"[...] j'ai découvert assez tardivement ce qu'est être une femme, en écrivant Le quai de Ouistreham. Car avant, pour moi, l'essentiel était gagné : les femmes votaient, avaient un compte en banque, travaillaient ... En plus, j'étais journaliste-reporter, je ne me voyais pas comme une femme, ce n'était pas la question, pas l'objet.
Puis en faisant ce livre, en étant dans la peau d'une femme de 50 ans, seule, qui cherche du boulot, là, vous comprenez ce qu'est être une femme en France aujourd'hui. Ce regard condescendant sur les femmes, [...]"
Florence Aubenas entretien dans Les Inrocks du 5 au 11 avril 2017
Je ne suis ni n'étais journaliste-reporter, seulement ingénieure et à présent libraire. Seulement il m'est arrivé peu ou prou la même mésaventure : dans un job ou je ne me percevais pas avant tout comme une femme, c'était un travail qui nécessitait du cerveau, j'ai avancé dans la vie avec un parfait aveuglement quant à ce monde des grands mâles blancs dans lequel, malgré de gros progrès du moins en Europe, dans les années 60 et 70, nous baignons.
Je voyais aux discriminations des causes explicables, par exemple sur les salaires et les postes intéressants, il était clair que les congés maternités étaient pénalisants (1) et j'ai ainsi eu droit, pour deux enfants, à quatre année sans aucune progression, celles du départ ("Vous comprenez cette année pour vous sera tronquée, ce ne serait pas juste par rapport à vos collègues qui auront fait l'année en entier"), celles des retours ("Vous n'avez pas de prime [ni d'augmentation, faut pas rêver, et je n'en demandais pas tant] cette année, vous venez de reprendre le travail, nous n'avons pas pu vous évaluer"). Seulement voilà, absences il y avait eu, même si c'était rageant, c'était compréhensible.
Et puis les discriminations de type nipotisantes étaient fortes dans ce milieu où certains et certaines, aux diplômes prestigieux (2) ou (inclusif) pedigree parfait, étaient embauchés en tant que hauts potentiels et destinés à des passages rapides aux postes intermédiaires, tandis qu'à niveaux d'études équivalent d'autres étaient embauchés pour souquer, condamnés à rester longtemps sans progresser aux postes où leurs compétences bien souvent les piégeaient.
Du coup, le fait qu'être une femme fût mon principal handicap ne m'avait pas effleuré. Ou seulement par sa conséquence : celui d'être mère de famille et tiraillée sans relâche entre travail et famille.
Les différentes occasions où je me suis trouvée confrontée à des impossibilités genrées (jouer au foot en équipe, travailler sur un chantier une fois le diplôme d'ingénieur Travaux Publics en poche), j'ai toujours cru, ô naïve, qu'il s'agissait de vestiges d'un ancien temps bientôt révolu. Que j'arrivais simplement un tout petit peu trop tôt. Et que si un jour j'avais une fille, elle penserait que je parlerais de temps reculés si j'en venais un jour à le lui raconter.
Par ailleurs, je ne suis pas particulièrement séduisante ni jolie, et mon éducation de gosse de banlieue m'a appris à me battre un peu, ce qui sans doute m'a épargné bien des ennuis : les quelques fois où des hommes ont eus envers moi des débuts d'attitude prédatrice, j'ai réglé ça sans avoir eu le temps d'avoir peur, en faisant face ou en filant, et ce fut assez peu fréquent pour que je range ces épisodes dans le casier Bon sang ils sont relouds les mecs une fois bourrés.
J'ai vécu en couple stable depuis mes vingt ans, et jusqu'à très récemment j'étais totalement inconsciente que ça avait constitué une forme de protection : la plupart des hommes respectent, en tout cas lorsque la femme n'a pas un physique ou une surface sociale de femme trophée une forme de pacte de non-agression.
Il aura fallu les blogs et les réseaux sociaux qui ont libérés les témoignages, que certains hommes se mettent à dépasser les bornes aussi (il y a eu en quinze à vingt ans, un méchant backlash) et qu'enfin je devienne proche d'un homme qui se révélera plus tard et malgré une grande sensibilité et une apparence de féminisme (3) être de ceux qui considèrent tout naturellement les femmes comme des êtres de catégorie B, présents sur terre pour se conformer aux aléas de leurs désirs et qu'ils ne respectent ou révèrent que lorsqu'ils sont, pour des raisons essentiellement d'apparence physique et de jeux séductifs (4), devenus amoureux fous, il aura donc fallu tout ce cumul en peu de temps, pour que j'ouvre les yeux à mon tour et comprenne dans quel monde en réalité nous vivions.
Un livre aussi, d'Henning Mankell (5), Daisy sisters, qui m'a fait découvrir qu'une égalité possible que je croyais effective dans les pays nordiques, n'était pour l'heure qu'une illusion. La situation et les rapports entre les unes et les autres était simplement un peu moins pire qu'en France ou en Belgique, mais (hélas) pas tant.
Sans le faire exprès, j'ai finalement pas si mal lutté puisque je ne me suis jamais laissé dicter ma conduite par cette pression sur les femmes qu'exerce la société. Jusqu'à mon nom que bien qu'étant mariée j'ai conservé. Simplement je n'avais pas conscience d'être un petit rouage d'un plus vaste combat. Et pour moi le combat est contre les normes sociales, contre le poids du conformisme (dont certaines femmes sont les premiers vecteurs), contre le patriarcat, et non contre les hommes, dont beaucoup font ce qu'ils peuvent entre leurs aspirations (et désirs) personnels et le poids des siècles, dont pour le meilleur et pour le pire ils ont hérité (6).
Il faut donc plus que jamais tenir bon, expliquer, ne pas se laisser faire et continuer.
C'est pas gagné.
[je me rends compte en relisant que ça doit assez ressembler à ce que ressentent des personnes que leur orientation sexuelle ou leur couleur de peau conduisent à être traitées différemment dans nos sociétés et qui n'en aurait pas pris conscience tôt dans l'enfance pour peu qu'elles aient grandi dans un milieu d'esprits ouverts ; mais je ne saurais parler pour eux, blanche et hétérosexuelle chanceuse que je suis]
(1) D'autant plus que je travaillais dans le milieu bancaire où à l'époque et j'en fus ravie, ils étaient particulièrement longs, permettant de bien avancer le bébé dans sa vie avant de devoir le confier à des tiers pendant qu'on filait gagner notre vie.
(2) La hiérarchie entre Grandes Écoles, ça n'est pas rien.
(3) Même les plus grands chanteurs ou poètes lorsqu'ils se croient entre eux, en viennent à tenir des propos sidérants (et si décevants).
(4) Certaines femmes sont très à l'aise dans ces partitions là. J'ai toujours pensé que ça revenait à prendre les hommes pour des cons. Et puis un jour j'ai mesuré à mes dépends à quel point c'était efficace.
(5) preuve parmi d'autres que certains hommes ont tout compris et son nos frères humains pas des ennemis.
(6) Par exemple me fatiguent les tâches ménagères, je peux donc parfaitement comprendre que c'était trop cool pour eux d'avoir comme si c'était naturel, les femmes qui s'en chargeaient. Je ne peux nier qu'à leur place j'en ferais autant. M'agace que si j'étais un homme personne jamais (et sans doute pas ma propre conscience) ne me reprocherait jamais d'être un mauvais ménager.