Une salvatrice manie
04 janvier 2017
(quand la fiction croise la réalité d'il y a presque longtemps)
"[...] si bien que mon regard se promène sur les gens qui traversent le hall, les allées et venues, les arrivées et les départs, j'invente des vies à ces gens qui s'en vont, qui s'en viennent, je tâche d'imaginer d'où ils arrivent, où ils repartent, j'ai toujours aimé faire ça, inventer des vies à des inconnus à peine croisés, m'intéresser à des silhouettes, c'est presque une manie, il me semble que ça a commencé dès l'enfance [...]"
Philippe Besson, "Arrête avec tes mensonges" (Albin Michel, janvier 2017, pages 11 et 12)
Merci à celui qui avait la même manie que son narrateur et savait en faire un usage pratique en cas de besoin. Tout aurait pu s'arrêter pour moi, pour cette fois, à Bruxelles, le vendredi 17 février 2006. Tu ne t'en souviens sans doute pas, ou peut-être vaguement (en pensant Ah oui, une fois, on s'était vus à la Foire du Livre, tu n'avais pas l'air en forme, dis-moi), la personne qui m'avait mise en danger poursuit sa vie sur-occupée, elle m'a sans doute effacée, un petit mauvais souvenir, une erreur de mi-jeunesse. Parfois peut-être, ou peut-être même pas, une de nos connaissances communes lui parle de moi, Tu as des nouvelles ?, Non, non, elle n'en a pas.
Peut-être qu'elle a oublié m'avoir dit "Ça serait mieux qu'on ne se revoie pas" et qu'elle m'a rangé dans la collection des personnes qui un jour cessent de donner signe de vie, sans que l'on sache trop pourquoi. Ça serait classique, un tel déni. Peut-être qu'elle m'a virée de sa mémoire comme de son répertoire téléphonique. Nous nous sommes revues et saluées, bref échange, mais il y avait du monde - autour d'elle, et j'étais accompagnée -, j'ignore ce qu'elle pensait. Peut-être que c'était un simple réflexe de courtoisie (J'ai déjà vu cette personne, je ne la remet pas, mais elle fait partie de mon milieu professionnel, en lui parlant qui sait si ça me reviendra).
Je ne prétends pas ne pas avoir vieilli et mon visage après janvier 2015 et ces attentats-là a changé, est resté marqué. Mes cheveux étaient noirs, ils sont à présent gris. Je n'ai pas de coiffure fixe : je laisse pousser et puis si j'ai de l'argent à une belle saison je fais faire une ultra-courte puis je laisse pousser à nouveau jusqu'à ce que j'en ai assez ou qu'une fin de mois soit sans difficultés. Peut-être suis-je difficilement reconnaissable.
Entre temps j'ai écrit (pas assez) et aimé (trop). Je ne suis plus la même personne que celle qu'elle avait supprimée.
Je ne saurais rien de tout ça si je n'avais pas croisé, alors que ma vie se confondait avec un cauchemar au point de ne plus savoir où était la réalité, un gars qui regarde les passant-e-s passer et leur tend la main s'il les voit mal aller. Merci encore. It's been worth it.
(et je n'ai pas dit mon dernier mot)