Les deuils peuvent être l'occasion de revisiter les vieux albums photos (du moins lorsqu'on est assez vieux pour que des photos de papier soient conservées en cette forme). Une de mes cousines m'a fait parvenir celle-ci.
Comme l'image a quarante-cinq ans d'âge je pense qu'à condition de n'y mettre aucun noms je peux la publier, et que son flou "vintage" préserve de toutes façons un certain anonymat.
Il s'agissait d'un anniversaire, c'était en Bretagne et un exploit de tous nous rassembler - conjonction de vacances scolaires communes (1), jours de congés pour ceux qui travaillaient -.
Cette image est typique des temps, coiffures, attitudes et vêtements. Pile typiques de la classe moyenne d'en France d'en ce temps.
La hiérarchie de nos tailles d'adultes ne sera pas celle de nos tailles d'enfants, d'adolescents. C'est amusant. Les aînés ont l'air plus âgés que des personnes de maintenant pourvues du même âge à présent. C'est assez frappant. Sans doute parce que l'on entre désormais plus tard dans la vie active, si l'on parvient à y entrer, que l'on reste plus tard aussi chez papa-maman. Pour des raisons de localisation, la plupart de mes cousins et cousines sont en pension dans la grande ville de leur respectif département. Il me semble que par la suite il y a eu davantage d'établissements dans des villes de taille moyenne, ou de ramassages scolaires organisés qui permettent aux collégiens, aux lycéens de rentrer chez eux après chaque journée.
À l'époque les familles équipées de plusieurs voitures sont rares. Généralement il y en a une, utilisée prioritairement par le père, lequel possède le travail qui fait bouillir la marmite. Si la femme travaille c'est presque toujours pour un salaire d'appoint, en complément.
Il y a une seule télé par foyer, le plus souvent en noir et blanc. 1972 c'est l'année où une troisième chaîne en France est lancée. On trouvait déjà que deux c'était pas mal. À l'époque du coup tout le monde regarde à peu près les mêmes trucs (ou s'en abstient), mais ça crée des références communes, un fond commun ("Je n'aime pas Guy Lux, je préfère Les dossiers de l'écran", "Léon Zitrone à l'enterrement de [célébrité ou tête couronnée] était vraiment très bien"). De nos jours il y a un grand éclatement, ce qui fait que chacun peut vivre à l'intérieur d'un même pays dans différentes sortes de petits mondes séparés. Je ne dis pas que c'était mieux ou moins bien, je constate simplement que c'est une des différences les plus flagrantes : qui passait devant un kiosque à journaux savait qui les gros titres concernaient ; de nos jours je pense qu'au quidam moyen d'âge moyen, la moitié des titres échappe complètement, d'autant plus que la presse "people", alors assez limitée, a fleuri entre temps. Dans les bureaux, les cours de récré, on parlait d'émissions qui la veille avaient été vues ou non mais en un choix déterminé, par tout le monde. Les retransmissions sportives étaient en nombre limité mais accessibles par tous.
Le seul "appareil" que nous portons sur nous est une montre, éventuellement. La plupart des familles disposent du téléphone et les communications ne passent plus par des opératrices. Mais les communications coûtent cher, on ne s'appelle pas pour papoter, si l'on veut se confier, on s'écrit des cartes ou des lettres de papier. Les enfants doivent demander la permission pour appeler un ami, par exemple s'il l'on a été malade et qu'il y a des devoirs d'école à rattraper. Les parents veillent à ce que la conversation ne soit pas indûment par des bavardages prolongée.
La maladie est toujours un sale coup, mais pas un tracas financier du moins pour les salariés, il y a la sécurité sociale. Les médicaments, les soins, les examens (beaucoup plus rares, seulement pour les choses sérieuses), sont remboursés.
Nos habits n'ont pas de marques particulières, ni nos souliers. Et s'il en existe, par exemple pour les lunettes - j'imagine qu'il y avait des fabriques différentes -, le sigle est discret.
1972 est l'année de l'insouciance, la dernière : en septembre 1973 il y aura le quasi assassinat du président Allende et qui marquera la fin d'un espoir possible, quoi qu'il advienne d'un peu social et pour le peuple, dans le monde occidental les USA mettront d'une façon ou d'une autre le hola. La guerre froide Est/Ouest semble un truc intangible, de toute éternité, rassurant à sa manière. Qu'on soit d'accord avec eux ou non et fors quelques dictateurs ponctuels et lointains, les dirigeants du monde d'alors sont des êtres responsables, ils vont éviter de faire tuer d'un seul coup le monde entier. Le premier choc pétrolier n'a pas encore eu lieu. La guerre la plus récente est loin (dans le temps) les guerres en cours loin (géographiquement). En Italie ça commence à barder, mais c'est encore diffus. Les années de plomb prendront corps pour moi avec les attentats de Bologna et l'enlèvement d'Aldo Moro (2). Enfant, j'ai l'impression que la guerre c'est en Israël-Palestine et au Vietnam, et que quand celles-ci seront finies ça en sera fini de la guerre partout. C'est tellement bête, la guerre. Il y a des famines aussi, confusément je crois qu'elles sont dues à des conditions climatiques, des sécheresses. J'ignore totalement qu'il y a des pays du monde où les femmes sont comme en prison, tenues à l'écart, sommées de s'habiller de telle ou telle façon, réduites à une forme d'esclavage domestique. Pour moi il est clair et très évident qu'une fille "vaut" autant qu'un garçon, voire plutôt mieux vu qu'ils perdent plein de temps à faire la bagarre, mon dieu qu'ils sont bêtes. Si autour de moi les femmes sont plutôt cantonnées aux travaux de la famille et de la maison c'est parce qu'avant l'invention des médicaments beaucoup de bébé mouraient alors il fallait en faire naître le plus qu'on pouvait pour qu'un nombre raisonnable survive. C'était une répartition des tâches concertée pour la survie d'une famille et de l'espèce. À présent pas de problème alors les femmes peuvent travailler à l'extérieur, ce qui est quand même beaucoup plus intéressant que faire toujours le même ménage et les mêmes repas à la maison, et même une enfant sans arrêt malade comme je l'étais peut survivre et aller à l'école (3).
Il y a du travail pour tous ceux qui le souhaitent, pas toujours facile, pas forcément bien payé, suffisamment pour en vivre à condition de "faire attention".
Le chômage, quand il survient, est indemnisé sans limite de durée, puisque forcément à un moment, à moins d'être un glandeur on finit par trouver.
Il y a un début d'illusion d'avoir le choix de ses avenirs. Qu'est-ce que tu aimerais faire plus tard ?
Dix ans plus tard, c'était rapé (à moins d'avoir les moyens de financer des études incertaines, ou s'installer dans un métier en indépendant, ou enchaîner des stages gratuits avant d'obtenir un contrat).
Le travail que quatorze ans plus tard j'exercerai n'existe pas encore tout à fait. Celui que ma mère effectuait avant ma naissance est sur le point de disparaître (4). Pour autant sur le moment on a l'illusion d'une certaine immuabilité.
Ça commence à s'assombrir dans les mines, les grandes industries. Mais lorsque l'on n'est pas d'une région concernée on peut encore se permettre de l'ignorer.
Il y a des soucis de pollution mais pour des choses de taille, l'énergie nucléaire qu'on installe sans savoir comment traiter les déchets, des usines chimiques dangereuses, des risques accidentels. Les poubelles ne sont un souci pour personne, ni circuler en voiture - l'avion est réservé à une élite de fric ou à ceux qui ont des déplacements professionnels ou liés à une activité (sportive par exemple) -. On sait que fumer n'est pas très bon pour la santé, d'ailleurs ça fait tousser. Mais si c'était si mauvais, ça se saurait.
On croit vraiment au progrès, tout avance si vite, et le confort accessible de plus en plus à tous. Des solutions à tout seront bientôt trouvées. On a de l'an 2000 des images de science fiction.
En attendant pour la vaisselle, quand on a comme ça des repas de famille, on s'y met tous, les jeunes, à un moment donné, y a qui lave, qui rince et qui essuie. Je suis fière d'être assez grande pour participer à l'essuyage (mais pas les verres, pas les verres en cristal, c'est trop fragile).
Voilà, 1972 c'est une année où du moins en France, dans une région pas trop reculée, on peut croire en un avenir meilleur, joyeux et partagé, où quand on s'y met tous, sont rigolotes même les corvées.
(1) à la mémoire en ce temps là c'était beaucoup moins zoné, ce qui permettait de se retrouver entre cousins de régions différentes.
(2) qui me marquera car je percevrais (sans trop savoir l'analyser, du haut de mes 15 ans) qu'il aura été tué pas tant par la bande de pauvres embrigadés bien embêtés d'avoir à le faire (sans doute en quelque sorte les équivalents de certains des djihadistes de maintenant : idéalistes, n'ayant pas leur place dans la société, facilement embarquables dans des structures qui les adoubent en apprentis héros après injection d'une idéologie de type tout-en-un, ensuite il est trop tard pour dire que ça va trop loin, que le monde meilleur pour lequel on voulait s'enrôler est en fait bien pire, et de loin) que par ceux de son propre camp qui l'auront lâché, trop contents de se saisir de la place vacante. J'avais l'impression, vraie ou fausse, que cet homme n'était pas le pire de ceux qui détenaient du pouvoir. Bref : double mauvais casting, cinq plus un morts, au moins.
(3) À l'époque je raisonnais ainsi, j'avais neuf ans.
(4) perfo vérif
PS : Et déjà je n'aime pas être sur la photo mais préfère tenir l'appareil, si l'on consent à me le confier.