Un jeudi en juillet
La vitesse à laquelle ça va (le peloton pro du tour de France)

Des mondes parallèles sans interconnexion (ou si peu)

 

    J'étais au boulot et n'en ai eu qu'un vague écho (merci FIP et ses petits flashs d'infos des heures cinquante, concis mais qui permettent de suivre la marche de ce morceau de planète), l'état s'apprête à rogner à partir de l'automne sur une aide au logement qui concerne pas mal de gens.

Ça a déclenché une tempête multi-médiatique. 

Sur le fond, je ne saurais me prononcer, cet article me paraît assez sain, mais même avec lui a-t-on tous les éléments en main ? 

On a élu en mai un président libéral, il applique ce qui correspond à ce qu'il annonçait, sinon comme programme du moins dans l'expression de ses opinions, on ne peut pas l'en blâmer (1). C'est juste que la somme de réduction annoncée 5 € par mois et par allocataires, visiblement choisie pour sembler dérisoire - allez les pauvres, faites donc un petit effort, fumez moins -, semble effectivement dérisoire et que du coup l'effet fait est plutôt de type : Hein, quoi, le pays va si mal qu'on en est réduits à demander aux gens qu'on est censés aider, de rendre 5 € par mois ?, on dirait nous autres dans les sales fins de mois, lorsqu'on fait les poches de nos manteaux rangés dans l'espoir d'y retrouver, entre deux boules d'anti-mites, un billet oublié.

Ce dont j'ai envie de garder une trace, ce qui me frappe, ce sont : 

- un mépris de classe qui fait froid dans le dos.

On dirait qu'une génération (ou deux) entière a grandi dans l'idée que si tu es pauvre c'est que tu le mérites. Soit parce que t'es bête, soit parce que tu viens d'ailleurs, soit parce que franchement si tu ne t'en sors pas c'est que tu ne bosses pas (assez). 
Sauf que voilà ça ne répond pas ou peu à ces critères là. En fait les deux façons les plus sûres d'échapper à la pauvreté sont d'être nés dans une famille aisée ou d'être malhonnête (ou du moins : roublard).
On dirait aussi que les mêmes méprisants bénéficient d'une sorte d'assurance de bonne santé éternelle. Sont-ils conscients, ces insouciants, que personne à aucun moment n'est à l'abri d'une pathologie qui peut se déclarer d'un coup alors que l'on croyait que tout allait bien, et attaquer y compris ceux et celles qui ont une parfaite hygiène de vie ?
Il faudrait que tous les dirigeants aient lu "Down and out in Paris and London" de George Orwell,on peut être bosseur et intelligent, faire de son mieux pour s'en sortir et manger la misère.


- une ignorance de la valeur de l'argent pour ceux qui sont dans l'autre camp. 

Ces vingt dernières années ceux qui sont parmi les classes aisées ont vu leur pouvoir d'achat vraiment progresser. Pour eux, cinq euros c'est ridiculement rien. Une somme qu'ils n'envisagent même pas. Cinq euros (à leur échelle) ça ne coûte rien. J'ai le souvenir précis d'une cliente fortunée et sympathique (ça n'est pas antinomique, pas forcément) à la libraire Livre Sterling, qui n'avait pas compris qu'un livre de cuisine parmi les soldés ne coûtait que 5 € et m'avait sorti un billet de 50 pensant payer le compte rond. Un objet à 5 € passait sous son radar, tout simplement. Et je pense qu'elle est repartie persuadée qu'on lui avait fait un cadeau de bonne cliente. 
Pour les autres, de plus en plus nombreux, cinq euros c'est se coucher le ventre vide ou pas, selon que tu as pu ou non les glaner, c'est peut-être éviter de justesse de dépasser en banque son découvert autorisé et échapper à une kyrielle d'emmerdes de niveau supérieur. Cinq euros, c'est pouvoir entrer dans un café, l'hiver, boire un truc chaud. C'est s'acheter un coupe-vent bradé chez Aldi (2) et ne pas se faire drincher. 
J'avoue que je ne sais pas comment rendre compréhensible, palpable, aux uns la perception que les autres en ont et vice-versa. Si je suis capable de voir les deux versants c'est que ma situation financière est quantique depuis 2011 : je suis riche et pauvre. J'ai un toit, ce qui n'est pas rien mais je manque le plus souvent de moyens pour assurer confortablement le quotidien. Je sors à peine de six années en working poor de luxe (et de choix : j'aime mon métier qui ne rapporte pas et j'ai tenté de préserver du temps partiel afin d'écrire ; seulement je suis consciente que beaucoup le sont par contrainte, parce que pas d'autres boulots que ceux qui ne nourrissent pas), avec une vie culturelle de rêve, ce que les pauvres gens n'ont pas, ou seulement par brefs éclats.
Ce que les plus fortunés n'imaginent même pas c'est une somme quelle qu'elle soit, même (surtout ?) faible, et qui pour eux représenterait un arbitrage (allez, je n'achète pas ce paquet de clopes), est pour les autres une privation de plus dans un lot déjà existant et peut-être celle de la suppression finale de quelque chose de nécessaire (3), c'est par exemple un déjeuner sur le lieu de travail (4) qui se composait d'un jambon-beurre un demi et un café, et puis tu laisses tomber le demi sinon c'est deux heures de boulot qui y passent, et puis après tout, le café, on peut s'en passer, et puis le sandwich ce serait moins cher si je le rapportais de chez moi et puis un jour, pour les ingrédients d'un sandwich, les 5 derniers euros, l'argent n'y est même pas (mais il faut assurer le travail tout pareil sinon tout serait bien pire).
Le film "Louise Wimmer" peut peut-être permettre de comprendre ça à ceux qui n'ont jamais été concernés. L'héroïne en est une femme qui se bat, rendue pauvre par un enchaînement fort courant de circonstances - son mari l'a quittée pour une autre - et qui malgré qu'elle travaille et d'arrache-pied, n'a pas les moyens de se loger. Souvent, dans les fictions les plus pauvres sont présentés comme possédant un cumul de "handicaps" qui font leurres - alcoolisme, ennuis de santé, problèmes psychologiques ... -, là, on voit une femme qui n'a rien qui va pas, fors le manque de rétribution de ses services et de devoir redémarrer à zéro à un âge où d'ordinaire on peut enfin souffler un peu.
"Le quai de Ouistreham" de Florence Aubenas, dans le même ordre d'idées est respectueux et montre bien la vie telle que pour beaucoup elle est. Ce n'est pas misérabiliste, c'est la réalité d'en vrai. 

Je ne sais pas pendant combien de temps le pays encore tiendra avec de telles failles entre les différents lots d'humains qui le composent, mais on dirait un élastique qui se tend se tend ... et depuis longtemps. De mondes parallèles sans points (ou de moins en moins) d'intersection. 

 

 (1) Ce qui ne signifie pas que j'approuve la mesure, mais je n'éprouve ni surprise ni sensation de trahison.

(2) Ce qu'a fait l'homme de la maison ces jours-ci - mais parce qu'il avait un besoin immédiat de se protéger de la pluie et qu'il a été chanceux -.

(3) Je crois que c'est dans une nouvelle de Carson Mc Cullers, peut-être dans le recueil "La ballade du café triste", que l'on voit diminuer peu à peu la  quantité quotidien de lait dans la bouteille qu'un jeune couple met au frais à sa fenêtre, jusqu'à ce qu'il n'y ait plus de lait, plus rien.

(4) Car tous ceux qui travaillent n'ont pas nécessairement de cantine oh pardon restaurant d'entreprise,  ni de chèque déjeuner. 

 

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