La chute d'un prédateur
Tu peux compter sur moi

Prise de conscience


    Alors il y a eu le terrible #BalanceTonPorc , plus élégamment #MeToo dans d'autres pays (après avoir en Californie concerné celui qui a tant agressé) et des femmes courageuses qui écrivent un vrai texte (par exemple Celia), de très beaux messages d'hommes, d'amis élégants (par exemple Stéphane) et tu te rends compte que même si tu es moins surprise qu'eux tu n'en reviens pas de l'ampleur du déferlement de la parole libérée. On dirait que pas une seule femme n'a été épargnée par, au moins pire, des comportements ou des remarques déplacées.

Puis tu profites que le mardi est un jour de congé pour toi et que cette semaine tu n'as pas de rencontre en librairie à préparer pour te poser 5 minutes et pour une fois penser. 

Tu n'es pas sexy, juste normale, sportive, des vêtements pas provocants, très rarement maquillée, et pratiquement jamais en chaussures à talon. C'est un peu militant, un peu d'avoir les pieds plats et beaucoup d'aimer courir, voire d'avoir une vie, un métier qui nécessite de se déplacer, de marcher à grandes enjambées, de porter. Tu as des jambes musclées et pas interminables. Des seins petits et très discrets. Bref, tu as tout pour qu'on te foute sexuellement la paix.

Or ça n'a pas été tout à fait le cas, même en se disant que les mains baladeuses #ligne13 sont dues au taux de compression des usagers plus qu'aux penchants libidineux d'aucuns, tu dénombres quatre fois dans ta vie où tu as dû un peu te défendre parce qu'on tentait de te tripoter, voire plus même sans affinités. Tu as beau n'avoir rien pour, si ce n'est au siècle dernier ton air juvénile, tu ne sais même plus compter le nombre de fois où des hommes t'ont commentée, sifflée, accostée, proposé des trucs plus ou moins salaces ou étranges (1). Plusieurs fois des hommes que tu connaissais, en particulier par le travail, ont tenté comment dire des approches, particulièrement stupéfiantes parce que tu ne songeais à rien du tout de cet ordre avec eux. À chaque fois les choses en sont restées là, soit parce qu'ils tentaient comme à tout hasard, soit parce que tu n'as même pas pigé - c'est quelqu'un d'autre qui après coup, en en plaisantant, te permettait de comprendre -. Des femmes aussi ont tenté leur chance, sans doute induites en erreur par ton allure peut-être androgyne, mais c'était beaucoup plus subtil et sans insistance aucune (2).
Tu as pensé à chaque fois, Ben qu'est-ce qui lui prend, ou Pauvre type, il doit vraiment être seul [pour tenter le coup auprès de moi], le plus souvent Quel connard il a failli me faire rater mon train / arriver en retard au boulot. Tu n'as jamais été réellement menacée même si une fois tu as envoyé valdinguer un type sur le quai du métro, parce qu'ils étaient trois et que ça pouvait peut-être mal tourner.

 
Depuis quelques années et déjà parfois quelques témoignages tu avais compris qu'il s'était agit de harcèlement de rue. Que tu ne l'avais jamais identifié comme tel parce que tu es d'un temps où l'on considérait, Ben voilà, les hommes sont comme ça et que tu avais intégré comme bon nombre de femmes des générations précédentes que tant que ça s'arrête là, on n'y peut rien, c'est comme ça. Qu'aussi comme tu n'as jamais éprouvé de peur dans ces cas (aucun d'eux n'était armé), tu n'as pas eu de peine à exprimer ton refus assez fermement et assez de fois pour qu'ils se le tiennent pour dit, donc tu ne te percevais pas comme une proie. Tu pensais Y a certains mecs, j'vous jure ! 
Tu as pensé aussi que tu étais mal tombée, que c'était pas de chance d'avoir croisé ce type ou cet autre-là. Tu te disais même vaguement, quand même c'est pas de chance, il y a un mec bourré ou frustré et il faut que ça tombe sur moi. 

En fait tu n'avais pas imaginé que si c'était comme ça pour une fille comme toi, c'est que ça arrivait sans arrêt tout le temps à toutes (3). Que ce que tu prenais pour des coups de pas de chance, étaient en fait la norme déviante d'une société beaucoup plus patriarcale que tu ne le croyais. Et qu'en fait tu as eu de la chance, beaucoup de chance, dans bien des cas, que ça ne tourne pas mal pour toi.

Tu te rends compte en découvrant tant de témoignage que ta famille où les hommes n'étaient pas sans défaut, mais où les couples étaient très stables, ce qui évitait l'apparition d'un beau-père potentiellement libidineux, était remarquablement respectueuse des enfants - ce qui te semblait aller de soi, en fait ne serait pas si courant -. Certains oncles se "contentaient" plus ou moins discrètement (4) d'avoir une jolie maîtresse.

Bref, tu te rends compte que tu auras traversé tout un demi-siècle sur ton petit nuage sans voir ce qu'il en était. Tu te rends compte aussi que cette ignorance t'a remarquablement protégée.

En attendant, un peu comme l'écrivait Milky au sujet des révélations de famille, aujourd'hui j'étais un brin ralentie par la mise à jour de mon appli intime de perception du monde. Et puis une cohorte de petits flashs-back insidieux t'a tenu compagnie presque en permanence, des situations suffisamment un peu bizarres pour qu'elles te soient restées en mémoire, et que tu comprends à présent, le cœur un peu vibrant, Mais ... mais je l'avais échappée belle, en fait.


La légère consolation de cette prise de conscience étant que se révèlent alors remarquables certaines attitudes qu'ont eue des hommes à ton égard et qui te semblaient certes sympas mais normales alors qu'elles étaient classes. Et puis une immense gratitude envers ceux de tes amis et proches qui ne sont pas comme ça, ou ne le furent qu'entre 13 et 15 ans, le temps de s'accommoder de leur propre corps, et qui sont encore plus stupéfaits que toi, et écœurés (il y en a).

 

 

(1) Une fois c'était juste et principalement hilarant, le type était jeune et bien balancé, pas du tout agressif mais j'étais déjà vieille, et notre conversation a très vite pris un tour cocasse. Il n'empêche j'étais ligne 14 et il m'avait abordée pour me faire des propositions d'ordre sexuel que je n'avais en rien sollicitées. Pour tout dire au début j'avais cru à une blague.  

(2) La différence entre une tentative de drague et quelque chose de bien plus invasif.
(3) Quand tu recueillais les confidences des amies tu supposais que c'était qu'elles étaient très jolies et que les hommes n'avaient pas su se tenir ce qui n'était pas bien, mais que le fait qu'ils éprouvassent du désir difficile à contrôler pouvait se comprendre. Ou tu te disais qu'elles étaient tombé sur un fou échappé de l'asile.

(4) Impossible de savoir si ce que je percevais, captais venait d'une absence de discrétion de leur part ou de ma trop grande attention au monde, j'enregistrais, et mentalement j'écrivais. Dans deux cas ils ont supposé sans doute que je ne comprenais pas.

Commentaires