Il est un film de Bertrand et Nils Tavernier au sujet de sans-papiers lyonnais (je crois, lyonnais (1)) qui en son temps m'a bouleversée. Et particulièrement la réponse d'un homme pourtant pas si vieux à qui l'un ou l'autre demandait, Et quels sont vos rêves ?
Être en règle, avoir des papiers, répondait-il.
Oui, ça d'accord disait le réalisateur, mais en admettant que ça s'arrange, qu'est-ce que vous rêvez de pouvoir faire dans la vie ?
Et l'homme réfléchissait, réfléchissait, silence, puis faisait Non de la tête, - Une carte d'identité. répétait-il.
J'en pleure d'y repenser. La dureté de sa lutte pour pouvoir rester avait tué en lui tous les oiseaux des rêves.
D'une façon infiniment plus confortable, j'ai été enfant, puis jeune un peu aussi comme ça. Ce n'était pas si dur je ne me plains pas. Mais le sentiment était très fort de n'avoir pas le choix. Rêver était inutile, il fallait assurer.
Lorsqu'à treize ans d'avoir trop lu sur les atomes et la relativité, je suis tombée dans une vocation de chercheuse en physique nucléaire et quantique, il ne s'agissait en rien d'un rêve, mais d'une obligation morale. Je croyais avoir l'esprit pour ça, j'avais pigé qu'il faudrait bosser comme une dingue, mais c'était dans l'idée d'avoir les aptitudes qu'il fallait et qu'on n'a pas le droit de se défausser. J'en avais l'idée d'heures et d'heures ingrates passées à travailler, de fausses pistes, d'expérimentations difficiles, d'un risque de santé. Je n'étais pas assez intelligente, je l'ai compris à 19 ans, mais mon idée, me dis-je à présent car alors ça n'était pas du tout formulé, mais une évidence, n'était pas stupide : ce sont des domaines où pour entraîner du progrès il faut à la fois un niveau scientifique élevé et une imagination débridée.
Ensuite la vie d'adulte est venue très vite. D'avoir dû s'endetter pour les études obligeait à travailler dès les cours terminés du moins pour les filles qui n'avait pas de service militaire à effectuer. J'ai pris le premier boulot qui n'allait pas me faire périr d'ennui qui se présentait, l'idée étant que lorsque que mon fiancé serait rentré du pays lointain où il accomplissait son VSNE et nos prêts respectifs éclusés, on verrait.
Les enfants sont nés, les prêts immobiliers ont succédé aux prêts étudiants, c'était (presque) tout vu, je suis restée. Zéro rêve dans cette vie, c'était déjà bien d'avoir ses petits qui étaient de chouettes gosses même si j'étais épuisée, et d'habiter tout contre Paris dans un endroit qui nous plaisait, c'était des rêves que nous n'avions pas faits (2) et qui s'étaient réalisés d'avoir été amoureux et bosseurs et sérieux. Métro-boulot-marmots-dodo, en s'y tenant on s'en sortirait. S'en sortir, ce serait déjà assez fou. J'avais simplement l'espoir que les enfants, eux, auraient le choix.
Les oiseaux du rêve sont venus pour la première fois voleter autour de moi par l'intermédiaire de Johnny Halliday, sans doute que le petit dieu facétieux qui nous avait fait la blague de le faire épouser une femme du même prénom que notre fille trois semaines après la naissance de celle-ci, souhaitait se faire pardonner. La chorale à laquelle je m'étais inscrite devait en effet participer à une petite série de concerts qu'au stade de France les chanteur allait donner. J'avais à l'époque à l'"Usine" un chef formidable (3), il m'a poussée à prendre pour une fois tous mes congés sans morceler. Ce qui fait que j'avais pu préparer ces concerts en menant pendant une douzaine de jours une vie de musicien professionnel, les répétitions, les concerts et pas d'autre obligation de travail.
J'ai aimé ça. Je me suis sentie vivante comme ça ne me l'avait jamais fait à part lors de la tendre enfance pendant les longues vacances en Italie. Ça peut paraître bizarre, mais j'aime travailler. Et là, le travail était quelque chose que j'aimais, même si ce n'était pas si facile que ça et avec de l'enjeu.
Un battement d'ailes s'est alors infiltré, la vie peut être autre chose que métro-boulot-marmots-dodo (ça je le savais), même pour des gens comme moi (ça ne m'avait jamais effleuré, j'avais intégré très jeune que "Le soleil n'est pas pour nous").
Il a suffi que cinq mois plus tard je rencontre La personne qui, celle qui m'embarqua dans l'écriture plus que les autres (4), et les oiseaux se sont trouvés comme une large troupe d'oies cendrées et moi un petit Holgersson qu'on emportait.
La suite du voyage s'est révélée dangereuse et mouvementée. Puisque j'ai survécu, je ne regrette pas, y compris après les cruels développements de l'an passé et ma dèche présente, je ne regretterai jamais d'avoir quitté ma première et trop sage contrée.
Quand les oiseaux du rêve viennent vous visiter, il faut les suivre, sinon vient un jour où l'on meurt du confort de n'avoir rien tenté.
Et si du temps m'est accordé,
Je reviendrai, infatigable,
Avec au bec une chanson
(1) Gagné ! Histoires de vies brisées
(2) Gros privilège des jeunes couples hétéros, se dire qu'un petit pourrait peut-être grandir pas trop malheureux là, et pouvoir essayer sans pression, en se disant, on verra. Chez moi encore une fois ça procédait de quelque chose de l'ordre du : puisque tout est réuni pour que ça soit possible, on n'a pas le droit de n'essayer pas.
(3) Oui il y en eut. Un.
(4) Il y eut en fait une sorte de conjonction coalition mais les autres, des hommes, ne parvenaient pas à me faire sortir de ma ligne de sérieux (Et qui fera le ménage ? Et pour le boulot, comment je ferai ?)
La chanson d'Anne Sylvestre : Les oiseaux du rêve
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explications collégiales par ici (par exemple)
liste des chansons par là.