La crue, toujours - Effets de seuil des deuils

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Les photos de crue valent principalement pour ce qu'on devrait normalement voir et qu'on n'y voit pas.

Pour qui connait le coin, la Seine ce matin vue du RER C, du côté de Saint Gratien.

Grosse avancée sur plein de "things to be done", avec un enchaînement réussi de passages successifs (déménageur, électricien, releveur de compteur) dans la maison de mes parents vendue. 

Belle soirée à écouter  Shida Bazyar, mais j'aimerais écrire un billet à part. Son livre est très intéressant. Au point que j'aie envie de le lire en Allemand.

Et puis voilà qu'en ressortant, hâtive pour ne pas rentrer trop tard (contrairement à l'ordinaire), mon corps qui n'avait quasiment pas refréquenté la zone vers Iéna depuis que j'avais quitté l'emploi que j'avais dans ce coin-là, s'est mis à ré-éprouver la peine ressentie trois ans plus tôt au même endroit. Ma mémoire avec les lieux fonctionne comme ça, je passe à un endroit où j'avais vécu et ressenti quelque chose, un écho de ce que j'avais éprouvé (serrement de cœur si c'était triste, bouffée de joie si j'étais en bonne et joyeuse compagnie ...) revient plus vite que le cerveau pensant ne rapporte un souvenir, et c'est cette sensation qui justement déclenche le rappel de mémoire. Si je m'attends à passer par un lieu de mémoire, par exemple lorsque je retournerai vers le Parc Wolvendael, le fait même d'être sur mes gardes et de ne pas la baisser, peut éviter ce type de tourments. 
Seulement ce soir, j'étais encore la tête dans les lectures et quelques projets, alors ce retour de sensations m'a prise totalement au dépourvu, engendrant une remontée de la peine quasi intacte du deuil et du mauvais coup cumulé encaissé (1). C'est presque violent à en tomber (2). Et toujours dur, même si on sait que ce genre de crises s'espace jusqu'à disparaître un jour et que le sentiment qu'on éprouvait face place à une agaçante perplexité - comment ai-je pu être touchée à ce point ? -. Dur de constater qu'on n'était qu'en rémission, et celle-ci toujours au bord d'être remise en question.

Au lendemain encore une multitude de choses à faire. Alors il faut oublier, mettre ce genre d'états d'âme de côté, le noter pour encore plus soigneusement n'y plus penser, et une fois de plus avancer.

 

(1) Croyant recevoir des condoléances j'avais ouvert un message autopromotionnel absolument insoutenables en ces circonstances, insupportable et inconvenant, de la part de quelqu'un qui avait beaucoup compté - et que, même si ça fait des mois que nous nous étions écartés, je n'aurais jamais cru capable d'un tel comportement - 

(2) Souvenir d'une scène précise du film avec Kevin Kostner, No way out, dont rien d'autre ne m'est resté. Cet instant de défaillance vers 45' du film à l'annonce d'un décès (ou plutôt : qu'un crime avait été commis par lui inutilement). 

 


Éclats de tristesses

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Il y a de rudes tristesses, puis nous y pensons moins, puis nous n'y pensons plus, ou plus beaucoup. En tout cas pas dans nos pas quotidiens, alors que nous sommes accaparés par nos tâches domestiques ou nourricières et nos tracas présents, quand il ne s'agit pas brutalement de violentes catastrophes. 

Quand soudain par un jour de pluie, en allant bosser ou bûcher ou prendre un cours de danse, voilà qu'un véhicule entrevu nous en rappelle un autre, et celui qui le conduisait, et qui depuis le temps en a sans doute changé, mais voilà, on s'est repris au creux du plexus un violent coup de chagrin et l'on repense à l'absent·e, qu'il ou elle soit mort·e ou qu'iel nous ait quitté·e·s.  6a00d8345227dd69e2019affc5d9f4970b-800wi

Et l'on se surprend à souffrir, même si ça ne dure plus, alors qu'on se croyait guéri·e. 

C'est ballot. 

 

 

 

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Les concommittences assassines


    Il est des petits sales coups de la vie qui prennent un malin plaisir à survenir à point nommé, alors qu'on ploie déjà sous le joug d'une gravité, quelque chose de suffisamment lourd pour suffire à nous désespérer. 

Traversés de façon isolée, ils seraient pénibles mais une fois sortis de leurs griffes on pourrait par exemple en faire une anecdote pour fin de soirée à en faire sourire les amis ; ou sans aller jusque là, un souvenir mémorable de ceux que l'on se rappelle parfois avec la sensation même si ça n'était pas drôle d'avoir eu de l'intensité dans la vie.

Par exemple ça peut être un cambriolage dans une petite maison secondaire, un voisinage indélicat, une clôture séparative trop facile à franchir, une vitre que l'on casse, et il n'y a plus ni micro-ondes, ni machine à café, ni les bonnes bouteilles que l'on se gardait pour une occasion, ni la nourriture sèche que l'on conservait d'un séjour à l'autre, ni papier toilettes, ni balais de chiottes.
Pris isolément on peut se dire que cette société est bien malade qui poussent certains à se servir comme ça, que ça n'est pas bien grave, qu'on va faire réparer la vitre et racheter les machines.

Quand on découvre le forfait alors qu'on arrive un soir pour enterrer sa mère le lendemain, le truc fait mal. Très. Du sel sur une plaie.

Par exemple ça peut être un ancien bien-aimé qui pousse l'indélicatesse jusqu'à envoyer la réclame pour un roman qu'il publie avec sa dulcinée, quelque chose comme un an et demi après avoir lâchement quitté la destinataire. Au delà du chagrin renouvelé le message était si youkaïdi youkaïda qu'il aurait pu prêter à rire.

Quand le message est envoyé au lendemain du jour où l'on a un ami qui s'est fait assassiné avec ses collègues dans un attentat aux armes de guerre, et qu'on a commis l'erreur d'ouvrir le message (on se gardait bien depuis la rupture d'ouvrir quoi que ce soit venant de ce Ted Hughes réincarné) en croyant à des condoléances, ça met en danger. 

Par exemple ça peut être une compagnie d'assurance qui après avoir mis fort longtemps à répondre au sujet de la plainte pour vol avec effraction, déclare que l'absence de factures (même si ça n'était pas notre maison et que les factures devaient être détenues par une personne morte à présent) ne leur permet pas de rembourser le vol mais seulement le bris de verre. On peut se dire qu'OK, tant de gens jouent les Fillon que les assureurs de nos jours n'accordent aucune bonne foi potentielle à leurs adhérents.

Quand le message téléphonique parvient à l'instant d'avoir raccroché avec un des membres de la famille retourné pour quelques jours au calme dans la maison et qui appelait pour signaler une nouvelle infraction, même si ce sont des soucis de riches, ça donne envie de s'arrêter et de laisser les autres trimer. 

Parfois ça peut même le faire avec des choses qui autrement auraient été plutôt jolies, c'est l'enchaînement lui-même qui en fait une horreur.

Par exemple une cliente de librairie qui appelle pour demander si nous aurions par hasard, je sais que cette demande peut vous paraître bizarre, mais un livre de recettes de cuisine faites avec des fleurs, ça pourrait constituer une charmante brève de librairie.

Lorsque l'appel survient alors que malgré l'attentat meurtrier de la veille et le message si blessant et invraisemblable du matin, on a trouvé pourtant la force d'aller au boulot, que le téléphone sonne alors qu'on y parvient et qu'on décroche, première tâche de fait de la journée travaillée, il fait se demander si l'on n'est pas en train de sombrer dans une forme de folie, ou si le monde lui-même n'a pas tout bonnement quitté la réalité.

Lorsque par là-dessus le compagnon de route, celui qui devrait quand même éventuellement pouvoir constituer en cas de coups durs un soutien en profite systématiquement pour péter un câble et entrer dans des colères violentes ou des bouffées délirantes d'assassinats du monde entier, ça donne bigrement envie de reprogrammer l'univers et ses chronologies afin que les ennuis ne puissent se passer à plusieurs pour un humain donné dans la même unité d'espace temps. Qu'ils aient, entre autre, un temps de latence minimal à observer.

 

C'est le moment de se rappeler de "La Crisi" de Coline Serreau et de l'avoir déjà remerciée : 

(à 2'30")

 

 


Quand j'aurai les cheveux blancs on verra que j'ai les yeux clairs


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Comme suite à une conversation avec Sophie et Boulet, au sujet des gaffes que l'on peut faire sur la couleur des yeux des personnes qui nous sont proches. 

Je ne sais pas définir la couleur des miens. La plupart du temps ils semblent bruns. Quelqu'un avait remarqué que ça n'était pas le cas. Ce quelqu'un n'est plus là. 

[et à nouveau songer : quel merveilleux dimanche que dimanche dernier]

 


Ce qu'est être une femme

 

    "[...] j'ai découvert assez tardivement ce qu'est être une femme, en écrivant Le quai de Ouistreham. Car avant, pour moi, l'essentiel était gagné : les femmes votaient, avaient un compte en banque, travaillaient ... En plus, j'étais journaliste-reporter, je ne me voyais pas comme une femme, ce n'était pas la question, pas l'objet. 
Puis en faisant ce livre, en étant dans la peau d'une femme de 50 ans, seule, qui cherche du boulot, là, vous comprenez ce qu'est être une femme en France aujourd'hui. Ce regard condescendant sur les femmes, [...]" 

Florence Aubenas entretien dans Les Inrocks du 5 au 11 avril 2017

 

Je ne suis ni n'étais journaliste-reporter, seulement ingénieure et à présent libraire. Seulement il m'est arrivé peu ou prou la même mésaventure : dans un job ou je ne me percevais pas avant tout comme une femme, c'était un travail qui nécessitait du cerveau, j'ai avancé dans la vie avec un parfait aveuglement quant à ce monde des grands mâles blancs dans lequel, malgré de gros progrès du moins en Europe, dans les années 60 et 70, nous baignons.

Je voyais aux discriminations des causes explicables, par exemple sur les salaires et les postes intéressants, il était clair que les congés maternités étaient pénalisants (1) et j'ai ainsi eu droit, pour deux enfants, à quatre année sans aucune progression, celles du départ ("Vous comprenez cette année pour vous sera tronquée, ce ne serait pas juste par rapport à vos collègues qui auront fait l'année en entier"), celles des retours ("Vous n'avez pas de prime [ni d'augmentation, faut pas rêver, et je n'en demandais pas tant] cette année, vous venez de reprendre le travail, nous n'avons pas pu vous évaluer"). Seulement voilà, absences il y avait eu, même si c'était rageant, c'était compréhensible.

Et puis les discriminations de type nipotisantes étaient fortes dans ce milieu où certains et certaines, aux diplômes prestigieux (2) ou (inclusif) pedigree parfait, étaient embauchés en tant que hauts potentiels et destinés à des passages rapides aux postes intermédiaires, tandis qu'à niveaux d'études équivalent d'autres étaient embauchés pour souquer, condamnés à rester longtemps sans progresser aux postes où leurs compétences bien souvent les piégeaient.
Du coup, le fait qu'être une femme fût mon principal handicap ne m'avait pas effleuré. Ou seulement par sa conséquence : celui d'être mère de famille et tiraillée sans relâche entre travail et famille. 

Les différentes occasions où je me suis trouvée confrontée à des impossibilités genrées (jouer au foot en équipe, travailler sur un chantier une fois le diplôme d'ingénieur Travaux Publics en poche), j'ai toujours cru, ô naïve, qu'il s'agissait de vestiges d'un ancien temps bientôt révolu. Que j'arrivais simplement un tout petit peu trop tôt. Et que si un jour j'avais une fille, elle penserait que je parlerais de temps reculés si j'en venais un jour à le lui raconter. 

Par ailleurs, je ne suis pas particulièrement séduisante ni jolie, et mon éducation de gosse de banlieue m'a appris à me battre un peu, ce qui sans doute m'a épargné bien des ennuis : les quelques fois où des hommes ont eus envers moi des débuts d'attitude prédatrice, j'ai réglé ça sans avoir eu le temps d'avoir peur, en faisant face ou en filant, et ce fut assez peu fréquent pour que je range ces épisodes dans le casier Bon sang ils sont relouds les mecs une fois bourrés. 
J'ai vécu en couple stable depuis mes vingt ans, et jusqu'à très récemment j'étais totalement inconsciente que ça avait constitué une forme de protection : la plupart des hommes respectent, en tout cas lorsque la femme n'a pas un physique ou une surface sociale de femme trophée une forme de pacte de non-agression.

Il aura fallu les blogs et les réseaux sociaux qui ont libérés les témoignages, que certains hommes se mettent à dépasser les bornes aussi (il y a eu en quinze à vingt ans, un méchant backlash) et qu'enfin je devienne proche d'un homme qui se révélera plus tard et malgré une grande sensibilité et une apparence de féminisme (3) être de ceux qui considèrent tout naturellement les femmes comme des êtres de catégorie B, présents sur terre pour se conformer aux aléas de leurs désirs et qu'ils ne respectent ou révèrent que lorsqu'ils sont, pour des raisons essentiellement d'apparence physique et de jeux séductifs (4), devenus amoureux fous, il aura donc fallu tout ce cumul en peu de temps, pour que j'ouvre les yeux à mon tour et comprenne dans quel monde en réalité nous vivions.

Un livre aussi, d'Henning Mankell (5), Daisy sisters, qui m'a fait découvrir qu'une égalité possible que je croyais effective dans les pays nordiques, n'était pour l'heure qu'une illusion. La situation et les rapports entre les unes et les autres était simplement un peu moins pire qu'en France ou en Belgique, mais (hélas) pas tant.

Sans le faire exprès, j'ai finalement pas si mal lutté puisque je ne me suis jamais laissé dicter ma conduite par cette pression sur les femmes qu'exerce la société. Jusqu'à mon nom que bien qu'étant mariée j'ai conservé. Simplement je n'avais pas conscience d'être un petit rouage d'un plus vaste combat. Et pour moi le combat est contre les normes sociales, contre le poids du conformisme (dont certaines femmes sont les premiers vecteurs), contre le patriarcat, et non contre les hommes, dont beaucoup font ce qu'ils peuvent entre leurs aspirations (et désirs) personnels et le poids des siècles, dont pour le meilleur et pour le pire ils ont hérité (6). 

Il faut donc plus que jamais tenir bon, expliquer, ne pas se laisser faire et continuer.

C'est pas gagné.

 

[je me rends compte en relisant que ça doit assez ressembler à ce que ressentent des personnes que leur orientation sexuelle ou leur couleur de peau conduisent à être traitées différemment dans nos sociétés et qui n'en aurait pas pris conscience tôt dans l'enfance pour peu qu'elles aient grandi dans un milieu d'esprits ouverts ; mais je ne saurais parler pour eux, blanche et hétérosexuelle chanceuse que je suis]

 

(1) D'autant plus que je travaillais dans le milieu bancaire où à l'époque et j'en fus ravie, ils étaient particulièrement longs, permettant de bien avancer le bébé dans sa vie avant de devoir le confier à des tiers pendant qu'on filait gagner notre vie.

(2) La hiérarchie entre Grandes Écoles, ça n'est pas rien.

(3) Même les plus grands chanteurs ou poètes lorsqu'ils se croient entre eux, en viennent à tenir des propos sidérants (et si décevants). 

(4) Certaines femmes sont très à l'aise dans ces partitions là. J'ai toujours pensé que ça revenait à prendre les hommes pour des cons. Et puis un jour j'ai mesuré à mes dépends à quel point c'était efficace.

(5) preuve parmi d'autres que certains hommes ont tout compris et son nos frères humains pas des ennemis.

(6) Par exemple me fatiguent les tâches ménagères, je peux donc parfaitement comprendre que c'était trop cool pour eux d'avoir comme si c'était naturel, les femmes qui s'en chargeaient. Je ne peux nier qu'à leur place j'en ferais autant. M'agace que si j'étais un homme personne jamais (et sans doute pas ma propre conscience) ne me reprocherait jamais d'être un mauvais ménager. 

 

 


Cinq avril


    Un des plus beaux jours de ma vie a cinq ans aujourd'hui, retrouvailles dans Paris, les enfants alors adolescents, une amie intelligente, Denis qui m'a sans doute oubliée depuis, l'hôtel qui, prétendra l'autre par hasard, a été choisi à deux pas de la librairie où je travaille alors, un tour pour saluer mon patron, et un moment heureux, malgré la fatigue, l'impression que c'est ma vraie vie, enfin, que tout a un sens, que ma place est la bonne, qu'après bien des péripéties, je vais enfin pouvoir donner ma pleine mesure - plutôt que de jouer perpétuellement en défense, passer mon temps, dépenser mon énergie à éviter pire ou le but encaissé final qui disqualifie -. 
Quelle illusion !

Un an et deux mois plus tard tout s'effondrera, ces deux là qui comptaient fort, n'auront plus besoin de moi, peu après la librairie elle-même disparaîtra. Je n'ai rien décidé, rien voulu, peu vu venir à l'avance (1), voire rien du tout. Ainsi va la vie qui nous balance dans tout autre chose que ce qu'on croyait en cours, ce pour quoi on travaillait (s'il s'agissait de travail, par exemple).

Plus tard, il y a eu le 7 janvier 2015 et là c'était l'époque entière qui venait de changer.  Par rapport à une peine personnelle, c'est bien pire.

À présent que de nouvelles perspectives de travail stimulantes se dessinent, et après un dimanche merveilleux qui me laisse croire que la collection "plus beaux jours de ma vie" est loin d'être finie, malgré le contexte politique affolant, je crois à nouveau à de bonnes choses possibles. 

En cette date anniversaire, que tous les autres protagonistes auront oubliés, peut-être pas la jeune fille, peut-être pas Noé, qui sait, peut-être pas mon ancien patron, pas tout à fait - nous ne nous sommes pas perdus de vue, j'espère que nous nous reverrons même si, scotchée à un lieu de travail (même si celui-ci change), limitée par le manque d'argent, je ne voyage presque plus -, je mesure qu'il m'aura fallu cinq années avant de reprendre les forces qu'il fallait. Could have been worth. 

 

 

(1) pour la librairie, ça s'est plié en trois mois : le redémarrage de mars qui n'avait pas eu lieu.


"À quel âge sommes-nous nous-mêmes ?"

12717866_10207358391931088_7563836720802295213_nJe lis ceci sur le blog de Carl Vanwelde qui d'habitude m'est d'un grand réconfort, moins sur le billet  que je cite et dont la citation initiale me donne, pour des raisons affectives encore mal cicatrisées, la nausée. Mais il faut savoir faire la part des choses et la suite est fort intéressante : 
 
"Ils sont un vieux couple maintenant. Elle a perdu les jambes, il a perdu la tête. Il lui trouve une ressemblance avec sa femme, qu'il aimait tant. Elle lui dit qu'elle est sa femme, qu'il arrête donc de dire des bêtises. Elle en est triste, il en est contrarié. Il lui rétorque que sa femme était blonde, mince, avait la peau lisse et une voix douce, elle travaillait à l'Inno, il s'en souvient comme si c'était hier. Elle arrête de le convaincre, le laissant à ses fantômes. A quel âge sommes-nous nous-mêmes, avant de n'être plus qu'une image souvenir? En combien de personnes successives s'égrène notre existence, et où s'envolent celles que nous fûmes aux divers âges de la vie, dans quel ciel, dans quel récit, dans la mémoire de quel être cher? Y retrouvent-elles qui une fonction prestigieuse, qui un amour d'enfance, qui un enfant parti trop jeune? [...] Tout est vrai successivement. [...]"

Il se trouve que c'est une question que je me pose ces temps derniers bien souvent.

D'abord pour ma mère, dont le cerveau semble fonctionner encore parfaitement, du moins en ce sens qu'elle est égale à elle-même. Mais son enveloppe corporelle n'est plus qu'un squelette avec de la peau sur les os et un ventre gonflé pour lequel elle refuse le traitement pourtant logique qui la soulagerait. 
Je me dis que ce qui reste d'elle n'est pas la vraie elle-même. Cette femme sportive et dynamique qu'elle aura été durant l'essentiel de sa vie. Je pense d'ailleurs qu'elle n'est plus elle-même depuis certains propos xénophobes et racistes tenus ces dernières années. La vraie elle-même ne pouvait s'abaisser à de telles pensées.
 
Ensuite, pour moi aussi. J'ai traversé des années difficiles, en 2005/2006 puis 2013 j'ai eu le sentiment d'être expulsée de ma propre vie. Ça allait mieux depuis que j'avais retrouvé un emploi stable dans une librairie humaine avec des clients pour la plupart chaleureux et d'âme élégants. Le cumul de malheurs et tracas depuis l'été est sans doute en train de remettre cette relative accalmie en cause.
C'est un peu différent des périodes de malheurs précédentes : je ne suis pas exclue de ma vie, celle-ci suit son cours, en revanche la part personnelle en est réduite à presque rien. Mon temps est englouti et j'ai beau aimer mon métier et me sentir heureuse lorsque je travaille, entre hôpital, suites calamiteuses de l'affaire de la fuite d'eau invisible et horaires de travail complets, je me sens étouffer. Est-ce vraiment moi cette personne qui fait ce qu'elle a à faire mais sans moments apaisés, sans personne pour vraiment se soucier, sans temps pour écrire (à part, en désespoir de cause, ici) ? Je ne me retrouve qu'aux heures d'entraînements. Car cette décision de me mettre au triathlon c'est moi, vraiment. Seulement, entre Noël et jour de l'An, il n'y en a guère. 
 
À quel âge sommes-nous nous-mêmes ?

Je crois que je l'ai été en 2012, j'avais 49 ans, un boulot que j'aimais pour quelqu'un qui en valait la peine, je me croyais aimée, dans chaque interstice j'écrivais, et d'ailleurs un petit quelque chose avait été publié.
Cette photo (merci Douja) d'un soir d'octobre, alors que nous recevions Joël Dicker avant que sa "Vérité sur l'affaire Harry Québert" n'atteigne des sommets de succès, avant son premier prix remporté, marque un instant de ma vie où j'étais moi plus que jamais. Bonne Mascotte et heureuse de l'être. Et même mon grand ami, mon presque frère, était présent. 
 
Depuis mi 2013, ça n'est plus tout à fait ça. Je lutte sans arrêt pour limiter les dégâts. Plus encore que la fin de cette belle librairie cette année-là, et la rupture subie si violemment au même moment, même s'il y avait 320 km d'écart il y avait concordance des temps, ce sont les journées des 7, 8 et 9 janvier 2015 qui m'ont éloignée de moi-même. Mon visage, d'un seul coup, s'est affaissé. Je n'étais plus la même, plus tout à fait.

J'ai peur que 2017 apporte de si grands tourments collectifs que nous tomberons tous dans la simple survie. Que vais-je encore me faire arracher ? Et par qui ?
Peut-être que je [me] suis pour de bon perdue. Peut-être que le sport et le travail me permettront d'amortir la dégringolade [même] dans un monde en conflit. 

Est-il possible d'être soi-même lorsque tout se délite ?

 


Les petites fourberies de la vie

20161026_195119Tu rentrais après une belle journée de travail, heureuse de tes débuts aux entraînements de triathlon, heureuse dans ta vie de libraire, satisfaite d'avoir couru le midi ou de prévoir de le faire, enchantée par certains de ceux que tu fréquentes dans ta vie, soulagée par une nouvelle encourageante concernant la bien-aimée de ton grand ami, réjouie à la perspective de tes vacances prochaines, bref, solidement dans le présent et un peu dans des perspectives intéressantes de ta vie, quand soudain tu t'es mise malgré toi à suivre une conversation que tenaient dans le RER un jeune homme et une jeune femme puis comprendre pourquoi. Ils parlaient flamand.

Et soudain tu retournais là-bas, tes premières amours ou d'autres, une existence entrevue dont la porte par deux fois t'avait claqué sur les doigts.

Tu as bien tentée de te consoler en constatant que depuis tout ce temps tu pigeais toujours, en songeant aux films de Félix van Groeningen, le mal était fait, les chagrins à nouveau clignotaient, le passé recommençait son travail de sape.

En même temps tu aimes toujours ce pays où tu te sens si facilement (trop ?) chez toi. Tu ne peux pas regretter ça.

Tu te demandes jusqu'à quand tu resteras sensible à cette catégorie précise de petites fourberies de la vie ou si un jour enfin la douleur même en cas de rappel en mode Madeleine de Proust ne se ravivera pas.  

 

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Transports (mais pas seulement)


    Journée intense, elles le sont toutes depuis la rentrée, en gros. Mais particulièrement. Ou bien c'est le rhume qui diminuant l'énergie relève toute activité à une hauteur d'exploit. Gros coup de moins bien, d'ailleurs, en fin d'après-midi, mais nous étions deux, livraisons tardives (18h15) et le malaise passe.

La voix revenue, quoique de casserole, probablement très désagréable pour l'interlocuteur. J'évite donc de trop émettre de sons. Mais comment ne pas parler en tenant un commerce ?

Journée très étrange du point de vue des transports en communs : un bus qui à un embranchement prend l'opposé de sa direction habituelle, sans que rien n'ait été indiqué - ce qui me laisse le doute solide d'une erreur de la conductrice, laquelle semblait nouvelle sur la ligne (1) -. Il fait un temps splendide, je ne suis pas en retard malgré le détour mais l'expérience reste étonnante.

Au repartir : juste après une annonce glorieuse comme c'est devenu de mise "Le trafic est fluide sur votre ligne, tout se passe très bien", une autre annonce : la présence de mystérieux "gens aux abords des voies" crée une interruption totale momentanée. Ensuite j'arrive après changement dans une gare en pleine évacuation de quai pour cause de "colis suspect". À ce moment-là m'être demandée ce que me réservait la suite.
Finalement, rien, si ce n'est une très jolie scène de faire connaissance deux filles un garçon dans le métro, les deux filles ensemble, esquivant un dragueur de couloirs, et le jeune homme ne perdant pas le nord et en profitant pour engager la conversation. Je me suis sentie trop vieille pour y prendre part, mais j'ai bien aimé. C'était comme du temps de l'insouciance (relative).

Incidemment et en préparant mon boulot de "modératrice" comme on dit, j'apprends ce que faisait un ami le samedi 30 septembre 2000 à 17 heures. J'étais pour ma part à neuf ans de ma "libération", à sept ans de mon premier contact avec F., au début de mon amitié fondatrice avec m., quatre ans après l'incendie dans lequel nos bureaux avaient brûlés. Mes enfants ont dix et cinq ans, autant dire que je n'ai pour ainsi dire pas de temps personnel. À moins de retrouver un agenda, un carnet, j'ignore ce que je faisais ce jour-là à cette heure. Probablement étais-je au cours de danse. Mon seul moment à moi, hebdomadaire. Il est quand même étrange de savoir avec précision ce que faisait un ami seize ans plus tôt.

Trois jours encore à ce rythme - que j'aime quand je suis en forme, il faut bien l'avouer -. Puis j'ai bon espoir de reprendre une activité normale avant mes congés. 

 

(1) Depuis avril, je connais et reconnais les pilotes ; finis par savoir avec lesquels je peux ouvrir un livre ou non.  


Searching back for Sugar Man


    C'est notre petite radio locale qui en diffusant régulièrement de ses morceaux m'a permis de sortir (non sans peines les premières fois) de l'incapacité de réécouter Sixto Rodriguez. Le film de Malik Bendjelloul avait été mon carburant de la fin 2012, début 2013, je l'avais vu trois fois, ça me criait, Tout n'est pas perdu. a match is never lost, et nous l'avions partagé, sans doute notre dernier bonheur commun - même si tu faisais la fine bouche en mode, Allez, il n'était pas si oublié que ça -. Nous avions même envisagé d'aller à l'un de ses concerts ensemble, j'y suis quasiment allée avec mon meilleur ami (en fait nous fûmes 2 x 2, nous échangeant nos impressions en cours par textos). Mais voilà, c'est peu dire que ces concerts au Zénith furent catastrophiques, à hésiter sur ce qui est le plus décent vis-à-vis de l'artiste, partir afin de n'être pas spectateurs du naufrage ou rester en se bouchant les oreilles (1). Je me souviens d'avoir même demandé conseil à mon ami Gilles, Au secours, c'est quoi le moins pire ? Erika, qui la première m'avait dit Vas-y (au sujet du film) en prenant soin de ne rien spoïler, et lui furent des spectateurs de La Cigale, apparemment moins manqué.

Quelques jours plus tard, rupture subie, alors même que je préparais un travail de modératrice pour toi. Rupture sans signes avant-coureurs, si ce n'était un aller-retour à Paris quelques temps plus tôt, trop boulot boulot (soi-disant) pour qu'on se voie et cet étrange week-end en Baie de Somme sans proposer que l'on s'y retrouve et surtout : toi qui ne voyageais pas. Tu m'avais écrit qu'il s'agissait d'un repérage pour un roman, ce qui était étrange, tu ne m'en avais rien dit avant alors que j'étais souvent l'élément stimulant et l'avais clairement été des trois précédents.
Ce genre de choses ne prennent hélas sens qu'après coup. Sur le moment, tout juste l'esquisse d'une alarme, de celle dont parlait si bien Jaddo dans celui-ci de ses billets, et comme tu avais été beaucoup souffrant, m'être dit que c'était signe que tu allais mieux et que peut-être tu souhaitais me faire une surprise en guise de remerciement d'avoir été là en soutien tout le temps. Au fond, je n'avais pas tout à fait tort, la surprise y fut. 

Dès lors le naufrage de Sixto se trouva lié au mien, nous était commun un facteur d'âge, voilà, c'était beau ce nouvel espoir tardif - le sien professionnel, le mien affectif - mais il y a certaines choses qu'il faut faire quand il faut les faire. Après, c'est trop tard. 

Je n'avais plus réécouté Sixto "Sugar" Man depuis lors (2), il aura fallu la radio pour retrouver ce plaisir, non pas intact, l'association d'idées y est, quoi que je fasse sa musique me renverra en arrière-pensée à un sentiment massacré, mais assez fort pour me permettre d'y reprendre goût.

Alors je me suis mise en quête de ce qu'il était devenu depuis, sa santé s'était-elle encore dégradée ?

Et j'ai lu cet article d'Émilie Côté au sujet d'un Olympia en septembre, cette fois-ci réussi. Avec en prime une vigueur politique, qui fait chaud au cœur.

Allons bon, tout n'est donc pas perdu.
(merci Radio Nico)

 

(1) Cet article de l'époque écrit par Laure Nalian pour Culturebox exprime bien le malaise 

(2) D'autant plus que le cinéaste qui l'avait révélé, Malik Bendjelloul, en mai 2014 s'est suicidé. Il était donc réellement devenu impossible d'écouter la musique de Sugar Man en toute légèreté. Et ce d'autant plus que cette mort demeure, semble-t-il, un mystère (article d'Andrew Anthony pour Le Guardian, 13 juillet 2014)