De vingt en vingt
03 août 2017
Parmi les photos retrouvées, figure celle-ci, ma mère bien au centre, j'ignore pour quelle raison ; je ne crois pas que dans sa brève carrière, interrompue par ma naissance sans possibilité de retour car mon père ne le voulait pas, elle ait eu le temps d'occuper quelque poste hiérarchique que ce soit. Du coup cette mise en avant, qui ne ressemble pas exactement à son caractère, m'est un peu mystérieuse. Ou alors c'était son anniversaire.
Peut-être que cette photo est un peu scandaleuse parce qu'on entrevoit son genou (1).
Au dos une simple année, et encore même pas : c'est écrit "fin 62" et par dessus à l'encre rouge, le 2 est remplacé par un 1.
Alors je suppose qu'il s'agit de la CERABATI (phonétique, j'ignore comment ça s'écrit) dont les bureaux étaient tout près du parc Monceau. Ma mère, alors perfo vérif, y fut heureuse, elle racontait parfois des anecdotes de bureau joyeuses ce qu'elle ne faisait pour aucune autre de ses expériences professionnelles.
Mais peut-être aussi qu'en 1961 ou 1962 elle travaillait à Nanterre chez Simca.
Je me posais ce genre de questions-là lorsque mes lectures récentes, La serpe de Philippe Jaenada et L'étoile jaune de l'inspecteur Sadorski de Romain Slocombe dont les dates cruciales sont pour l'un en octobre 1941 pour l'autre en juillet 1942, m'ont rattrapée. J'ai soudain pris conscience que cette photo de ma mère à un ou deux ans de ma naissance n'était séparée de l'époque de ces deux romans fortement bien documentés que de vingt ans, vingt petites années, c'est-à-dire moins que ce qui nous sépare du début des années 90 dont j'ai tant de mal à mesurer qu'elles sont d'un autre temps par rapport à maintenant. Formulé autrement, l'écart entre cette photo et la deuxième guerre mondiale c'était peu ou prou celui entre la naissance du fiston et maintenant, c'est à dire un clin d'œil en perception de durée.
En ce moment plus qu'à d'autres périodes je n'en reviens pas de la brièveté d'une longue vie.
La nécessité d'écrire pendant qu'il en est encore temps et afin de laisser une trace de l'époque en son quotidien (et ses niveaux d'imaginaires) m'est apparue plus intense que jamais.
Ce dont je me souviens très clairement, moi qui étais le genre d'enfant à vouloir écouter les conversations des grands et tout comprendre - je crois que j'ai des souvenirs de conversations de repas de famille qui remontent à l'âge de 4 ou 5 ans, lorsqu'on voulait m'obliger à faire la sieste et que je disais avoir peur pour pouvoir rester tout près et allongée dans un coin écouter jusqu'à ce que malgré moi le sommeil l'emporte -, c'est que de la guerre encore récente il n'était jamais question, et de celle d'Algérie uniquement par le biais des gars qu'on connaissait (généralement pour excuser des comportements calamiteux, Oui mais tu comprends il a fait l'Algérie) jamais en considérations générales. La volonté de tourner la page était totale. Et les rares fois où ça venait, la perception était, les Allemands les méchants mais attention pas tous, il y avait des pauvres gars, des gens du peuple, les vrais méchants c'étaient les nazis, les Américains, les héros avec un peu les Anglais et les Canadiens, les Italiens des malheureux qui étaient tombés sous la coupe de Mussolini un peu comme les Espagnols sous celle de Franco mais lui il y était encore, pauvres Espagnols, les Français tous des résistants, sans exception ou ceux qui avaient trahi de toutes façons étaient mort à la libération ou avaient été punis. Il n'était pas question des Russes et assez peu des Juifs massacrés - mais ça, c'était peut-être dû à un biais car les adultes ne souhaitaient pas évoquer d'atrocités incompréhensibles devant les enfants (mes cousins et cousines, plus âgés étaient parfaitement en âge de piger qu'on parlait d'extermination et de poser des questions, et faire des cauchemars car trop jeunes pour envisager que l'on puisse vouloir tuer tout le monde d'une partie désignée de la population).
Mon autre souvenir de ces années de vingt à trente ans après la guerre était que les gens travaillaient tous énormément, souvent le samedi en plus de semaines où les journées faisaient souvent 10 h (heures sup. "obligatoires" mais rémunérées) et que les réunions de famille c'était avant tout de joyeuses retrouvailles avant de retourner au turbin pour les hommes et aux taches infinies pour les femmes. J'avais la sensation qu'être grand c'était travailler tout le temps et ne pouvoir jouer jamais. La notion de loisirs ne semblait pas exister. Les seules moments de pause étaient les retrouvailles familiales et la "ponenadre" du dimanche après-midi, comble du luxe : en voiture. Sinon le temps hors travail était consacré à de l'utile : bricolage et travaux. Et pour la mère de famille, hors le ménage et les repas, et les soins aux marmots, s'assoir souffler un peu signifiait coudre et tricoter. La détente pouvait venir de le faire en écoutant la radio ou, luxe là aussi, regarder la télé (2)
Je me souviens d'émissions de grands comme La séquence du spectateur.
Voilà ; on n'était alors pas plus loin de la guerre qu'on ne l'est à présent des débuts de l'internet grand public, des tous premiers blogs par exemple.
(1) Noëlle Noblécourt fut licenciée en 1964 au motif officiel qu'on avait entrevu les siens.
(2) Et soudain je me souviens d'entrevoir "Les femmes aussi" (3) parfois en catimini.
(3) Au passage tombée là-dessus, bon sang quel retour en arrière. Et aussi, plus réjouissant, sur Gisèle et le béton armé.