Un importun indélicat m'a fait lever les yeux de mon livre. Passé l'interlude, je regarde un peu dans le vague, les voyageurs qui de l'autre côté de la vitre du café et d'un large trottoir attendent leur bus, sous une pluie molle de neige fondue.
J'aimerais ne penser à rien, pouvoir me laisser dériver, lâcher prise un instant, sans qu'aussitôt la solitude ne s'insinue dans chaque interstice du corps et de l'esprit. Obligée de bouger l'un et occuper l'autre en permanence pour tenter d'y échapper. Ces formes rudimentaires de barrages ne fonctionnent pas toujours, mais grâce à eux, je résiste encore (1).
Je fais donc un essai, Just stop narrating in your head, just let Paris energize you, just look at them people (2). En même temps je suis sur mes gardes, j'ai Virginia à la main (3), prête à intervenir dés que la crise de solitude poindra.
Elle ne viendra pas.
C'est un homme du passé qui survient à sa place. Un jeune homme de jadis, d'il y a 30 ans, un Allemand.
Il est là qui attend le bus, tel qu'il était autrefois. Inchangé, jusqu'à la parka. J'en lâche Virginia (presque) sur mon café crème (4), attrape mon Olympus et prends une photo, aussitôt, sans rien viser ni régler.
Seulement après je me frotte les yeux, en me disant je rêve. Mais ce rêve me plaît bien alors je ne fais rien pour le briser. J'imagine à Kaï Uwe un fils français.
Il s'appelait ainsi, s'appelle sans doute toujours, si vivant il a mon âge, à peine plus. C'était le frère de ma correspondante Kerstin lors d'un de ces échanges scolaires qui dans les années 70 du siècle passé perduraient afin de solidifier la paix entre deux paix qui si souvent s'étaient combattus.
En ces temps bénis d'avec la pillule et d'avant le SIDA, ils permettaient surtout de créer et consolider l'expérience sexuelle des adolescent(e)s échangé(e)s. Lors d'un voyage en France Kaï-Uwe avait tourné la tête de deux (au moins) de mes amies, il n'était pas d'une beauté renversante, mais possédait une certaine classe et contrastait élégamment avec les beaux blonds glaçants qui étaient de sa classe. Sa gentillesse naturelle lui donnait un charme fou.
Pour l'entremetteuse que j'étais alors (5), il constituait le candidat parfait. Ça me changeait des petits machos qui, je le savais, rendraient mes copines malheureuses.
Aussi quand lors du voyage de l'année suivante je me suis retrouvée l'élue de sa soeur et donc chez leurs parents, des gens charmants qui ne se disputaient jamais et semblaient s'aimer tendrement, ce qui me sidérait (c'est donc possible ? même après autant d'ans ?), plusieurs m'avaient enviées. Mais je n'y étais pour rien. Et ne recherchais rien. J'étais bien en leur compagnie. Admise comme de la famille. Très heureuse du grand frère séduisant que le sort pour une fois clément m'attribuait.
De ce grand Kaï-Uwe je n'ai que des souvenirs tendres, sa façon de parler très bien français, d'exprimer de l'humour quand il racontait. Son absence de violence qui pourtant n'en faisait pas un mou.
Nos deux familles avaient sympathisé. Nous avions poursuivi l'échange pendant quelques années. Mais l'écart trop grand de niveau de vie, l'éloignement, l'absence d'internet à l'époque (je pense que sinon via les mails nous aurions su conserver un lien), la mésentente entre mes parents qui rendait toute invitation quasi impossible, la susceptibilité excessive de ma mère, mes études trop rudes avaient eu raison de notre lien collectif.
Sa réapparition en lui-même d'autrefois un mercredi de février, 30 ans plus tard, m'a réchauffé le coeur. J'avais oublié avoir croisé encore presque enfant des gens qui ne m'avaient pas mesuré leur affection.
Il est peut-être temps que je cherche à remercier ceux qui m'ont permis de grandir un peu mieux que dans l'enfermement parental, de partager de bons moments, de mieux apprendre leur mot.
Holla, Kaï, vielen Dank für Duino (en V.O.) ! Si tu savais pour moi, le cadeau immense que c'est.
(1) à l'appel de la chimie (entre autre)
(2) comme je suis incapable d'avoir un dialogue intérieur avec moi-même en français et que je comprends que ça irait parfois mieux avec, plutôt que de continuer à m'adresser à ceux qui ne me pensent plus, je varie les langages. Bizarrement ça passe un peu. J'existe moins pas en anglais ou italien qu'en ma langue maternelle.
(3) ou plutôt son travail
(4) hé oui j'ai fait ça. Comme quoi l'instinct de la paparazza est très fort en moi. Redoutable.
(5) je me sentais aussi hors-jeu pour les actions de séductions qu'E.T. pour commander une pizza à peine tombé de sa soucoupe. En revanche j'étais un bon lien entre les êtres humains des deux sexes voire parfois du même. N'aurais-je à ce point pas changé ?
[photos : place de la Bastille mercredi 7 février au matin ; bord du lac d'Enghien, Pâques 1980]