Grand âge
22 novembre 2016
Elle dit Je veux bien manger mais je n'en éprouve pas le besoin. L'esprit est encore vif. Mais le corps dénutri.
Elle ne semble pas avoir l'intention de quitter la vie, mais alimenter ce corps lui semble superflu.
La diversité du personnel hospitalier la fait s'abstenir de proférer les remarques racistes ou du moins xénophobes qui me l'avaient rendue étrangère.
L'alcool, source intarissable de nos disputes, semble avoir disparu comme l'alimentation. Et puis à l'hôpital, le problème ne se pose plus.
Tu sais gré à l'homme de la maison d'avoir agi comme il convenait, appelé les secours quand il le fallait, et (ce que tu n'aurais pas su faire sans une certaine violence désespérée) convaincre la patiente qu'il le fallait. Tu es éperdue de reconnaissance envers sa patience lorsqu'il a fallu attendre (les brancardiers) puis attendre (l'admission aux urgences) puis attendre (qu'une consultation ait lieu), répondre à nos SMS inquiets alors qu'il n'y avait pas grand chose de concret à nous communiquer.
Il y a un soulagement lorsque quelqu'un qui vit seul.e et va mal et tend à refuser les secours et le soins, se trouve hospitalisé. Nous savons que ce soir, cette nuit, demain sans doute aussi, il y aura des professionnels prêts à répondre à de nouveaux malaises, à prendre soin. La partie de notre cerveau qui menait en sourdine une veille incessante consent à une (très provisoire, sans doute) désactivation. Ça redonne de la vitesse et de la vitalité aux autres gestes et pensées. Nous savons aussi que la personne qui rejetait nos propositions d'assistance avec la dernière énergie, respectera sans doute assez l'autorité que confèrent les compétences médicales pour consentir à quelques efforts. Dont celui de l'alimentation.
Tu ignores si un diagnostic sera établi qui expliquera cette forme gérontologique d'anorexie. Ou si c'est tout simplement un phénomène d'usure, une fatigue définitive de l'humaine plomberie.
Pour l'heure tu admires la gentillesse du personnel, ils semblent avoir tous une kyrielle de tâches à très vite accomplir, pourtant plusieurs d'entre elles (c'était des femmes) prennent le temps de venir nous parler avec une bienveillance que nous ne réclamions même pas. Je songe alors qu'au travail il faudra au moment du rush des fêtes, lequel s'amorce déjà un peu, que je devrais tenter d'y parvenir.
Dans les jours à venir, malgré des emplois du temps chargés nous allons tenter de nous relayer à son chevet.
Plus tard tu appelleras celle de tes cousines qui était venue aux nouvelles. Vous constaterez, sans pouvoir déterminer s'il s'agit d'un effroi ou d'un réconfort, que vos mères respectives suivent le même cheminement vers leur fin.