Désormais ce souvenir (impossible d'y échapper)
01 février 2014
J'avais pris cette photo une semaine plus tôt, remarquant pour la première fois, sur les quais près des salles du rez de chaussée, ces ensembles chaises et tables design, où l'on pouvait à défaut d'autres endroits plus calmes, moins fréquentés, se poser pour travailler.
J'ignorais que j'allais profiter des services de l'une d'elles, pas si longtemps après.
Pour recevoir un appel téléphonique qui m'avait fait une des plus fortes fausses-joies que j'aie pu éprouver - encore que, l'homme de la maison soit un expert, alors disons : que j'aie pu éprouver comme suite à un coup de fil -.
Je venais en effet, épuisée par les trois derniers mois (deux mois de pré-fêtes en librairie intenses puis un mois à faire l'inventaire tout en tenant boutique), et pressentant que Celui qui (1), après avoir eu quelque geste tendre lors d'une de nos rares rencontres à nouveau s'éloignait, qu'il avait sans doute une fois de plus "une amie" - mais que faut-il diable faire pour qu'il daigne honorer ? -, de poster un statut FB puéril car désespéré. Nos ennuis financiers empêchaient que je puisse me déplacer et je ne voyais pas le bout du tunnel : travailler à deux, vivre à quatre, ne plus avoir de traites à payer et pour autant ne pas boucler [les fins de mois]. J'aidais les autres très volontiers et c'était une rude période (des deuils, des chagrins, des ennuis professionnels chez les unes ou les uns), mais personne n'était là pour que je puisse parfois à mon tour poser les armes. Surchargé de travail et sans doute un peu las, mon grand frère électif n'était qu'aux abonnés intermittents.
Et voilà que j'avais pris en main mon téléphone (remisé dans un des sacs pour cause de passage au contrôle), et que comme souvent quand j'ai ce geste étrangement prémonitoire, il s'est mis à sonner.
C'était toi. C'était lui.
J'ai eu le temps en décrochant d'éprouver une bouffée de bonheur : il avait compris aux messages de mes derniers jours, et à ce statut stupide, que j'allais mal, que j'avais besoin de lui, il appelait peut-être pour me proposer de passer enfin un week-end auprès de lui.
Las, c'était de travail qu'il s'agissait, il l'avait dit tout de suite "Je suis en réunion", un service à lui rendre, ainsi qu'à une auteure qu'il souhaitait promouvoir, rien de personnel au fond. Je m'étais alors assise à l'une de ces places songeant que j'allais avoir peut-être des infos à noter ou mon carnet d'adresses à sortir de mon sac. J'écoutais sa voix qui me servait une persuasion usuelle - le livre est exceptionnel, il faudrait une soirée littéraire -, j'écoutais ta voix sa voix, après tout assez rare, je me disais de profiter au moins de cela puisqu'au fond c'était tout ce qui m'était offert. Et puis il y eut cette phrase la condamnant à ses yeux, un "pas mon genre" vigoureux et que j'avais ressentie comme si elle me concernait moi, en quelque sorte la version habillée d'un très trivial, Pour des femmes comme vous (2) je ne banderai jamais.
Je m'étais cramponnée au positif de l'affaire, peut-être une occasion de se voir, avais indiqué quelques pistes, ne pouvant guère faire davantage : comment faire confiance à quelqu'un qui fait assez régulièrement faux bonds ?, et puis j'étais si peu pour lui, et il m'avait rendue malheureuse, ma vie sexuelle était tombée au fond d'un puits en partie à cause de lui, il n'était pas possible de trouver l'énergie pour faire des miracles et convaincre les gens. Il avait l'air content, mais j'ignorais de quoi. Peut-être parce que je n'avais pas prononcé le Vafan auquel il avait légitimement droit. De toutes façons dans aucune librairie je n'étais décisionnaire. Je ne pouvais que suggérer, tout en mettant en garde (qui diable paierait les frais ?).
Il m'avait fallu du temps ensuite pour m'installer au travail, être opérationnelle. Ce scénario était si courant dans ma vie : la femme qu'on néglige, qu'on ignore en tant que telle, voire qu'on blesse mais à laquelle on pense immédiatement lorsqu'il s'agit de demander un service, un travail non payé (ou très peu), celle que l'on considère trop gentille, et donc bien un peu bête, pour savoir dire non.
Sauf qu'à force d'être traitée mal, je ne pouvais plus en état d'aider quand bien même mon incurable gentillesse m'y poussait.
Dans l'après-midi, plus tard, j'avais pu travailler. Un "je t'embrasse" encore en tête, peu possible à enlever.
Les petites places de travail venaient d'être annexées par ce souvenir mitigé. Je savais parfaitement qu'en attendant le prochain amour ou la prochaine embellie de l'amour (3), ou d'être devenue trop vieille ou trop malade pour avoir envie d'y rêver, je ne pourrais plus croiser ces chaises sans penser à lui, sans entendre sa voix, les mots qu'il avait prononcés et les quintaux de non-dits qui alors subsistaient.
Heureusement, entre temps, les choses se sont (un peu) arrangées.
(1) Le copyright de cette appellation est il me semble pour Anne Savelli.
(2) La personne concernée était du sud aussi.
(3) Je ne désespère jamais des amours précédents, c'est mon problème et ma qualité.