Un très ancien passé

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Pour cause de recherche d'emploi, me voici retournée dans une ville de mon très lointain passé : j'ai grandi tout près mes premières années, c'était la grande ville voisine où ma mère et moi allions en voiture lorsque mon père ne la prenait pas (une Aronde) pour aller à son travail à l'usine qui à l'époque était Simca. 

J'y suis très peu retournée depuis, dont une fois en 2006 mais alors en état de choc, sous l'effet d'une rupture d'amitié subie pour moi incompréhensible. J'y étais allée pour une consultation médicale, laquelle m'avait bien aidée même si sur le moment je me sentais plus désemparée que jamais. Je me souviens d'avoir téléphoné à une amie qui m'avait aidée à reprendre mon souffle, puis d'être allée achever de reprendre mes esprits à l'abbatiale, dont je me souvenais. Puis j'avais repris le train (ou le RER). Autant dire que je n'avais pas vraiment revu la ville, si ce n'est l'usine au loin par la fenêtre du cabinet médical.

J'avais également retraversée la ville lors de différents trajets et j'avais déjà remarqué que je me souvenais des axes de circulation, que je n'y avais pas perdu l'orientation.

Cette fois-ci comme j'étais un peu à l'avance et que malgré le froid, après l'entretien également, j'ai souhaité revoir la ville, j'ai davantage redécouvert de lieux. Il y a beaucoup plus d'habitations, d'anciennes bâtisses ont disparu. Le centre ville a conservé une bonne partie de lui-même, une foule de petits souvenirs sont venus me rejoindre, la poste, la mairie, un square (où sans doute je faisais du toboggan), certains immeubles bas, neufs alors, vieux maintenant, où nous passions ou dans les boutiques de rez-de-chaussée desquels nous faisions quelques emplettes (1). Je me suis souvenue de la boulangerie dans laquelle, comme une récompense, ma mère s'achetait un gâteau et pour moi un pain au chocolat. C'était un grand luxe, ressenti comme tel, et j'avais compris qu'il valait mieux ne pas, sous peine de tempête conjugale, en parler à Papa. 

Pendant pas mal d'années, plus tard, nous repassions par là : un usage de l'usine permettait aux veilles de ponts ou week-end prolongés, de bénéficier "gratuitement" d'une demi-journée de congé sous réserve qu'un hiérarchique accord un "bon de sortie". Alors ma mère, de Taverny où nous habitions alors, nous emmenait ma sœur et moi jusqu'à l'usine d'où mon père sortait et qui prenait le volant jusqu'à Normandie ou Bretagne où nous allions retrouver la famille. Treffpunkt Poissy. 
Cette ville avait pour moi une aura de l'anticipation des retrouvailles avec mes cousins - cousines (2).

Enfin j'ai un souvenir vif d'une "opération portes ouvertes" alors que je devais avoir une dizaine ou douzaine d'années : nous avions pu enfin, nous les petites familles, visiter l'usine, une belle et instructive visite guidée. M'en était resté une indulgence infinie pour mon père - comme une prison mais tu n'as rien fait de mal -, et des impressions fracassantes : le bruit assourdissant des presses et l'odeur suffocante de l'atelier peinture, pourtant délicieusement spectaculaire (des carcasses de voitures avançaient dans une cuve et en ressortaient toutes teintes ; aux êtres humains les finissions). Je me souvenais d'un bâtiment en brique tandis que tous les autres étaient des hangars métalliques.

En repartant, via le RER A, je l'ai entrevu, ainsi que l'ensemble de l'usine, son impressionnante étendue, et le château d'eau si particulier qui la rendait repérable de loin. Songé avec émotion aux années de souffrance de mon père, qui était parvenu à force de travail à s'extraire des ateliers, mais cependant y se faisait violence de s'y tenir, d'y aller. Fullsizeoutput_19b4 

Être amenée à travailler dans cette ville, dans un métier que j'aime, alors que je m'approche de la fin de ma vie professionnelle, aurait pour moi un sens. Quelque chose qui dirait que le sacrifice de mon père d'avoir enfermé ses meilleures années, n'aurait pas été vain.

 

 

(1) Un supermarché, un des premiers en France venait de s'ouvrir en bas de la colline à Chambourcy mais nous y allions, me semblait-il, avec circonspection. Ma mère (et de fait moi) fréquentait encore majoritairement des boutiques où l'on entrait et où l'on demandait ce qu'il nous fallait sans toucher à rien qu'on ne nous ait donné parce que nous l'avions payé. En tant que petite fille que mettaient terriblement mal à l'aise les amabilités forcées des grands, inutile de dire que ma préférence allait tout droit au supermarché, en plus que c'était comme un tour de manège d'être perchée dans le chariot.  

(2) Curieusement, un de mes cousins m'a téléphoné alors que j'étais en chemin, comme s'il maintenait ainsi une vieille tradition. 

 


Le jardin d'acclimatation d'autrefois

 

    C'était LA grande sortie du dimanche de mon enfance, pas très souvent, car il fallait venir de la banlieue exprès et que ça coûtait cher (chaque manège, chaque attraction sauf le Guignol si mes souvenirs sont bons était payante séparément en plus d'un ticket d'entrée qui lui était modique).

Je me souviens fort bien des manèges représentés, moins des ours. Il y avait aussi des poneys que l'on pouvait monter, c'était ça mon bonheur. Les toboggans étaient en bois, c'était mieux d'être en pantalon, gare aux échardes sinon. Il y avait aussi un labyrinthe de glaces.

Le hic c'est que quand j'ai eu l'âge enfin de participer aux "vraies" attractions (comme les voitures que l'on voit avec des pré-adolescents), nous avions cessé d'y aller, la sortie étant devenue trop coûteuse et ma petite sœur moins intéressée que moi à son âge.

Je me souviens d'y être retournée en 1988 avec mes enfants via une organisation du Comité d'Entreprise de la banque, à l'occasion d'une éclipse de soleil qui tombait un midi de semaine. Nous n'avions pas vus grand chose car le temps était nuageux, mais un moment de quasi-nuit et le silence soudain des oiseaux, et puis d'être brièvement avec les enfants au lieu d'au travail, c'était bien.


Triste d'avoir eu raison enfant

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C'est ce pouët de Nate Cull qui m'y a fait songer : en fait notre époque est en train de donner raison à mes convictions enfantines, que les adultes ou les autres enfants s'étaient empressées de balayer d'un revers de main, d'une contrainte d'autorité, d'un ricanement.

Je me souviens très bien petite d'avoir tenté de lutter pour mon alimentation, avec des arguments qui, sauf concernant la préservation de la planète car comment aurais-je pu savoir que les élevages tourneraient à ce point ignoble d'industrialisation, étaient ceux des végans de maintenant.  Je n'avais pas les mots, à peine les arguments, Mais comment on peut manger des mammifères comme nous ? Mais le lait de la vache il n'était pas pour le veau ? ... et tout ce que j'ai réussi à faire c'est à ne pas me laisser imposer de manger du cheval (repas refusé alors que j'avais faim). C'était inaudible de la part d'adultes qui avaient soufferts de la faim enfants ou adolescents pendant la guerre, de la part de parents si fiers de pouvoir fournir des repas carnés au lieu de seulement le dimanche et de la soupe sinon, et dans mon cas comme j'étais réputée anémiée (1), on finissait de toutes façons par m'obliger, au nom de ma faible santé.

Je me souviens très bien, un peu plus grande, d'avoir été sensible au risque nucléaire (2), si j'avais été libre de mes mouvements je serai allée manifester à Flamanville et j'ai enquiquiné pas mal d'adultes pour qu'ils signent une pétition contre l'implantation d'une centrale à Plogoff (3), cette dernière protestation fut finalement victorieuse, quand je me rends au Guilvinec je me sens fiérote de la moi ado. [comme si ma si petite et limitée mobilisation avait été décisive, t'as qu'à croire].

Je me souviens qu'à la rentrée de septembre 1976 nous avions eu comme sujet de rédaction "Racontez un événement qui vous a marqué cet été", et que j'avais évoqué la catastrophe de Seveso, j'étais bien la seule. Je crois que j'avais eu une bonne note mais avec une remarque de la prof perplexe, qui n'avait pas songé qu'on puisse trouver marquant un événement général ; elle avait pensé que l'on parlerait de nos vies. Nous devions être deux ou trois dans ce cas, les autres ayant été marqués par des événements sportifs ou musicaux ou quelque chose de type mariage princier. J'étais en grogne permanente contre les avions qui polluaient l'air avec leur kérosène, il faut dire qu'avec Roissy tout proche il nous en passait beaucoup au dessus et une chieuse de l'empêchage des autres de jeter n'importe quoi n'importe où - c'était une époque où dans la rue, les gens jetaient par terre sans trop de scrupules qui un papier, qui un mouchoir de type kleenex, c'était récent, il n'y avait pas d'usage déterminé (4). Pour les mégots, la question ne se posait même pas, c'est intéressant qu'elle commence à poindre seulement ces dernières années, je crois que c'est parce qu'on supposait que le mégot c'était du tabac, un truc organique qui se dissoudrait. Contre l'usage de la voiture, je n'étais, en revanche, pas mobilisée : il y avait un conflit de loyauté vis-à-vis de mon père qui bossait dans une usine de construction automobile à Poissy, si l'usage se réduisait il pourrait perdre son travail. Je me bornais à me désolidariser des promenades du dimanche en voiture pour seulement se promener le dimanche en voiture, grande distraction des petites familles dont les chefs de famille avaient grandi lors d'un temps où avoir une bagnole était un suprême life achievement. On commençait tout juste à concevoir que fumer ne faisait pas de bien aux poumons de la personne qui le faisait, et que vraiment quand il y avait un embouteillage, l'air faisait tousser. Mais de là à penser à la tabagie passive et au fait que le petit pot d'échappement de ta petite voiture crachait l'encrassage des poumons du passant, il y avait un gouffre d'ignorance confortable.

En revanche nous étions très conscients que si l'humanité continuait à proliférer à la même vitesse, les ressources de la planète s'épuiseraient. Seulement les progrès avaient été si fulgurant lors des trente dernières années que l'on faisait une confiance éperdue en "les savants du futur" qui sauraient nous sortir de là, on mangerait des trucs en pastilles comme les cosmonautes dans leurs fusées.

Enfin je me souviens que Le président Carter (5), dans ses efforts, n'avait pas été pris très au sérieux - quand on pense quel président finalement fort décent il avait été quand on voit ce qui est maintenant au poste qu'il occupa -. Pour ma part à seize ans, je me rassurais en me disant vaguement que s'il allait faire plus chaud on allait moins utiliser de mazout de chauffage et que donc ça ralentirait qu'il fasse plus chaud. Et puis que la France se retrouve potentiellement avec le climat de l'Italie, je trouvais ça plutôt chouette comme perspective, en fait.

À part ce point d'optimisme juvénile, je me rends compte que l'époque et l'évolution de la situation ont rattrapé mes objections enfantines ou adolescentes, et j'avoue que c'est terrifiant. Je suis si triste d'avoir eu jadis raison.
Quant aux savants capables de nous tirer d'affaire, même si la technologie a progressé plus encore que dans nos imaginations les plus débridées, rien n'a changé, on les attend.  

 

(1) Je l'étais, mais plus sérieusement encore que ce que l'on croyait
(2) À 12 ou 13 ans je suis tombée en vocation sur tout ce qui concernait les atomes, un an après la relativité et au lycée la physique quantique.
(3) Un résumé des luttes de l'époque qui me semble correspondre assez bien aux souvenirs que j'en ai par ici.
(4) On a pu observer la même chose avec les téléphones portables, les premiers temps les gens faisaient n'importe quoi car pour beaucoup s'il n'y a pas un code auquel se conformer, c'est leur confort personnel sans gêne qui l'emporte. 
(5) J'ignore pourquoi mais on disait Nixon, puis Reagan, et les Bush furent père ou fils mais Carter c'était Président Carter, de même que Kennedy, c'était plus souvent Président Kennedy que Kennedy tout court.  


Quand le travail est devenu envahissant

 Les salariés doivent désormais s’investir positivement dans leur travail. L’autorité ne se satisfait plus qu’ils se laissent enfermer dans des paramètres coercitifs : ils doivent les épouser frénétiquement et en faire authentiquement un objet de désir. » Dans son enquête sur l’évaluation dans l’entreprise, publiée chez Éres sous le titre Le travail, au delà de l’évaluation, Damien Collard étudie les cas des personnels au contact du public à la SNCF, dans une préfecture, ou encore le labyrinthe de l’évaluation des enseignants-chercheurs. Entre déni du travail et imposition de « normes de service » souvent absurdes, c’est la dissolution du salarié dans sa conscience de bien faire qui semble programmée.

Jacques Munier dans sa chronique de ce matin sur France-Culture. 

    Je me souviens d'avoir vu cette tendance arriver : entre une époque où le travail est ce qu'il est, et où l'on demande certes aux gens d'être motivés mais dès lors qu'il est fait - et ce qu'on demande reste faisable - on leur fout la paix : d'une part sur leur vie privée, tant que tu respectes les horaires et arrives opérationnel, d'autre part sur leurs façons d'être - il suffit d'être correct et d'allure et de comportement - ; et une période où le management commence à s'immiscer, des objectifs commencent à être fixés qui ne relèvent pas du travail à effectuer, et ne sont pas mis en cohérence avec des moyens pour le faire, les horaires tendent à devenir sans limites (et sans paiement d'heures supplémentaires) on demande aux gens un savoir être et non plus un savoir faire, on n'a plus le droit de ne rien opposer, comme dans une dictature, avoir l'air réjoui de tout et n'importe quoi devient obligatoire sous peine d'être taxé de "non-implication". Pendant ce temps par rapport au coût de la vie réel, les salaires diminuent, et l'ancienneté n'est pas reconnue, au contraire, elle devient un facteur de moindre considération - vous êtes là depuis trop longtemps, soupçons d'être peu adaptables -. 
Longtemps je suis parvenue à survivre sans compromettre mon intégrité, mais je n'ai rien pu faire quant à organiser une résistance, tant de gens semblaient ravis de courber l'échine, ou paraissaient avoir des vies personnelles si réduites que peu leur importait que le travail structure tout, s'immisce partout. Ou alors ils étaient doués pour faire semblant de s'en satisfaire. 
Je ne savais faire semblant de rien du tout, dès que j'ai pu le faire sans que ma petite famille ne risque d'être à la rue, je suis partie.

Seulement voilà, tout le monde ne peut en faire autant. Il serait peut-être temps que l'on en revienne à des formes plus simples d'engagements professionnels, que les exigences concernent à nouveau les tâches à accomplir, les missions à remplir mais qu'on laisse les gens libres de les remplir au mieux à leur façon et sans intrusion.

PS : Par ailleurs un intéressant billet de blog chez Le Monolecte sur ce que le mouvement des automobilistes en colère dit éventuellement de l'état de notre société. 


34 ans après - lecture du livre de Denis Robert et ce qu'elle fait revenir -


    Il y a une dizaine de jours, je suis tombée sans l'avoir cherchée sur la série d'émission de France Culture concernant l'affaire Gregory, dans lesquelles Denis Robert lisait des extraits d'un livre qu'il a publié récemment et qui reprend l'essentiel de ses articles de l'époque complété des derniers développements. 

Pour autant qu'il m'en souvienne (1), je ne faisais pas partie des personnes passionnées par "L'affaire Gregory". Or ces émissions, qui m'ont fait lire le livre de Denis Robert (2) et le livre lui-même m'ont accrochée.

Une conversation avec Le Fiston m'a montrée que les nouvelles générations n'ont parfois pas même entendues parler de ce qui est devenu plus qu'un fait divers, un fait de société et quelque chose qui marqua tout le pays, avec une force qu'on connaît moins de nos jours où chaque affaire, du fait des flux d'informations internationaux et multiples tient l'attention publique moins durablement.

J'ai donc envie de rassembler mes souvenirs et quelques réflexions, de quelqu'un de quelconque qui vivait en ce temps là dans le pays où ce fait divers eut lieu il y a 34 ans de ça. Et ce que ça fait au fil du temps.

Comme je dispose de peu de temps, ça sera probablement peu articulé, plutôt du vrac. Je ne prétends rien résoudre, je n'ai pas tous les éléments, ni tout lu, et mon intérêt est récent et lié à la qualité du travail du journaliste joint à l'effet : passage du temps. 
(en fait je n'en reviens pas d'être encore là 34 ans plus tard et pouvant me rappeler)

 

*                    *                       *

1984

À l'époque de l'assassinat de l'enfant, je suis étudiante en 2ème année à l'ESTP. Occupée la semaine par les cours et tout le travail à fournir - moins une charge délirante qu'en classes prépa mais quand même : des projets à remettre à plusieurs, des oraux à potasser ... - et le week-end par aller voir les parents et donner de petits cours de maths pour tenter de ne pas dépendre entièrement d'eux financièrement. Les vacances sont le plus souvent garnies de stages sur chantier. Je vis en cité universitaire avec mon amoureux (devenu le père de mes enfants). Nous n'avons pas encore d'enfant - je crois que ça compte dans la perception que l'on peut avoir de ces drames qui constituent l'affaire -. J'ai été très malade en juillet 1984, une mononucléose et à l'automne suivant je peine encore à tenir le rythme.

Nous disposons d'un budget serré, ce qui fait que j'achète peu de journaux, même si j'aime en lire et qu'à l'époque l'achat d'un quotidien, comme boire un café dans un café ou acheter le pain, représentent de faibles dépenses même pour les petits revenus. Il n'y a pas l'internet pour les particuliers. Seuls quelques élèves ingénieurs dont les parents sont fortunés peuvent se payer les premiers ordinateurs personnels. Les téléphones portables n'existent pas encore. On doit appeler de cabines et un appel coûte cher dès lors qu'il n'est pas strictement local et se prolonge. Dans notre chambre de la cité universitaire, pas de télé. Nous voyons en revanche le week-end quelques JT en passant, des bribes, selon que nous sommes chez les parents de l'un ou l'autre. Notre principale source d'infos est la radio. Radios périphériques, toutes fraîches et encore assez militantes. Un peu aussi France Info. Et France Inter. 

Je suis une lectrice occasionnelle du Monde et de Libé. Une lectrice régulière mais en décalé du Nouvel Observateur auquel mon père est abonné. Biberonnée aux Agatha Christie comme je l'ai été, je suis restée une grosse lectrice de romans policiers. 

Je ne sais plus comment nous avons pour la première fois entendu parler de la mort de l'enfant, pour autant je suis persuadée d'avoir pensé, Quelle horreur ! Pauvres parents, tout en me demandant pourquoi ce fait divers parmi d'autre était évoqué au niveau national. Il y a hélas bien des enfants qui disparaissent ou meurent assassinés, et pour certains ça reste un drame régional, ou cité dans les médias nationaux mais brièvement. Je pense que j'ai été surprise assez vite qu'on en parle tant et m'être dit que c'était peut-être parce qu'il y avait une histoire de lettres anonymes menaçantes. Je crois me souvenir de m'être demandée, Mais comment peut-on en vouloir à ce point à des gens pour tuer leur gosse de 4 ans, et aussi mais quelle lâcheté. 
M'être aussi posé des questions quant à l'écart entre des idées générales que l'on peut avoir, j'étais très satisfaite de l'abolition en France de la peine de mort, et ce qu'on peut faire lorsqu'on se retrouve pris dans un cas concret : je me disais que si j'étais un parent d'un enfant qu'on assassinait et que je savais qui l'avait fait, je serais bien un peu capable d'aller tuer l'assassin, au grand jour, sans chercher ensuite à fuir. Je ne me disais pas que ça serait bien, et je pense sincèrement qu'ajouter de la violence à de la violence ne produit que du pire en pire, mais que ça serait plus fort que moi.

Et puis j'avais ma vie quotidienne intense et surchargée et je n'y ai plus pensé. Mais je restais étonnée du fait qu'on en parlait tant, encore et encore aux informations. C'est un fait divers, terrible pour les personnes concernées, mais n'y a-t-il pas dans ce pays, en Europe ou dans le monde d'autres faits ou débats plus importants.

Je me souviens d'avoir éprouvé exactement le même genre de surprise lors de la mort de Lady Di. Quelque chose survient, qui est bien triste, on est tous d'accord, mais qui au fond ne devrait concerner que les gens concernés - contrairement par exemple avec une série d'attentats qui ont des revendications politiques, qui concernent l'ensemble d'une nation, ou la mort de jeunes poursuivis par la police et qui se font électrocuter dans un transfo : certes un fait divers au départ mais qui dit tant sur l'état du pays, la vie de ses habitants dans certains quartiers, les relations avec les forces de l'ordre -. Sauf que voilà, d'un coup, ça prend d'émotion tout le monde, les médias font de l'omniprésence, le peuple ne parle plus que de ça. Alors qu'à la base, c'est un drame lié à des circonstances et des haines locales et non reproductibles. 

Malgré l'emballement, à mon échelle, j'ai peu de souvenirs de conversations tant entre camarades de classe que dans nos familles. Ça se passe plutôt d'entendre des gens au café ou dans les transports en commun. Peut-être même que si l'un de nous tente d'en causer, on lui dit, ça va, c'est triste mais on n'y peut rien, on n'a pas de temps à perdre, nous, on doit bosser.

Dans mon souvenir, très vite Bernard Laroche, un oncle de la victime est inculpé, une gamine de la famille, témoin de l'enlèvement aurait craqué et avoué. Très vite aussi elle revient sur ses dires. 
J'ai l'âge de me rappeler très bien comment j'étais à 15 ans et de me dire Pauvre gamine et trouver bizarre qu'on puisse interroger seule quelqu'un de pas même majeure. Je trouve bizarre aussi que ça soit une seule personne, l'assassin et le fameux "corbeau" évoqué un peu partout. Je voyais bien un crime collectif, même si ça n'était pas dans un train.

Et puis : on oublie, on a d'autres choses à faire, on bosse, on vit.
Il me semble que nous ne sommes pas mêmes conscients que ça continue du côté des médias.

Souvenirs d'une vague surprise passant devant un kiosque à journaux avec en Une d'un magazine à gros tirages encore des photos concernant l'affaire. Tiens, ils en sont encore là.

Souvenir aussi d'avoir entrevu le juge Lambert à des infos télé, l'avoir entendu parler, et m'être dit, On dirait un petit cheffaillon à la banque (3), c'est pas avec celui-là qu'ils résoudront le crime. Il me semble d'emblée si nul que je me dis que le gars qui a été en prison n'est forcément pas le bon.

 

1985 

Je crois qu'on zappe complètement que Bernard Laroche a été libéré, peut-être parce que nous sommes allés en Normandie pour les fêtes de fin d'année  (pas certaine de l'année, il se peut que je confonde). Normandie où il n'y a pas la télé, ni le téléphone et où nous n'écoutons pas même la radio puisqu'en présence de mes parents. Peut-être que j'entends quelques flashs d'infos en écoutant sur mon walkman ?

En revanche lorsque son assassinat est annoncé, là, nous avons capté. 
Et je crois que la première pensée aura été : Wouahoh ! et guère plus articulée que cela et très très mélangée. Une sorte d'admiration pour le père de l'enfant tué en octobre, tout en se disant qu'il a mal fait parce qu'il vient lui-même de créer un orphelin. Et puis, s'il s'était gouré ? Un peu de compassion pour l'homme assassiné si toutefois ça n'était pas lui le coupable.

Peut-être qu'après ça, je lis un peu des articles et ceux dans Libé avec l'impression que c'est un des rares journal où subsiste un vestige d'impartialité. 

Je me souviens d'avoir été surprise que le juge n'ait pas été sanctionné car même en n'ayant pas tout suivi c'était tellement Chronique d'une mort annoncée qu'il aurait dû prendre les précautions qui s'imposaient. 
Je me souviens d'avoir pensé que si j'écrivais un polar je pourrais y mettre un coupable qui tue quelqu'un qui avait été soupçonné pour encore mieux détourner les soupçons et que parce que puisqu'il aurait déjà tué une première fois il ne serait pas à ça près. Mais que c'était une réflexion technique et que je ne pensais pas que ce père-là ait pu tuer son fils. 

Ensuite il me semble que sauf à suivre les gazettes, ce qui n'est pas notre cas, hé bien voilà, le père de l'enfant Gregory est en prison parce qu'il a tué l'assassin de son fils et tout est vraiment pas bien qui finit mal, mais c'est finit. Quand même, s'être demandés, pourquoi dans cette famille ils s'en voulaient comme ça ? (Je veux dire : pour le premier assassinat, celui de l'enfant)

Du coup apprendre que la mère est arrêtée est une totale surprise. Je crois que c'est quelqu'un qui plaisante, un canular. Je pense que bon sang si ça n'est pas elle, voilà une mère orpheline de fils, dont le mari est en prison parce qu'il a fait justice lui-même et qui en plus est accusée de la pire horreur.
Je me dis aussi, sans savoir trop de détails, que pour qu'un juge ait décidé cela c'est qu'il devait avoir d'importantes preuves.

Il se trouve qu'avec quelques camarades de classe et sous l'égide d'un de nos professeurs les plus dynamiques, nous avions entrepris une session d'évaluations des modes d'évaluations pour des candidatures. L'originalité de la démarche m'avait intéressée : il s'agissait de se prêter à toutes les sortes possibles de tests de recrutement et autres modes d'évaluations d'une personnalité qui se pratiquaient à l'époque. En ce temps-là des tests d'agilité de l'intelligence, des tests de personnalité par questionnaires, des analyses graphologiques étaient ce qui se pratiquait le plus fréquemment. Nous avions aussi été évalués par une morphopsychologue de talent. 
Il en était ressorti que le méga bullshit c'était l'astrologie (not such a surprise), que la graphologie était la moins fiable, en particulier concernant les gauchères et gauchers et que la morphopsychologie était en revanche d'une efficacité stupéfiante. Seulement c'était sans doute lié au fait que notre interlocutrice était très forte, que c'était le vecteur qu'elle s'était choisi, mais que rien qu'en nous observant quelques minutes et en nous écoutant parler, même sans cette grille de lecture elle nous aurait stupéfiés.

Du coup en lisant quelque part, peut-être dans une salle d'attente médicale, que les preuves contre la mère du petit assassiné étaient des collègues qui l'avait vue poster une lettre et par ailleurs des analyses graphologiques, je m'étais dit que c'était quand même léger pour accuser une mère du pire des crimes possible.

C'est alors qu'il y avait eu la lettre de Duras, publié dans Libé.

Et soudain, ce qui était resté pour moi un fait divers terriblement triste avec un épisode de western rajouté et une probable erreur judiciaire très très moche en cours, devenait autre chose. 

De Duras, j'avais lu "L'amant" sans trop apprécier ni comprendre mais en comprenant que je comprendrais sans doute plus tard et que j'étais trop jeune pour apprécier. D'ailleurs j'avais une admiration induite, ce qui prouvait que j'étais admirative de la qualité d'écriture. Ce que j'avais pu savoir ici ou là de la vie de cette dame m'avait plutôt impressionnée. 
Et puis soudain ce document, ce texte qu'elle commet. Et de m'être dit, Mais ça va pas la tête, hé, madame, vous parlez de vrais gens, là, pas de personnages, de vrais gens avec un drame et un enfant mort dans une tombe dans un cimetière.

À un moment je me suis demandée si ça n'était pas fait exprès pour que les assassins ne commettent en réaction une erreur - j'avais toujours une impression de collectif, et après sa mort m'étais dit que Bernard Laroche disait sans doute vrai quand il affirmait n'avoir pas tué le petit, mais qu'il pouvait être le ravisseur, et d'autres après, voulant planquer le gosse le temps d'effrayer les parents avaient raté leur coup, étaient allés trop loin, ou que le môme trop malin les avait reconnus, bref que ça avait dérapé -.

Je crois me rappeler, faux souvenir recomposé ou vrai souvenir ?, que dans le même journal du même jour un papier beaucoup plus calme (et peut-être de Denis Robert) faisait la part des choses et évitait de crier au loup avec la meute en accusant la mère.

Le souvenir de l'époque c'est d'en entendre parler cette fois par tout le monde partout. Et que la culpabilité de Christine Villemin semble acquise. Que les gens sont horrifiés tout en la plaignant. Que ça discute sévère de savoir si sa libération était justifiée ou non. J'ai le souvenir de défendre plus d'une fois le bénéfice du doute. Que c'est une horreur supérieure de l'inculper si elle n'y est pour rien que de la laisser en liberté si elle y est pour quelque chose. Mais personne ne m'écoute tout le monde veut un ou une coupable, une théorie.

Je me souviens de m'être demandée si je vivrais assez vieille pour connaître un jour le fin mot de l'histoire. 

 Ce que le livre de Denis Robert m'apprend car j'ai l'impression que nous n'en savions rien c'est que le fameux corbeau procédait aussi par appels téléphoniques et que Christine Villemin à un moment fut en grève de la faim.



Les années suivantes 

Notre vie avance, toujours très remplie ; peu de temps pour suivre la suite de la suite des suites.
Je me souviens néanmoins de m'être réjouie de la libération du dessaisissement du juge incompétent, de la libération du père du petit et plus tard du fait que la mère ait eu un non lieu et ce père un jugement aussi équitable que possible : une peine de prison ferme parce qu'il avait tué et que sauf en cas de guerre, ces autorisations à chacun de virer serial killer, on n'a pas le droit, mais qui lui permettait de sortir rapidement compte tenu des mois de préventive. Je me souviens que ça n'était pour moi pas une surprise que le procès de Jean-Marie Villemin n'ait pas permis à la vérité de se faire jour.

Ce que le livre de Denis Robert m'a permis de piger, ce sont les enjeux financiers, des sommes d'argent importantes mais qui pour l'essentiel sont allées dans les poches des avocats ou dans la famille du meurtrier potentiel mais qui lui-même assassiné était ensuite passé victime. Qu'au fond c'était peut-être ça le pire tout le business autour de l'affaire, l'énormité des sommes d'argent, de ce que les journaux étaient prêts à débourser pour des photos rapaces en exclusivité, de ce que les avocats touchaient.

2017 et ensuite 

C'était pour moi une année difficile, avec un deuil majeur et tout ce qui s'ensuit, mais les nouveaux rebondissements de l'affaire donnaient l'impression que quelque chose en sortirait enfin. Quand j'ai entendu (au radio réveil, je crois, un matin) que le juge Lambert s'était suicidé j'ai cru qu'il avait enfin eu un éclair de lucidité et que c'était par accablement d'avoir mesuré le mal qu'il avait fait. 

Le livre de Denis Robert nous apprend qu'au contraire, il a laissé des lettres pour défendre envers et contre tout que c'était la mère qui fut infanticide, comme si le fait que lui se donne la mort allait prouver qu'il avait raison. Ça n'a pas loupé : résurgence des théories de type C'est elle la coupable sur les réseaux sociaux.

Je crois que les dispositifs décisionnaires dans le droit français ont depuis évolué, il y aura également eu l'affaire d'Outreau pour montrer que trop de pouvoir à une seule personne pouvait conduire à des erreurs judiciaires dramatiques, seulement pour tous les protagonistes de l'affaire Gregory, c'était trop tard. Même si la justice avait retrouvé un semblant de niveau respectueux de par le travail de Maurice Simon le président de la cour d'appel de Dijon. Seulement voilà tant de pièces à conviction ou d'étapes de la procédure dans les premiers temps avaient été rendues inexploitable que c'était un peu tard. 

 Il n'en demeure pas moins que ce qui au tout début à l'époque m'avait paru comme un fait divers comme hélas tant d'autres, a fini par devenir vraiment une affaire emblématique de l'état de fonctionnement du pays. 

Après lecture du livre, je me pose encore des questions qui m'étaient venues à l'esprit à l'époque : pourquoi ont-ils toujours pensé à un enlèvement en voiture ? Quelqu'un pouvait être passé à vélo ou à pied et que l'enfant connaissait, qu'il aurait suivi sans se méfier. Et qu'une voiture ensuite ait servi au transport mais plus loin ? D'où était venue la binarité : si ça n'était pas Laroche c'était la mère du petit l'assassin, alors qu'il y avait tant et tant de possibilités ? Pourquoi n'a-t-il apparemment pas été envisagé que l'enfant ait quitté seul l'avant de la maison et que ce soit ultérieurement parce que quelqu'un qui en voulait aux parents l'ait vu seul un peu plus loin que le passage à l'acte de tenter de mettre à terre le père en frappant le fils ait eu lieu ? Pourquoi le cachet de la poste de la fameuse lettre qui annonçait le crime semblait-il à l'avance n'a-t-il jamais été remis en question ? Et si l'heure figurant sur celui-ci ou le jour n'étaient pas les bons ?

Il est frappant également de constater combien l'exact même drame survenant de nos jours aurait peu de chance de rester irrésolu : il y aurait des téléphones portables bornant ici ou là, des photos d'amateurs révélant parfois par hasard la présence de telle personne ou de tel véhicule ici ou là à un instant donné. Peut-être qu'avec l'internet les gens même du même endroit vivraient moins dans leur jus et seraient moins à même de ruminer leurs rancœurs. 
Il y aurait eu des traces ADN exploitables et les enregistrements vocaux le seraient également. Le ou les corbeaux auraient utilisé les mails ou les réseaux pour envoyer leur venin et l'on aurait pu identifier leur adresse IP.

Je me demande si un jour viendra où cette affaire sera élucidée, peut-être par le biais d'une confession posthume laissée par écrit puis retrouvée. 

 

(1) Il faudrait que je me replonge dans mes diarii de l'époque, peut-être que j'y découvrirai qu'elle m'avait fait beaucoup penser.
(2) "J'ai tué le fils du chef" chez Hugo Doc paru en février 2018
(3) J'avais deux fois fait job d'été en agence bancaire 

doc :
un bref résumé video via Le Monde pas trop simplificateur ici
une chronologie de l'affaire, via l'Est Républicain
un entretien de Denis Robert pour Public Sénat
un entretien de Patricia Tourancheau et Denis Robert pour Telerama
le plus récent développement au moment d'écriture de ce billet : Le conseil constitutionnel saisi (article du Monde)

    


Jeter vite

 

    À force de ranger, à force de trier, je me suis rendue compte de quelques petites choses. Les voici 

(à compléter)

Le syndrome du souvenir personnel manuscrit

Je suis incapable de jeter toute trace d'écriture manuscrite de quelqu'un qui a disparu (mort ou rupture à caractère définitif). C'est curieux mais c'est comme ça. Ainsi de notes retrouvées écrites par mes parents, de celles qu'on prend pour soi, un relevé de cotes en bricolage, une liste de courses restées dans une poche de manteau. 
Du coup j'ai entrepris un grand ménage de mes propres gribouillis histoire de n'alourdir personne quand je serais partie en admettant que la descendance ait hérité de ce syndrome.

- Je suis peu capable de jeter une correspondance manuscrite. C'est mon côté vieille école. Je garde vos cartes postales. 
Pour la correspondance dont j'ai hérité, c'est pire (cumul des deux syndromes)

 

Le syndrome de la relique sociologique

Pour des tas de papiers, documents plus ou moins administratifs, je jette dès qu'il n'y a pas de délai de conservation légal à observer.
Sauf que.
Parfois le boulot n'a pas été fait dans le droit fil du temps.
Et du coup.
Ce ticket d'achat d'un équipement sportif, retrouvé quinze ans après s'est transformé en signe sensible de ta reprise d'une activité qui t'a menée un peu loin.
Difficile à jeter.
Cette addition de restaurant, sans grand intérêt sur le moment, encore lisible car manuelle est devenue souvenir d'une des dernières sorties faite à deux l'esprit libre, sans tracas de baby-sitting, avant la venue des enfants.
Ce billet de train d'un temps où tu le prenais souvent s'est insidieusement transformé en vestige d'un temps révolu.
Et d'une façon plus générale, diverses factures à l'encre persistante deviennent des traces d'anciens modes de consommation, de prix pratiqués qui paraissent incroyables tant les tarifs se sont élevés, de pratiques disparues (développements de photos argentiques, si courantes en leur temps, si rares à présent). 
Dès lors alors que je les aurais jetés sans hésiter en leurs temps, les voilà pourvus d'un intérêt "historique" et plus difficilement éligibles au recyclage.

C'est même totalement impossible pour certains documents concernant les parents, d'anciennes quittances de loyer, factures de gaz ou d'électricité, sans même parler des feuilles de paie ou de certains relevés de prestations sociales : parfois écrites à la main, sur des bristols couleurs cartons pâles (1) voire orangés, ils ressemblent désormais à des pièces de musée. Je ne peux que les garder, bien archivés.

Moralité : pour toutes les paperoles qui même en notre temps de dématérialisation nous échoient, il convient de prendre une décision rapidement, conserver si nécessaire (garanties, assurances, justificatifs requis) mais sinon jeter, et jeter vite. Avant que le temps ne les équipent d'un air injetable d'autrefois.

 

(1) Était-ce leur couleur d'origine ou un blanc cassé qui a évolué ?

 


Quatre ares cinquante centiares


    Moi que les documents administratifs et légaux mettent si mal à l'aise, avec leur langue au sens souvent dévié par rapport aux mêmes mots dans le langage courant, avec leur façon de créer une glaciation de la vie, une lyophilisation réduite aux instants les plus officiels - parfois en si cruels décalages d'avec la réalité charnue -, voilà que je suis tombée en fascination avec ce document. 

La copie n'est pas toujours très lisible, mais il en ressort clairement que mes grands-parents avaient acheté la petite maison, sa cour à l'arrière, son jardinet à l'avant ("Quatre ares cinquante centiares") en février 1943 lors d'une enchère à la bougie sur laquelle ils étaient les seuls enchérisseurs. Le nom de famille de certains des vendeurs - il s'agissait d'une large succession, une veuve morte sur place en 1940 et qui semble-t-il n'avait aucun descendant direct - est celui d'une famille dont ma mère me parlait comme des amis. Qui sait si mes grands-parents, qui avaient économisé en vain pour tenter d'acheter la maison où ils vivaient, au dessus de la boutique sur la place du marché, n'ont pas vu là l'occasion tout en ne laissant pas perdre leurs économie d'aider à dénouer une situation bloquée. 

Le document permet de comprendre qu'un propriétaire précédent détenait la maison depuis 1912. De quand date-t-elle donc ?

L'agrandissement qu'à fait faire mon père, un coin cuisine et une salle d'eau - WC et que je croyais construit d'à partir rien a en fait remplacé un cellier et une rangée de clapiers qui en dur existaient.

Ma grand-mère était probablement à l'origine de la décision, elle tient boutique au centre de la petite ville, une mercerie. Les autres femmes sont mentionnées "occupée au ménage", quant elle est "commerçante". Pour autant la phrase clef "En conséquence, Me Lemeland notaire adjuge [...]" stipule précisément "à monsieur et madame Gigory qui acceptent, la femme autorisée de son mari [...]" (1)

Signes encore plus cruels des temps, parmi les nombreuses personnes concernées par cette succession, trois des hommes étaient "actuellement prisonnier de guerre en Allemagne". L'un d'entre eux y a même un matricule et une adresse "14466 M.Stamlager S.C. [ou S.O., le document est peu lisible] Arbeit Kommando 1317].

Enfin, et le pire : dans les attendus ("Lesquels intervenants ont dit qu'ils se présentent [...], qu'ils sont mariée l'un et l'autre [...], que madame [...] était veuve, [...énumération de tous ceux concernés par la succession qui causait la vente]", cette précision finale : "qu'ils ne sont passibles d'aucune hypothèque légale, que tous les vendeurs sont de nationalité française et aryens." 

En effet à l'époque (2), eussent-ils été juifs, la maison aurait tout bonnement été confiée à un administrateur et certainement pas vendue en leur profit. Il tient donc à cela que la petite maison ait accueilli ma famille : personne n'était d'origine juive. Je tente de m'en accommoder en sachant que dans la petite ville, ce bout de Normandie, personne n'était concerné, que mes ascendants de fait n'ont grillé la place à personne, et que ça n'aurait rien changé, que la mention n'a été faite que parce que la loi inique d'alors le demandait, il n'empêche que ça peine. Me voilà extrêmement consciente que par deux fois dans ma vie, mes origines m'ont accordées un accès au logis (3). Et que c'était si discret que je ne l'ai su, ou n'en ai pris conscience qu'après, tant il est vrai qu'on ne sait par toujours qu'on bénéficie d'une sorte de rente séculaire de domination.

Je regrette de n'avoir pas connu l'existence de ce document auparavant. J'eusse aimé poser à ma mère quelques questions de son vivant. Il est trop tard à présent et un oncle par alliance est le seul survivant de sa génération. 

Le couple qui occupa la maison un moment s'était marié en 1897. Ils ont donc grandi du vivant de Victor Hugo. Comme c'est proche, comme c'est lointain !

Quant aux jeux des circonstances extérieures qui empêche de dérouler son existence, mes grands-parents maternels sont champions loin devant moi : une première guerre mondiale à leur 20 ans, une seconde en leur quarantaine et un achat de maison 1 an et 4 mois avant que la zone ne soit lourdement bombardée. Au fond mes difficultés admissibles ne sont que l'écho atténué perpétuant une tradition familiale. Et je suis plus âgée que ma grand-mère ne l'a jamais été.

 

(1) En revanche les femmes semblent de plein droit quand nécessité l'exige tutrices d'enfants mineurs garçons ou filles.

(2) Les lois "sur le statut des juifs" ont commencé à être prises en France dès octobre 1940. La confiscation de leurs entreprises et bien date d'un ordonnance du 18 octobre 1940 et depuis juin 1942 les arrestations ont commencé sans plus besoin du prétexte d'une infraction commise.

(3) L'autre fois c'était à la cité universitaire d'Antony, nous étions le seul petit couple d'étudiants locaux à demander un studio. Tous les autres, nous l'apprîmes à l'usage étaient occupés par des familles immigrées (avec enfants petits) qui trouvaient là des logis bon marché. Les étudiants français dédaignaient les lieux, réputés mal famés et effectivement très décrépis. La rapidité avec laquelle fut traité notre dossier reste pour moi le signe évident d'une discrimination positive.

PS : Un élément troublant est que la petite maison avait la même valeur chiffrée, à peu de choses près, en francs de 1943 qu'en euros de 2017 

PS' : Une des personnes mentionnée est "sœur naturelle de droit" de l'une des autres. Je ne suis pas certaine du sens de cette expression. 

 


Un peu de Prévert

    20161003_201104     Il y a dix ans je postais ici un billet souvenir, un peu stupéfaite par l'attention que la moi de quatorze ans avait pu prêter à l'annonce de la mort d'un vieux monsieur poète. Mieux formulé : impressionnée par le fait que pour une gosse de banlieue dans les années 70, connaître Prévert, au moins un peu de son travail, allait de soi.

"En écoutant voiture radio su que Prévert mort"

(Mon diario n'était ni a visée littéraire ni réellement journal intime, plutôt, comme ici ?, un journal de bord).

Ce qui m'épate à présent c'est aussi d'avoir via le blog une mémoire rafraichie de dix ans (et plus). 

PS : Quarante ans plus tard le "Regardé télé avec feu Malraux" me semble quand même un tantinet mystérieux.

[photo personnelle, 3 octobre 2016] 


Comme un fact checking de Jours tranquilles ;-)

 

Capture d’écran 2017-03-30 à 00.23.02

C'est un de ces soirs de début de printemps où s'enfermer paraît difficile et où je n'ai pas le courage de prendre le métro, pas pris mon matériel de vélib (casque et gilet réfléchissant), et où je me sens d'attaque après une bonne soirée pour traverser tout Paris à pied. 

Il se trouve qu'un bus m'est passé sous le nez (au sens littéral) marqué "Place de Clichy" alors j'ai sprinté pour l'attraper au vol du plus proche arrêt. Ce qui m'a accordé un splendide Paris by night (always such a delight) et qu'arrivée Place de Clichy comme j'avais ma montre de sport, l'idée s'est installée dans ma tête de vérifier la distance entre la place et chez moi ce qui à 30 mètres près pouvait donner la distance parcourue par le narrateur de "Jours tranquilles ..." lequel rentrait éméché en cinquante minutes du Wépler.

Hé bien donc la distance est de 2,5 km (à peu de choses près) et se fait bien en trente minutes (1) lorsque l'on n'a pas bu.

Pour les épisodes érotiques du bouquin, je sens que j'aurais plus de mal à procéder à quelque vérification technique que ce soit.

[en revanche pour ce qui est du bout de fromage dans le réfrigérateur, ce fut déjà fait] 

(1) de marche pas de course à pied.


Un petit tracas de temps (tic tac)


    J'ai toujours eu un problème avec le temps qui passe, et je pense que c'est à cause de ça qu'enfant j'ai commencé à écrire : le besoin d'un ancrage (encrage ?) face à son défilement affolant. Entre deux phases de longues heures de salles d'attentes ou de maladie, des bons moments qui filaient et qu'on se retrouvait au mauvais moment suivant, la vie cette grosse arnaque organisée par les grands. 
Devenue adulte à mon tour, je n'ai jamais sauf aux périodes de maladies (personnelles ou les plus graves des plus proches) trouvé le temps long. Ou si : à l'Usine une fois saisie par l'écriture et alors que ça correspondait à une époque de flicage de tous les instants et donc impossible de prendre une respiration, devoir aller aux toilettes jeter sur un calepin quelques notes - souvent les trouver illisibles au soir -, les journées de boulot n'en finissaient pas. Mais les soirs d'écritures une fois accomplie la présence et les devoirs familiaux passaient comme un éclair.

Ces derniers temps j'ai remarqué que j'avais comme un tracas avec la fin des années 80 et les années 90 du siècle passé. J'ai bien intégré que jusqu'en 1986, en gros mon enfance et ma jeunesse, l'âge venant, il s'agit d'un "autrefois". Le pays n'est plus le même, les mœurs, les façons de vivre ont évolué, les objets (irrésistible gif chez @sandiet), Capture d’écran 2017-03-19 à 22.13.06 pour certains ne sont depuis si longtemps plus utilisés que des adolescents d'à présent ignorent comment s'en servir si d'aventure ils en croisent.

Mais voilà :

Je ressens bien au quotidien que ma jeunesse est loin et ça y est j'ai parfaitement admis d'être d'un autre temps. Lorsque je regarde des images des années 60 que j'ai traversées bébé et petit enfant, c'est terriblement flagrant - une grande accélération des choses, que l'on croyait alors progrès, ayant eu lieu durant la décennie 70 -. Ce qui fait qu'en plus d'être assez amusant, on a l'impression d'être une survivante de temps anciens, c'est tout à fait digéré.

En revanche, et d'autant plus du fait de ma libération en 2009 d'un environnement professionnel qui n'avait aucun sens pour moi sinon permettre de payer notre logement, je n'arrive pas à admettre enregistrer que les débuts de ma vie d'adulte, l'air de rien, ont trente ans. Pour moi c'était hier, vraiment. Exactement comme si vingt ans n'avaient pas eu lieu et que je venais de commencer - ce qui n'est pas totalement incohérent, en tant que libraire mon expérience est de sept ans -. Je suis donc stupéfaite en constatant que les années 80 et même 90 nécessitent dans les films une reconstitution, que c'était même d'autres vêtements (1), qu'une video de 1987, que je perçois comme toute récente (je me souviens fort bien de ce que je faisais alors) date d'il y a trente ans, 30 ans, TRENTE !

J'ignore combien de temps perdurera cette stupéfaction. 

 

(1) Bon, ça c'est aussi que je m'habille sans modes. Et que depuis ma #viedelibraire et son manque d'argent je pratique le streetwear.