Late


    Le réveil du téléfonino avait sonné, tu l'avais éteint sans tarder malgré un rêve fort prenant qu'il interrompait (1). Finalement malgré la fatigue [de la période surchargée] ça n'était pas si difficile de se lever. 

Au radio réveil tu croyais écouter la fin de Paso Doble (avec Bastien Vivès) ou François Angelier, mais c'était déjà Jacques Munier. Il était question des 100 jours de Trump qui faisait visiter le bureau ovale à tout va y compris à de vieux rockers racistes et Sarah Palin et qu'il s'amusait à appuyer sur le bouton rouge qui fait venir un majordome avec une bouteille de Coca. Tu t'es demandée si tu n'étais pas en train de dormir parce que quand même ça n'était pas très plausible tout ça. Mais tu avais déjà enfilé un jean et des chaussettes et tu vérifiais que dans ton sac de piscine le maillot y était. C'était un début de journée tout ce qu'il y a de plus normal en fait.

C'est quand tu as enfilé le porte-clefs de cou avec celles des antivols du VTT que tu savais en réalité vraie avoir laissé dormir dans la réserve de la librairie de Montmorency que tu t'es réveillée. Sortie de ce sommeil paradoxal dans lequel tu avais si parfaitement songé à ce que tu étais censée déjà avoir fait.

Le seul fait avéré était que tu avais scrupuleusement éteint le réveil du téléfonino.

[résultat : 30 minutes de retard sur un entraînement d'une heure, la honte]

 

(1) vague souvenir de sillonner la ville sur un double-decker bus sans doute par conjonction d'en avoir croisé un dans Paris récemment et qu'un membre de ta petite famille soit à Londres pour quelques jours.

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La fête est finie

 

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Je viens au salon du livre d'Arras qui se tient le 1er mai depuis 2006, moins quelques années (2011 à 2013) où je travaillais dans une librairie en bas des Champs Élysées et qui secteur touristique oblige, ouvrait.

Je l'ai connu près du musée des Beaux Arts, avec deux grands chapiteaux.

Les grands débats ou tables rondes avaient alors lieu au théâtre. Je me souviens d'y avoir appris la mort de Frédéric Fajardie que ses amis venaient d'apprendre aussi. J'y ai découvert les Pinçon - Charlot, qui m'ont ouvert les yeux sur pas mal de choses qui ne tournaient pas rond (1). J'y avais en 2006 entendu le rire de Florence Aubenas et c'était comme une victoire.

Je l'ai connu d'un côté du Beffroi (en 2014 je crois, ou bien 2015). Il est à présent sur la Grand Place, avec éditeurs et auteurs répartis dans plusieurs barnums moins importants. J'imagine que le coût est moindre.

Je l'ai connu par tous les temps. Freezing cold en 2006. Très joli temps l'an passé - boire un coup en fin d'après-midi à une terrasse de brasserie -. Aujourd'hui, du froid, une violente averse (au moins), du soleil très beau en fin de journée.

Je me souviens d'Honoré peut-être en 2007 ou 2008 quittant la gare avec quelques autres pour marcher vers le lieu du musée dans la cour duquel le grand chapiteau était installé. Il y avait un orchestre pour accueillir les auteurs. Je me souviens d'un coup de fil important. En 2008 ou 2009. J'étais près d'une fontaine et avec mon fiston. Je croyais le bonheur (à nouveau) possible.

Je me souviens du slam au café Philosoph' (existe-t-il encore ?) et d'une époque où la ville dans son ensemble semblait investie.

Depuis plusieurs années je m'y rends avec une amie et c'était de bons moments de rires. Tout en découvrant des livres intéressants. En écoutant des débats.

C'était la fête des éditions indépendantes, et militantes. Les échanges étaient vifs, parfois. 

Cette année, il y avait moins d'auteurs, moins d'éditeurs. Les débats étaient très intéressants, peut-être moins nombreux également. Ça ne rigolait pas. On croisait les mêmes personnes d'un lieu à l'autre ou auprès des débats. À part quelques personnes désireuses de monopoliser l'attention, il y avait peu d'interventions du public. Tout le monde semblait écrasé ; KO debout. Peut-être épuisé par des dissensions entre personnes pourtant proches d'opinion : Macron ou blanc (ou abstention) ?

L'extrême droite l'a emporté, qu'elle l'emporte ou non : tout le monde est désormais obligé de se placer en fonction de ses idées, des mots, des expressions complètes ne peuvent plus être utilisés sans donner l'impression de se référer à leurs idées. On compare les programmes comme s'il s'agissait de deux partis républicains (au vrai sens du terme) alors que l'un veut briser la démocratie. Les raisonnements spécieux se répandent ("De toutes façons on l'aura en 2022"). 

Alors aujourd'hui tout le monde se traînait et même si des invités disaient des choses admirables ; formidable Jérôme Leroy, par exemple. Et remarquables témoins engagés auprès des jeunes réfugiés et qui s'efforcent de poursuivre leur soutien malgré les conditions que leur font les politiciens - déjà à l'heure actuelle, alors qu'est-ce que ça sera ? -. Bravo à Olivier Favier à la parole si claire. Bravo à Rozenn Le Berr. 

Bien sûr ce fut réconfortant. 

Mais le fond de l'air est épouvantable. Le front républicain est fissuré. Et pour peu que de nouveaux attentats ne soient pas endigués et que le favoris se prenne allègrement deux ou trois fois de plus les pieds dans le tapis, ça pourrait mal tourner. Et la France partirait pour cinq ans de régime autoritaire, dangereux pour l'économie du pays et pour chacun d'entre nous à des titres divers aussi. Les classes populaires quant à elles ont déjà perdu. Aucun des deux candidats ne les défendra. Avec l'un cependant, la contestation devrait rester possible. Et aucun de nos amis n'être victimes de lois répressives selon ses origines, même si personne n'a le courage d'une politique d'accueil des réfugiés digne de ce nom.

Je suis rentrée triste. Une page se tourne. Plus personne ne croit en un monde meilleur. On tente seulement d'éviter le pire (ou même plus).

La fête est finie. 

Restera le plaisir de la bonne compagnie ; d'avoir revu quelques amis.

 

(1) Je les admire un peu moins ces jours-ci

PS : Deux établissements locaux que j'aimais bien ont depuis novembre refait leurs installations, l'un semble devenu un faux décor, l'autre une usine qui tourne à fond. Leur authenticité qui participait de leur charme s'en est allée. Peut-être que c'est à l'image de la nation. 


Un poème et une plume

 

Ce matin au courrier d'en papier, il y avait,

une longue lettre de banque et une enveloppe par une amie envoyée. 

 

À la lettre de banque, versant soucis de pris-pour-riches, rien d'affolant, je n'ai pas rien compris, voire même à peu près tout (j'ai quelques vestiges d'anciennes compétences), mais je n'ai pas aimé comprendre. C'est le monde tel qu'aujourd'hui il se prend. Nous sommes sommés d'aimer gérer. Nous sommes censés vouloir gagner de plus en plus d'argent.

Dans l'enveloppe de l'amie, un poème et une plume, le papier délicatement choisi, les mots soigneusement manuscrits, une petite œuvre de grâce. Il correspond au monde tel qu'en moi il serait, si l'extérieur coupant n'intervenait sans arrêt. C'était un poème de Pessoa, partagé en réconfort, avec pour le temps long du deuil un respect.

Je ne la remercierai jamais assez.


Les concommittences assassines


    Il est des petits sales coups de la vie qui prennent un malin plaisir à survenir à point nommé, alors qu'on ploie déjà sous le joug d'une gravité, quelque chose de suffisamment lourd pour suffire à nous désespérer. 

Traversés de façon isolée, ils seraient pénibles mais une fois sortis de leurs griffes on pourrait par exemple en faire une anecdote pour fin de soirée à en faire sourire les amis ; ou sans aller jusque là, un souvenir mémorable de ceux que l'on se rappelle parfois avec la sensation même si ça n'était pas drôle d'avoir eu de l'intensité dans la vie.

Par exemple ça peut être un cambriolage dans une petite maison secondaire, un voisinage indélicat, une clôture séparative trop facile à franchir, une vitre que l'on casse, et il n'y a plus ni micro-ondes, ni machine à café, ni les bonnes bouteilles que l'on se gardait pour une occasion, ni la nourriture sèche que l'on conservait d'un séjour à l'autre, ni papier toilettes, ni balais de chiottes.
Pris isolément on peut se dire que cette société est bien malade qui poussent certains à se servir comme ça, que ça n'est pas bien grave, qu'on va faire réparer la vitre et racheter les machines.

Quand on découvre le forfait alors qu'on arrive un soir pour enterrer sa mère le lendemain, le truc fait mal. Très. Du sel sur une plaie.

Par exemple ça peut être un ancien bien-aimé qui pousse l'indélicatesse jusqu'à envoyer la réclame pour un roman qu'il publie avec sa dulcinée, quelque chose comme un an et demi après avoir lâchement quitté la destinataire. Au delà du chagrin renouvelé le message était si youkaïdi youkaïda qu'il aurait pu prêter à rire.

Quand le message est envoyé au lendemain du jour où l'on a un ami qui s'est fait assassiné avec ses collègues dans un attentat aux armes de guerre, et qu'on a commis l'erreur d'ouvrir le message (on se gardait bien depuis la rupture d'ouvrir quoi que ce soit venant de ce Ted Hughes réincarné) en croyant à des condoléances, ça met en danger. 

Par exemple ça peut être une compagnie d'assurance qui après avoir mis fort longtemps à répondre au sujet de la plainte pour vol avec effraction, déclare que l'absence de factures (même si ça n'était pas notre maison et que les factures devaient être détenues par une personne morte à présent) ne leur permet pas de rembourser le vol mais seulement le bris de verre. On peut se dire qu'OK, tant de gens jouent les Fillon que les assureurs de nos jours n'accordent aucune bonne foi potentielle à leurs adhérents.

Quand le message téléphonique parvient à l'instant d'avoir raccroché avec un des membres de la famille retourné pour quelques jours au calme dans la maison et qui appelait pour signaler une nouvelle infraction, même si ce sont des soucis de riches, ça donne envie de s'arrêter et de laisser les autres trimer. 

Parfois ça peut même le faire avec des choses qui autrement auraient été plutôt jolies, c'est l'enchaînement lui-même qui en fait une horreur.

Par exemple une cliente de librairie qui appelle pour demander si nous aurions par hasard, je sais que cette demande peut vous paraître bizarre, mais un livre de recettes de cuisine faites avec des fleurs, ça pourrait constituer une charmante brève de librairie.

Lorsque l'appel survient alors que malgré l'attentat meurtrier de la veille et le message si blessant et invraisemblable du matin, on a trouvé pourtant la force d'aller au boulot, que le téléphone sonne alors qu'on y parvient et qu'on décroche, première tâche de fait de la journée travaillée, il fait se demander si l'on n'est pas en train de sombrer dans une forme de folie, ou si le monde lui-même n'a pas tout bonnement quitté la réalité.

Lorsque par là-dessus le compagnon de route, celui qui devrait quand même éventuellement pouvoir constituer en cas de coups durs un soutien en profite systématiquement pour péter un câble et entrer dans des colères violentes ou des bouffées délirantes d'assassinats du monde entier, ça donne bigrement envie de reprogrammer l'univers et ses chronologies afin que les ennuis ne puissent se passer à plusieurs pour un humain donné dans la même unité d'espace temps. Qu'ils aient, entre autre, un temps de latence minimal à observer.

 

C'est le moment de se rappeler de "La Crisi" de Coline Serreau et de l'avoir déjà remerciée : 

(à 2'30")

 

 


Quand j'aurai les cheveux blancs on verra que j'ai les yeux clairs


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Comme suite à une conversation avec Sophie et Boulet, au sujet des gaffes que l'on peut faire sur la couleur des yeux des personnes qui nous sont proches. 

Je ne sais pas définir la couleur des miens. La plupart du temps ils semblent bruns. Quelqu'un avait remarqué que ça n'était pas le cas. Ce quelqu'un n'est plus là. 

[et à nouveau songer : quel merveilleux dimanche que dimanche dernier]

 


Cinq avril


    Un des plus beaux jours de ma vie a cinq ans aujourd'hui, retrouvailles dans Paris, les enfants alors adolescents, une amie intelligente, Denis qui m'a sans doute oubliée depuis, l'hôtel qui, prétendra l'autre par hasard, a été choisi à deux pas de la librairie où je travaille alors, un tour pour saluer mon patron, et un moment heureux, malgré la fatigue, l'impression que c'est ma vraie vie, enfin, que tout a un sens, que ma place est la bonne, qu'après bien des péripéties, je vais enfin pouvoir donner ma pleine mesure - plutôt que de jouer perpétuellement en défense, passer mon temps, dépenser mon énergie à éviter pire ou le but encaissé final qui disqualifie -. 
Quelle illusion !

Un an et deux mois plus tard tout s'effondrera, ces deux là qui comptaient fort, n'auront plus besoin de moi, peu après la librairie elle-même disparaîtra. Je n'ai rien décidé, rien voulu, peu vu venir à l'avance (1), voire rien du tout. Ainsi va la vie qui nous balance dans tout autre chose que ce qu'on croyait en cours, ce pour quoi on travaillait (s'il s'agissait de travail, par exemple).

Plus tard, il y a eu le 7 janvier 2015 et là c'était l'époque entière qui venait de changer.  Par rapport à une peine personnelle, c'est bien pire.

À présent que de nouvelles perspectives de travail stimulantes se dessinent, et après un dimanche merveilleux qui me laisse croire que la collection "plus beaux jours de ma vie" est loin d'être finie, malgré le contexte politique affolant, je crois à nouveau à de bonnes choses possibles. 

En cette date anniversaire, que tous les autres protagonistes auront oubliés, peut-être pas la jeune fille, peut-être pas Noé, qui sait, peut-être pas mon ancien patron, pas tout à fait - nous ne nous sommes pas perdus de vue, j'espère que nous nous reverrons même si, scotchée à un lieu de travail (même si celui-ci change), limitée par le manque d'argent, je ne voyage presque plus -, je mesure qu'il m'aura fallu cinq années avant de reprendre les forces qu'il fallait. Could have been worth. 

 

 

(1) pour la librairie, ça s'est plié en trois mois : le redémarrage de mars qui n'avait pas eu lieu.


J'attends


    J'ai ces jours-ci la sensation de passer tout mon temps à attendre (tout en m'activant, ça ne veut pas dire que je me tourne les pouces).

J'attends des nouvelles d'un vieil ami qui s'est mis aux abonnés absents, ce qui, compte tenu du contexte (chacun de notre côté quelqu'un de gravement malade) m'inquiète. Pour autant je suis incapable de lui téléphoner (après son absence de réponse à quelques textos habituels) ... je n'ai que des choses terribles ou tristes à annoncer. Et donc si son silence c'est que de son côté ça ne va pas non plus, je me dis que ça n'est pas le moment. Alors j'attends.

J'attends un document.

J'attends que quelque chose se passe concernant ma mère, une évolution dans un sens ou dans l'autre de son état ou au moins de sa situation de personne clouée au lit dans une maison vide sauf lorsque quelqu'un passe.

J'attends qu'une lessive sèche pour sortir la suivante de la machine que j'ai déjà fait tourner. La maladie, ça salit.

J'attends la fin de la vague de froid avec une sorte de stupide illusion qu'après ça ira mieux. Sauf qu'en fait à part que je devrais récupérer un peu d'allant puisque mon corps aura moins besoin de chauffage intérieur, je ne vois vraiment pas pourquoi tout devrait s'arranger dès lors que l'air n'est plus glacé.

J'attends en bouillant d'une sorte de rage désespérée de retrouver du temps pour écrire. Chaque fois que je me relance, un élément survient qui me confisque temps personnel ou énergie, et pas des bricoles : depuis quatorze ans, maladie et décès de mon père, enlèvement de Florence Aubenas et Hussein Hanoun (participation à leur comité de soutien), faux diagnostic d'une maladie grave, esquisse de rupture subie, vraie maladie chronique sérieuse d'une personne de la famille, rupture subie et stupéfiante d'une amitié fondatrice, rupture conventionnelle d'un contrat de travail mais suite à une prise à partie brutale - six mois pour refaire surface -, reconversion (ça, c'est positif mais les débuts dans un métier ça saisit l'énergie, et puis mon corps devait se former (efforts physiques des heures d'affilées, station debout)), solides ennuis financiers à force de déficit de mois en mois creusé [en 2012 une pause dans les malheurs et comme par hasard c'est là que quelque chose enfin mérite publication], manifs répétées pour soutenir la loi pour le mariage pour tous, perte de l'emploi pour cause de fermeture de la belle librairie, rupture affective au même moment subie (comme si l'annonce de la fermeture de la librairie avait déclenché que quelqu'un qui comptait tant pour moi m'annonce de dégager, qu'il avait trouvé mieux) - à nouveau six mois pour refaire surface -, nouvel emploi mais particulièrement exigeant physiquement (un peu comme pour les ennuis d'argent, de mois en mois je vais, sans m'en rendre immédiatement compte, et croyant bien faire, faisant de mon mieux, m'enfoncer dans l'épuisement), rechute d'un des malades chroniques, gros ennuis professionnels de l'autre, attentat du 7 janvier 2015 et ce qui s'ensuit, dont une sorte de sur-rupture par dessus la rupture précédente, démission comme suite à une blessure de fatigue (1), avec un bon espoir d'autre poste en vue, moins physique, différent, attentats du 13 novembre et parmi bien des conséquences bien plus graves, volatilisation de l'emploi envisagé et gros problèmes financiers (concours calamiteux de circonstances dont un foirage de la poste qui mettra quinze jours à nous présenter un recommandé), CDD (très chouette, très beau décembre 2015 en librairie, mais très prenant aussi), recherche d'emploi active (ce qui englouti le temps, vraiment), nouvel emploi très bien mais prenant également (trajets et périodes à temps pas si partiel), licenciement économique de l'homme (après longue longue longue période d'incertitude), décès de mon beau-père, maladie incurable de ma mère. L'ensemble avec depuis 2013 ou 2014 en basse continue l'affaire de la fuite d'eau invisible pour bien nous pourrir et les finances familiales et la vie.

Il y aura eu deux périodes de respiration début 2010 et en 2012. À chaque fois, même si je me suis plutôt mise au service des autres, j'ai bien avancé mes propres chantiers. 

Serait-ce trop demander que d'en avoir à nouveau une en 2017, une fois achevé le malheur en cours et qu'il n'engendre pas trop de contre-coups ? Il y a de belles perspectives. Mais j'ai besoin de pouvoir enfin disposer de ma propre existence pour les concrétiser.

En même temps tout à l'heure, demain, un type dangereux sera nommé à la tête de l'une des plus grandes puissances mondiales et une guerre finale pourrait très vite arriver. L'Europe ne fera plus partie des pays à considérer. Et donc, même si dans nos vies personnelles certaines choses s'arrangent, c'est collectivement que nous risquons de morfler. Le pays où je vis risque à partir d'avril en plus de se trouver fort mal embarqué.

Comment faire pour écrire quand rien ne se calme jamais ? Comment faire pour créer ? Comment y sont parvenus ceux et celles qui nous ont précédés (et connaissaient de largement aussi rudes difficultés) ?

 

(1) C'était sans doute une fracture de fatigue pas tout à fait bien diagnostiquée liée au fait de pousser en m'aidant d'un pied de lourds chariots pour des livres vendus à l'extérieur de la boutique ; je ne suis vraiment guérie et sans aucune douleur que depuis octobre, soit un an après. J'ai été trop consciencieuse je suis allée travailler alors que je boitais.


Seront-ils tous tristes, désormais (nos 7 janvier) ?

 

    L'an passé, la journée s'était arrangée pour être tellement chargée, avec une fuite d'eau spectaculaire et l'intervention grâce à moi en urgence d'un plombier, la résolution d'une partie du mystère des chaussettes invisibles puis les activités habituelles, que je n'avais guère eu le temps de trop songer à la date - même si des pensées pour l'ami assassiné et ses collègues avaient occupés chaque moment non urgent -. 

Cette année où finalement même si c'est dans le dur, le sombre, ma vie est davantage stabilisée, la peine a commencé son travail de sape dès la veille au soir. Je me sentais sous l'emprise d'une profonde tristesse puis j'ai pris conscience de la date et que l'anniversaire effrayant que ça préludait.

J'ai à peu près passé la journée à éviter de pleurer. Mis un point d'honneur à vendre notre exemplaire de l'anthologie des dessins politiques d'Honoré, sans pour autant raconter ma vie. Trouvé pour le midi un restautant Japonais, bon et désert où j'aurais pu à l'abri des regards me laisser aller - évidemment à ce moment précis, occupée à écrire et (bien) manger, ça allait -. Failli craquer sur le chemin du retour entre des appels croisés avec Famille Services puis l'homme de la maison et qu'au bout du compte il m'engueulait moi parce que le boitier pose problème (et quelque chose comme : c'était de ma faute si les personnes envoyées n'étaient pas capables de l'ouvrir). Me suis réfugiée dans un livre à lire "pour le travail" (1). Ai tenté de joindre un vieil ami (qui n'a pas répondu). Reçu un message plein de sollicitude d'un autre. Et ça m'a fait du bien. De la même façon qu'alors qu'il n'y a aucun mérite (c'est une inscription sur un site, en aucun cas une sélection) m'a réjouie mon inscription au triathlon XS d'Enghien. Et le passage de certains parmi les plus sympathiques de nos clients. Ainsi qu'une pinte de rire partagée au sujet du grand retour de Chantal Goya.

Mais voilà, le sombre restait. 

Je me suis souvenue d'un conseil de mon fiston datant déjà d'un an :

Capture d’écran 2017-01-07 à 23.05.39Alors j'essaie.

J'essaie de dire que durant 6 années, le 7 janvier fut avant tout l'anniversaire de celle qui est désormais "l'ancienne amie" (je l'avais rencontrée en février donc l'année de notre rencontre son anniversaire n'avait pas compté). Puis il y eut le 7 janvier 2005, et ce matin-là apprendre l'enlèvement de Florence Aubenas. Lequel remontait au mercredi, mais il avait fallu le temps que le journal signale ou confirme. Puis il y eut le 7 janvier 2006, et penser Bon sang, il y a un an. Les 7 janvier suivant penser à l'amie qui n'était plus mon amie et le vide qu'elle laissait. Et le 7 janvier 2015 avoir à peine eu le temps de songer, Bon sang, dix ans. Dix ans que ma vie est entrée dans un tourbillon, que l'attentat à Charlie Hebdo était annoncé et que l'enchaînement des circonstances des trois jours suivants ont encore fait basculer nos vies dans un autre niveau, le monde était devenu différent. Et pas seulement sa perception. Un message reçu le 8 m'avait ensuite fait vaciller - alors que j'étais sous le choc, nous l'étions tous -, qui dépassait l'entendement par son indélicatesse, son indécence et sa stupidité. 
Deux ans plus tard le sentiment de solitude est plus fort que jamais. Les sensations d'irréalité ont disparu. Les morts ont eu plus que le temps de se confirmer dans nos existences. Les instants d'oubli (2) se sont fait plus rares, les présences fantômes pas moins (3).

Une sorte de larme sombre se forme sous ma paupière gauche, comme si cette soudaine anomalie de pigmentation était significative.

Je me demande si le cours de la vie, celle qu'on croyait "normale" un jour reprendra. Je me demande s'ils seront tous tristes, désormais, nos 7 janvier.

(Et pourtant bon anniversaire à l'ancienne amie si elle venait à passer par ici ; ce furent jadis de belles années)

 

(1) Aveu de faiblesses de Frédéric Viguier
(
2) Ces instants, vous savez, où l'on a le temps de se dire, Il faudrait que je lui en parle ça pourrait l'intéresser (ou : le faire rire) (ou, dans le cas d'Honoré : lui servir de point de départ pour un dessin), avant que ça ne revienne, Bon sang, mais non, il n'est définitivement plus là.
J'ai eu le cas fort longtemps avec Bashung, me dire, Tiens, ça fait longtemps qu'il n'a pas sorti de disque et puis me (re)souvenir qu'il n'y en aurait plus. 
(3) Ces moments où par exemple on a l'impression que nos chers disparus sont encore un peu là. Où l'on se remémore une inflexion, une expression, le timbre de leur voix.

PS : Via Kozlika ce qui pourrait être le plus beau film pour des chaussures de course jamais réalisé (Eugen Merher)

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(ce qui rejoint ce qui me propulse à chaque entraînement : j'en profite tant que peux encore, si ça tombe comme pour, ... non rien, ça s'arrêtera d'un seul coup, une forme d'inéligibilité) 

 


Une salvatrice manie

(quand la fiction croise la réalité d'il y a presque longtemps)

"[...] si bien que mon regard se promène sur les gens qui traversent le hall, les allées et venues, les arrivées et les départs, j'invente des vies à ces gens qui s'en vont, qui s'en viennent, je tâche d'imaginer d'où ils arrivent, où ils repartent, j'ai toujours aimé faire ça, inventer des vies à des inconnus à peine croisés, m'intéresser à des silhouettes, c'est presque une manie, il me semble que ça a commencé dès l'enfance [...]"  

Philippe Besson, "Arrête avec tes mensonges" (Albin Michel, janvier 2017, pages 11 et 12)

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Merci à celui qui avait la même manie que son narrateur et savait en faire un usage pratique en cas de besoin. Tout aurait pu s'arrêter pour moi, pour cette fois, à Bruxelles, le vendredi 17 février 2006. Tu ne t'en souviens sans doute pas, ou peut-être vaguement (en pensant Ah oui, une fois, on s'était vus à la Foire du Livre, tu n'avais pas l'air en forme, dis-moi), la personne qui m'avait mise en danger poursuit sa vie sur-occupée, elle m'a sans doute effacée, un petit mauvais souvenir, une erreur de mi-jeunesse. Parfois peut-être, ou peut-être même pas, une de nos connaissances communes lui parle de moi, Tu as des nouvelles ?, Non, non, elle n'en a pas.
Peut-être qu'elle a oublié m'avoir dit "Ça serait mieux qu'on ne se revoie pas" et qu'elle m'a rangé dans la collection des personnes qui un jour cessent de donner signe de vie, sans que l'on sache trop pourquoi. Ça serait classique, un tel déni. Peut-être qu'elle m'a virée de sa mémoire comme de son répertoire téléphonique. Nous nous sommes revues et saluées, bref échange, mais il y avait du monde - autour d'elle, et j'étais accompagnée -, j'ignore ce qu'elle pensait. Peut-être que c'était un simple réflexe de courtoisie (J'ai déjà vu cette personne, je ne la remet pas, mais elle fait partie de mon milieu professionnel, en lui parlant qui sait si ça me reviendra).
Je ne prétends pas ne pas avoir vieilli et mon visage après janvier 2015 et ces attentats-là a changé, est resté marqué. Mes cheveux étaient noirs, ils sont à présent gris. Je n'ai pas de coiffure fixe : je laisse pousser et puis si j'ai de l'argent à une belle saison je fais faire une ultra-courte puis je laisse pousser à nouveau jusqu'à ce que j'en ai assez ou qu'une fin de mois soit sans difficultés. Peut-être suis-je difficilement reconnaissable. 
Entre temps j'ai écrit (pas assez) et aimé (trop). Je ne suis plus la même personne que celle qu'elle avait supprimée.
Je ne saurais rien de tout ça si je n'avais pas croisé, alors que ma vie se confondait avec un cauchemar au point de ne plus savoir où était la réalité, un gars qui regarde les passant-e-s passer et leur tend la main s'il les voit mal aller. Merci encore. It's been worth it.

(et je n'ai pas dit mon dernier mot) 

 


"À quel âge sommes-nous nous-mêmes ?"

12717866_10207358391931088_7563836720802295213_nJe lis ceci sur le blog de Carl Vanwelde qui d'habitude m'est d'un grand réconfort, moins sur le billet  que je cite et dont la citation initiale me donne, pour des raisons affectives encore mal cicatrisées, la nausée. Mais il faut savoir faire la part des choses et la suite est fort intéressante : 
 
"Ils sont un vieux couple maintenant. Elle a perdu les jambes, il a perdu la tête. Il lui trouve une ressemblance avec sa femme, qu'il aimait tant. Elle lui dit qu'elle est sa femme, qu'il arrête donc de dire des bêtises. Elle en est triste, il en est contrarié. Il lui rétorque que sa femme était blonde, mince, avait la peau lisse et une voix douce, elle travaillait à l'Inno, il s'en souvient comme si c'était hier. Elle arrête de le convaincre, le laissant à ses fantômes. A quel âge sommes-nous nous-mêmes, avant de n'être plus qu'une image souvenir? En combien de personnes successives s'égrène notre existence, et où s'envolent celles que nous fûmes aux divers âges de la vie, dans quel ciel, dans quel récit, dans la mémoire de quel être cher? Y retrouvent-elles qui une fonction prestigieuse, qui un amour d'enfance, qui un enfant parti trop jeune? [...] Tout est vrai successivement. [...]"

Il se trouve que c'est une question que je me pose ces temps derniers bien souvent.

D'abord pour ma mère, dont le cerveau semble fonctionner encore parfaitement, du moins en ce sens qu'elle est égale à elle-même. Mais son enveloppe corporelle n'est plus qu'un squelette avec de la peau sur les os et un ventre gonflé pour lequel elle refuse le traitement pourtant logique qui la soulagerait. 
Je me dis que ce qui reste d'elle n'est pas la vraie elle-même. Cette femme sportive et dynamique qu'elle aura été durant l'essentiel de sa vie. Je pense d'ailleurs qu'elle n'est plus elle-même depuis certains propos xénophobes et racistes tenus ces dernières années. La vraie elle-même ne pouvait s'abaisser à de telles pensées.
 
Ensuite, pour moi aussi. J'ai traversé des années difficiles, en 2005/2006 puis 2013 j'ai eu le sentiment d'être expulsée de ma propre vie. Ça allait mieux depuis que j'avais retrouvé un emploi stable dans une librairie humaine avec des clients pour la plupart chaleureux et d'âme élégants. Le cumul de malheurs et tracas depuis l'été est sans doute en train de remettre cette relative accalmie en cause.
C'est un peu différent des périodes de malheurs précédentes : je ne suis pas exclue de ma vie, celle-ci suit son cours, en revanche la part personnelle en est réduite à presque rien. Mon temps est englouti et j'ai beau aimer mon métier et me sentir heureuse lorsque je travaille, entre hôpital, suites calamiteuses de l'affaire de la fuite d'eau invisible et horaires de travail complets, je me sens étouffer. Est-ce vraiment moi cette personne qui fait ce qu'elle a à faire mais sans moments apaisés, sans personne pour vraiment se soucier, sans temps pour écrire (à part, en désespoir de cause, ici) ? Je ne me retrouve qu'aux heures d'entraînements. Car cette décision de me mettre au triathlon c'est moi, vraiment. Seulement, entre Noël et jour de l'An, il n'y en a guère. 
 
À quel âge sommes-nous nous-mêmes ?

Je crois que je l'ai été en 2012, j'avais 49 ans, un boulot que j'aimais pour quelqu'un qui en valait la peine, je me croyais aimée, dans chaque interstice j'écrivais, et d'ailleurs un petit quelque chose avait été publié.
Cette photo (merci Douja) d'un soir d'octobre, alors que nous recevions Joël Dicker avant que sa "Vérité sur l'affaire Harry Québert" n'atteigne des sommets de succès, avant son premier prix remporté, marque un instant de ma vie où j'étais moi plus que jamais. Bonne Mascotte et heureuse de l'être. Et même mon grand ami, mon presque frère, était présent. 
 
Depuis mi 2013, ça n'est plus tout à fait ça. Je lutte sans arrêt pour limiter les dégâts. Plus encore que la fin de cette belle librairie cette année-là, et la rupture subie si violemment au même moment, même s'il y avait 320 km d'écart il y avait concordance des temps, ce sont les journées des 7, 8 et 9 janvier 2015 qui m'ont éloignée de moi-même. Mon visage, d'un seul coup, s'est affaissé. Je n'étais plus la même, plus tout à fait.

J'ai peur que 2017 apporte de si grands tourments collectifs que nous tomberons tous dans la simple survie. Que vais-je encore me faire arracher ? Et par qui ?
Peut-être que je [me] suis pour de bon perdue. Peut-être que le sport et le travail me permettront d'amortir la dégringolade [même] dans un monde en conflit. 

Est-il possible d'être soi-même lorsque tout se délite ?