L'hospitalisation à domicile (suite)
15 janvier 2017
(notes en vrac, retour de visite)
Alors la téléalarme ça fonctionne, ça fonctionne même tellement bien que ça nous vaut un coup de fil à 5 heures du matin car la patiente appelle et est désorientée et réclame à manger [ce qui est étrange car le principal symptôme de son mal est qu'elle ne s'alimente plus] et l'homme à la voix rassurante mais aux propos flippant demande : à quelle heure est le premier passage ? Et l'air de rien c'est quatre heures plus tard alors n'y tenant plus, l'homme de la maison prend la voiture (1) et y va. Pour constater qu'elle a soif et un peu froid. Et que le premier passage a eu lieu en retard (2).
Le boulot d'intendance restant à la charge des proches, sauf option "luxe", demeure assez lourd. Lorsque je passe, au moins la moitié du temps c'est ranger, prendre le linge sale, mettre le propre en évidence, prendre connaissance des documents de liaison, relever la boîte à lettres si l'homme ne l'a pas déjà fait, voir les factures, faire un brin de ménage.
Une fois à la maison il faudra relancer une lessive. Être malade et alité, c'est salissant. Entre notre famille (4 personnes) et la malade, nous tournons à une lessive par jour. Je passe mon temps libre à étendre du linge (en tout cas j'en ai l'impression et pourtant je ne suis pas la seule de la famille à m'y coller).
Il y a toujours des courses à faire. Pour l'instant l'homme de la maison les assure entièrement. Mais du coup et comme il refuse qu'on en fasse une partie sur l'internet en nous faisant livrer, ce sont des produits quotidiens qui chez nous viennent à manquer. Les couches pour vieux, c'est un méchant budget. Avec ce côté désespérant que l'on sait que ça ne saurait s'arranger. Ou plutôt que ça durera jusqu'à la mort. Et que donc à chaque achat tu espères ET tu désespères que ça soit potentiellement le dernier.
On croise des personnes qui passent. Pour l'instant, toutes m'ont semblé consciencieuses et dévouées. Pourvu que ça dure.
La nuit est source d'angoisse, sans doute pour la malade (elle nous a avoué que la nuit dernière elle avait fait des cauchemars, elle pour qui c'est rare), mais pour la plupart d'entre nous aussi. Je suis personnellement protégée par mon bon sommeil contre lequel je peste en temps normal puisqu'il m'empêche de prolonger lectures et écriture. Mais dans une période comme celle-ci être capable de s'endormir à peine allongée et les yeux fermés est une bénédiction.
À la seule rapidité avec laquelle j'avais été capable de répondre à l'appel nocturne je peux sentir que quelque chose de fort me laisse en qui-vive.
Les autres membres de la famille sont nettement plus éprouvés.
C'est différent lorsque la personne malade est hospitalisée. On a cette illusion que des rondes sont effectuées, que des soignants peuvent arriver presque aussitôt si elle appuie sur le bouton d'appel.
Avec la téléalarme et lorsque les proches ne sont pas sur place ou à moins d'un quart d'heure, c'est un peu Les pompiers sinon rien. On n'est pas "en charge". Seulement avec le fardeau de la présence, de la mort en proche maraude, de l'accompagnement. Il est déchargé des tâches matérielles. Personnellement ça me convient mieux. L'énergie passe dans ce qui reste d'échanges possibles.
Une foule de petites questions matérielles, forment une nuée dans laquelle nous tentons de nous frayer un chemin. En partant vaut-il mieux que nous laissions ouverts ou fermés les volets ? Quelle lumière garder allumée ? À quel degré convient-il de monter le chauffage ? Zut alors j'avais ouvert pour aérer, il faut surtout ne pas oublier de refermer ? Est-ce qu'on a bien remis les clefs dans le boîtier ? Le lit, il faut le laisser redressé ou avant de partir remettre un peu plus à plat ? Où met-on le téléphone (à portée de sa main alors qu'elle n'a plus la force de saisir ? loin pour qu'aucune sonnerie ne la dérange ?) ? Est-ce qu'on ajoute une couverture, si cette nuit il fait froid ? À quelle heure aura lieu le prochain passage ? On l'attend ou on part parce qu'elle somnole de toutes façons ? Que signifie cette toux ?
Voir souffrir quelqu'un sans pouvoir le soulager est l'une des choses les plus dures au monde. Au moins à l'hôpital on peut faire appel à un soignant qui peut-être pourra apporter un soulagement (même temporaire). À la maison, notre impuissance est sans limite. Doit-on appeler ? Et qui ? Est-ce une urgence ou son état normal de ces jours derniers ?
Il est difficile d'assurer un job (même à temps partiel), et l'intendance de deux maisons (même en n'étant pas seule à s'y coller).
J'ai l'impression de perdre de vue tous mes amis - forcément à temps personnel réduit, ce qui morfle c'est le temps des bons moments -. Deux à trois courants sont à l'œuvre pour saper notre vie sociale : - impossible de garantir notre présence à quoi que ce soit, la mort peut venir à chaque instant finir le boulot, ou dans deux ans ;
- L'envie de sortir qui est mise à rude épreuve on se sent trop tristes pour faire bonne figure, pas envie de plomber l'ambiance et surtout l'énergie est entièrement engloutie par tout ce qui est devant être fait ;
- L'envie d'ailleurs de quoi que soit (à part un bon lit et pouvoir y rester dormir de tout son saoul).
On finit, qu'on le veuille ou non par vivre sous pression tout le temps. Chaque activité entamée est susceptible d'être interrompue et seulement pour une mauvaise ou très mauvaise nouvelle. Qu'on finira peut-être par trouver bonne à force d'épuisement tendu. Ce qui est encore plus terrible (3).
Ça paraît insensé qu'à l'heure où l'on peut envoyer quelques humains se promener dans l'espace, y compris hors vaisseau, on n'a toujours pas le droit de pouvoir mourir dignement avant que d'être sans plus rien qui nous ressemble en soi. "Mes rêves font demi-tour" nous a-t-elle confié aujourd'hui en parlant avec peine, et si triste, avant de sombrer à nouveau dans un état d'entre deux qui n'est déjà plus ni présence ni récupération en vue d'aller mieux.
Je pense de jours en jours plus solidement que l'hospitalisation à domicile n'est viable que pour quelqu'un qui ne vit pas seul, ou qui peut encore quitter son lit, ou qui peut encore téléphoner et dont les proches habitent à moins d'un quart d'heure de trajet. Ou quelqu'un de fortuné qui peut payer pour un accompagnement 7/7 H24.
(1) L'un des gros tracas est que le trajet notre domicile - son domicile, s'il est faisable en transports en communs c'est 1h30, pas moins. En voiture 40 minutes sauf embouteillages (y en a ; par exemple aujourd'hui, à l'aller c'était étrangement le cas - pourquoi diable tant de gens tentaient-ils dans l'après-midi d'un dimanche hivernal de pluie d'effectuer le trajet Paris vers Val d'Oise ? -)
(2) On ne peut pas en vouloir aux personnes qui passent, leur travail est rude et les conditions climatiques actuelles compliquées.
(3) Je l'ai déjà vécu il y a treize ans. Difficile de se remettre d'un type de soulagement tel que celui-là.