)

 

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Quand je vois dans le métro (ou dans un train, mais plus encore dans le métro) quelqu'un accompagné par une énorme valise. Je ne peux m'empêcher d'échaffauder d'emblée tout un roman policier (1) avec un passager clandestin plus ou moins mort dedans.

Curieusement je ne pense jamais "attentat potentiel". À ça je songe lorsque je traverse des zones d'accès particulièrement surpeuplées, des gares, des nœuds de correspondance où la foule ne cesse jamais. Car je me dis alors qu'un dispositif très rudimentaire et peu létal en soi, suffirait à créer une panique pour beaucoup mortelle. 

L'homme qui transportait ce soir ce bagage-là semblait en tout cas d'un calme olympien, je doute fort qu'il ait eu quoi que ce soit d'autre à se reprocher qu'un surpoids à payer pour l'avion.

Mais que diable pouvait-il bien avoir de si volumineux à transporter ?

Une autre de mes perplexités est de voir le peu de précautions que prennent certaines personnes que l'on pourrait qualifier de "en vue" au quotidien. C'est plutôt rassurant, cela tend à prouver que l'on peut globalement encore faire confiance à l'environnement général citadin. Pour autant je trouve très curieux par exemple qu'un politicien au centre d'une campagne électorale à couteaux tirés se balade à la nuit noire, sans la moindre escorte, ni même se méfier (2). Ou alors c'est que j'inspire confiance d'une façon éhontée (3).

Qu'il s'agisse d'une absence de peur ressentie ou inspirée, c'est peut-être mon côté vieille école qui se fait remarquer. 

 

(1) Et ça ne date pas d'avoir lu "L'enfant dans la valise" d'Agnete Friis et Lene Kaberbøl

(2) Cela dit la dernière fois que j'ai pensé ça, c'était en croisant Bertrand Delanoë quelques heures avant qu'il ne se fasse poignarder.

(3) ou alors je suis infiniment plus connue qu'il n'y aurait la moindre raison de le supposer.

PS : Pendant ce temps d'aucune personne du monde politique se précipite sur le moindre fait divers pour faire sa petite campagne. Histoire de nous faire croire qu'il faut avoir peur et qu'il ou elle (il y en a toujours un ou une pour se livrer à ce petit jeu, je ne tiens pas à jeter la pierre à une personne en particulier, et le président précédent dans ce domaine c'est beaucoup illustré) sera notre protecteur si toutefois nous votons pour lui. J'ai honte pour qui se livre (whoever) à ce genre de pratique et honte pour nous d'être à ce point pris pour de pauvres abrutis qu'une telle attitude pourrait faire changer de choix au jour de voter.


Souris des Champs et autres petits habitants

Visiblement deux collègues, sans doute aux cuisines d'un restaurant situé sur les Champs et rentrant tard après leur service. Ligne 13, avant dernier train.

Ils parlent des conditions d'hygiène, celles qu'ils appliquent et celles que les locaux leur empêchent de pleinement pratiquer. L'un des deux, sans doute nouveau, s'inquiète d'avoir vu une souris. Vivante, précise-t-il.

- Des souris, t'en verras partout de chez partout, le rassure son camarade, en mode Tant qu'elles ne bouffent pas tout. Les Champs sont infestés.

Et j'entends bien qu'il évite de lui dire que les souris ce n'est rien, s'il savait pour les rats. Puis il enchaîne sur un exposé fort juste et bien documenté sur les blattes. Je descends alors qu'ils s'approchent sans doute des mites alimentaires.


J'ai hâte

 

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Joies de la ligne 13, me voilà littéralement collée à un beau jeune homme, lequel discute par dessus mon épaule, obstacle involontaire avec une collègue et amie. Il est touchant, au bord d'un premier rendez-vous avec quelqu'un que la femme semble connaître et qui, sans doute heureuse dans sa propre vie, s'emploie à le rassurer. 

 

Estimant sans doute qu'il en a trop dit, ils semblent avoir de nombreuses connaissances communes, il change de sujet, dit qu'il descendra à Satin Lazare, que s'il repasse chez lui il risquera d'être en retard. Qu'il va sans doute en profiter pour acheter Harry Quebert, "J'ai hâte de le lire" confie-t-il. 

 

Elle lui conseille d'attendre le poche, sans doute en janvier (1), mais la personne qui lui a parlé du livre a dû faire du bon travail, car visiblement il ne tient pas à être raisonnable sur ce coup-là.

 

Je me souviens alors que j'ai été heureuse, il y a exactement un an et un mois. Heureusement que j'ignorais alors tout ce qui m'attendait de difficile après. 154315_4260456102701_125689163_n

Le bonheur des uns est-il inévitablement batti sur le malheur des autres ?

 

(1) Ah bon ?

PS : ma peine n'a rien à voir avec le livre ou son auteur mais tout avec la disparition de la librairie, l'absence de nouvelles quant au devenir du patron, et une autre absence (de quelqu'un qui n'était pas là ce soir-là)

Crédit photo : Douja