"Après" (Annie Saumont)
La fin d'une vie

vendredi 3 février 2017 (to later remember)

     

    Il m'arrive parfois des intuitions fulgurantes. En traversant jeudi une soirée formidable, de littérature et d'amitié, au point d'en oublier par instant le dictateur fasciste fou des États-Unis, et presque un peu l'état de ma mère, je savais que ça serait la dernière avant un moment. Je suis alors restée jusqu'au bout ce qui m'arrive rarement [le plus souvent je dois me lever tôt le lendemain et je sais qu'il me faut un bon morceau de sommeil pour éviter les coups de pompe des lendemains]. Il faut dire que j'étais en formidable compagnie et que je m'y sentais à ma place comme rarement je me sens à ma place dans la vie.

Je suis rentrée en vélib en traversant Paris et ce sont toujours malgré les risques des moments magiques : la belle grande ville au cœur de la nuit. 

J'étais en forme.

Il y a eu cette conversation entre Pierre et Marion au sujet des dédicaces "imprimées" et des remerciements qui correspond à des questions que je me pose. Grâce à eux, j'ai avancé dans mes pensées. 

Il me manque quelqu'un dans ma vie qui me ferait au quotidien ainsi avancer. Ça fera quatre ans sans en juin prochain.

Ce vendredi s'annonçait bien, même si j'ai dû renoncer à l'entraînement de natation - d'autant plus que les suites du rhume féroce sont toujours là -. Il devait y avoir un déjeuner avec une grande amie, puis le travail, et je mesure chaque jour le privilège que c'est d'exercer un métier que l'on aime et qui nous va, et un film technique en fin de soirée à Montreuil au cinéma, traitant de "Jour de fête" de Jacques Tati.

Seul le travail fut conservé.

Les "personnes qui passent" nous ont averti que ma mère avait perdu conscience. 
Nous avons cru que. 
Puis finalement non.

L'ironie cruelle du sort : l'homme de la maison avait prévu d'aller voir sa sœur afin de régler une part de paperasse consécutive à la mort de leur père. L'urgence pour ma mère le contraint à reporter. Riante période.

Ma fille, courageuse, m'a accompagnée. Nous aurons ainsi pu passer un peu de temps ensemble. Marcher dans ma ville d'enfance et de jeunesse. Parler des choses difficiles. C'est parfois nécessaire. 
Son frère était à son travail.

À nouveau des personnes venant faire celui des soins m'ont impressionnées par leur professionnalisme. On sent certes que les plus jeunes appliquent vis-à-vis des proches des grilles de comportement un peu téléguidées, mais elles le font avec cœur. Quant au boulot lui-même, c'était saisissant, la malade presque apaisée après une toilette qu'elles lui avait faite. 

J'ai parlé, lu à voix haute (1), fait ce que je pouvais. La mort ne me dérange pas, je ne saurais dire pourquoi. Ou plutôt si : quand elle n'a pas été provoquée avant l'heure par la violence ou un accident ou tout autre forme de catastrophe, je la trouve admissible. Les bonheurs éventuels qu'un vivant connaîtra sont à ce prix : notre fin. 

Je sais que je paierai plus tard de l'avoir côtoyée, dans doute par deux ou trois semi-crises d'angoisse, c'est-à-dire les symptômes de la crise mais sans que la sensation de mort imminente ne s'accompagne de la panique assortie. C'est plutôt une résignation jointe à un regret ["Déjà ?"]. J'aurais pu sans problème travailler dans les pompes funèbres côté exécution du boulot.

Un médecin devait passer. Mon expérience me rappelle que l'entre-deux peut durer. La carcasse respire. Le cerveau peut-être fonctionne encore un peu. Je pose une main. J'émets des sons parlés.

Remerciements infinis envers Sophie Calle qui par ses travaux m'aura tant aidée dans ma propre vie. Un peu comme une grande sœur qui pour avoir déjà traversé les bonheurs et les épreuves me confiait par avance les points importants et me permettait de franchir les obstacles certes à ma façon, et légèrement différents, mais avec moins de souffrance que sans ses indications. Alors aujourd'hui, merci. Ici tout n'est pas encore fini mais je sais certaines choses par avance et ça m'aide, ça nous aide.

Il fut temps d'aller travailler. 

Dans notre peine cette question récurrente : combien de temps cela va-t-il durer ? 
Déjà en novembre lors de l'hospitalisation. 

Le premier jour on bouscule entièrement notre vie : urgence. 
Le deuxième il faut déjà composer : si l'on peut savoir que la durée sera brève le gagne-pain peut être mis entre parenthèse le temps de. Mais sinon ? Alors le reprendre, aménager ses horaires, accomplir des doubles journées : le travail / la veille (l'accompagnement). 
Les jours suivants très vite : toutes les tâches d'intendance domestique que nous avions repoussées et qui ne peuvent l'être davantage. 
Ensuite : ce que l'on accomplit pour conserver la forme et qu'il faut maintenir, si une durée doit se prolonger.

Nous sommes dans une nouvelle boucle de ce type. 
Quelques heures encore ?
Quelques journées ?
Une semaine ?

Sans doute que longtemps plus tard, si l'humanité ne s'est pas autodétruite, nos descendants trouveront barbare cette façon de laisser les nôtres s'éteindre à feu doux. Pour l'heure, we have no choice.

Travailler était un secours.

Plus tard un SMS de ceux qui étaient resté veiller m'apprit qu'aucun médecin n'était passé. 
J'étais en transports en commun. 
Je suis rentrée.

Communiquer des nouvelles, du moins leur absence de réelle détermination. 

La malade ne semblait pas souffrir. C'est parfois comme aussi long de retourner d'où l'on vient que de s'extraire du corps qui nous avait porté.

Quand on est partis précipitamment d'un logis au matin, la soirée est chargée. 

J'apprends avec décalage qu'une photo que j'avais vue passer sur Twitter juste avant d'être appelée au chevet de ma mère, concernait une attaque qui avait eue lieu au Carrousel du Louvre. Un djihadiste ou pseudo qui s'en est pris à des soldats qui patrouillaient là. Il va sans doute mourir, l'a très volontairement cherché. Le conditionnement qu'il faut pour pousser un humain jeune à si stupidement se sacrifier dépasse mon entendement. Le souvenir me revient d'un autre type seul qui vers la Goutte d'Or avait en 2015 attaqué bille en tête un commissariat. Comment peuvent-ils croire soutenir la moindre cause en pratiquant comme ça ?

Un livre lu depuis quelques jours dans de brefs interstices de librairie "14 novembre" de Vincent Villeminot (2). Je ne sais qu'en penser. Certains passages excellents : l'état de choc lorsque l'on fait partie des victimes survivantes d'attentats. D'autres beaucoup plus discutables dont une agression sexuelle sur une jeune femme afin de faire pression sur le frère de celle-ci, ainsi qu'une scène de torture culinaire. Même si le protagoniste n'est pas dans son état normal lorsqu'il agit ainsi et que c'est clairement dénoncé et dit, quelque chose de malsain s'en dégage. D'autant qu'ensuite s'esquisse une histoire d'amour. L'expression de fantasmes tordus (typiquement : la femme qui ne peut s'empêcher d'éprouver "quelque chose" après avoir été dans un premier temps physiquement maltraitée ; euh non, ça ne marche pas pour ça comme pour les idées politiques, un syndrome sexuel de Stockholm, ça n'existe pas) même sous couvert de les dénoncer, me gêne. Ce livre néanmoins est intéressant. Un effort de pédagogie (ne pas laisser la haine provoquer une autre haine). Et puis ça n'est pas mal écrit puisque sinon j'eusse été incapable de le parcourir avec la collection de raisons d'absence de concentration qui fleurit en ce moment.

Avant d'aller dormir je commets l'erreur de tenter de consulter ma TL Twitter, quelques fils d'infos. Trump est plus déchaîné que jamais, Fillon a un peu adapté sa com de crise mais pour l'instant persiste, le Front National est peu à peu rattrapé par ses propres magouilles. Un ami fait remarquer que pendant que l'info est bloquée sur la folie de certains hommes et femmes ou leur malhonnêteté, le fond des choses n'est plus abordé. Or il y a un certain nombre d'urgences planétaires, environnementales en particulier.

Je me console en lisant d'autres analyses intelligentes chez Le Roncier, même si c'est pour y comprendre pourquoi un des candidats auquel je n'étais pas hostile a priori, prône sur certains sujets des idées plus qu'un brin moisies.

Je me console de l'incomplétude de la première consolation, en lisant quelques billets du blog de Carl Vanwelde, tout en évitant de remonter jusqu'à celui qui m'avait peinée - tout en m'ayant intéressée, la peine avait un mauvais motif -.

 

Les autres soirs de ces temps derniers je tardais par inquiétude d'une Trumpitude durant notre européenne nuit et de préférer ne pas apprendre une décision catastrophique au réveil. Aujourd'hui j'ai droit à une forme de soulagement : le remplacement d'un mal par un autre.

Étrange situation en effet qui consiste à devoir aller dormir si quelqu'un de sa proche famille est mort ou encore en partie vivant. 
Mais tout à l'heure, sauf dégradation ultime de son état, je devrai aller travailler. Il n'était donc pas question d'aller plus au nord veiller. Et qui d'autre aurait pu rester ?

Quelqu'un manque.

 

(1) Katherine Mansfied "Dans la baie". Ma mère aime particulièrement cette auteure.

(2) Un des auteurs de U4

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