Adorable Ken
30 octobre 2016
Sortis émus, j'allais écrire comme il se doit, du nouveau film de Ken Loach, I Daniel Blake pour lequel il a eu la Palme d'Or au plus récent festival de Cannes
Chez lui, toujours cette qualité, quel que soit le sujet, rien à redire, les acteurs sont excellents, la narration suit son cours sans être ni plate ni ardue (1).
Un brave homme est poussé à bout par la mécanique administrative déshumanisée à l'œuvre ici au Royaume Unis, mais qui a fréquenté un tantinet Pôle Emploi en France sait combien on n'en est pas si éloignés. Nous avons nous aussi nos démarches faisables uniquement sur internet, nos attentes facturables (2), des cas où nous tombons dans un interstice administratif dont il devient quasiment impossible de se sortir (3). Ça ne l'empêche pas d'aider son prochain.
La seule chose que l'on peut regretter c'est que ceux qui ont entre les mains une once de pouvoir qui permettrait de changer ce genre de choses n'iront pas voir ce film, gavés d'avance.
Ceux qui sont loin de ces questions-là penseront Ils exagère, ce vieux gauchistes.
Ceux qui sont dans la mouise ou l'ont frôlée ou fréquentent des amis qui y sont, se rendront bien compte que ce film est un peu la version conte de fées de l'affaire.
Hé oui, il est trop optimiste.
Il décrit en effet un monde où les gens y compris le petit voyou d'à côté sont des gens bien, avec beaucoup d'intelligence et d'adaptabilité. En réalité, le peuple du moins dans la vieille Europe a bien marché dans la combine de se laisser faire croire que l'ennemi était non pas ceux qui avaient des pouvoirs décisionnaires ou financiers, mais bien le pauvre d'à côté, le plus ou moins foncé de peau, le plus ou moins à peine débarqué d'autres misères plus grandes encore. Un monde où tout ces rejetés semblent athées, pas encombrés pour deux sous de la moindre parcelle de fanatisme ou religiosité qui viendrait mettre du bordel là où dans le film il y a de splendides solidarités. OK le sujet est l'inhumanité administrative, et l'humiliation systématique des personnes en précarité - tous considérer comme tricheurs d'emblée et devant donc prouver qu'ils ne trichent pas, alors que le système lui-même les y pousse tout droit -. Il décrit un monde de gens de bonnes volontés. C'est adorable, très réconfortant, ça les sauve un temps. Il n'empêche que dans la vraie vie, c'est pas tout à fait comme ça mais pire.
Les jeunes voisins terroriseraient le vieux avec les armes qu'ils trafiqueraient, au lieu des pompes de sport, il serait devenu raciste, à l'agence pour l'emploi il n'y aurait pas la femme, qui au mépris des engueulades de sa hiérarchie essaie d'aider les pauvres diables que l'internet effraie, personne ne se lèverait pour défendre la personne mal traitée par les instances administratives, les vigiles ne feraient pas de quartier, au boulot perdu pour raison de santé, un vieil employé serait en un mois oublié. Et bien sûr les drogues et l'alcoolisme feraient des ravages.
Je suppose que ces embellissements sont destinés à rendre le film centré sur ce qu'il souhaite dénoncer, les voies sans issues administratives et les méandres inhumains auxquels on soumet ceux qui demandent assistance. Destiné aussi à ce que le film soit plausible pour ceux qui ont eu le privilège de n'être et n'avoir jamais été concernés par ces genres de situation.
Il n'en demeure pas moins qu'un lot impressionnant de parties des dialogues sont de la pure vraie vie (4). Et que ce qui est très réaliste est que l'entraide fonctionne (encore) (pour l'instant). Et que dans les pires moments on peut être aidé par ceux que l'on avait aidé dans leurs pires moments.
Bref, encore un très bon film de Ken Loach mais qui même récompensé comme il l'a été ne sera sans doute pas vu par ceux et celles qui éventuellement pourraient changer à la situation quelque chose. Et cette phrase terrible qu'a une jeune femme pour demander à celui qui lui voulait du bien de cesser, Ne me donne plus de signes d'affection sinon je ne vais plus y arriver.
Sa vie est trop dure pour qu'elle puisse s'autoriser d'être proche de quelqu'un.
Merci monsieur Ken.
(1) ce que j'apprécie aussi, mais en l'occurrence il s'agit de films qui ne souhaitent pas que le public soit largué.
(2) Sans doute pas chez Pôle Emploi mais d'autres services fonctionnent sur ce principe.
(3) C'est le malade grave et qui vivait seul et pour lequel l'administration réclame certains papiers qu'il n'est plus capable de fournir - ni d'indiquer aux autres où chercher -, s'il est sans connaissance ou sans plus de cerveau, c'est l'étranger qui a besoin de papiers pour avoir un travail et d'un travail pour espérer obtenir des papiers, c'est la personne qui gagne un gramme trop d'argent pour avoir droit à des aides mais vraiment pas assez pour s'acheter de quoi manger ...
(4) La phrase sur les CV remis de la main à la main qui ne "comptaient" pas, on me l'a presque dite. Celle sur les jeunes qui ne sont pas fiables ou peu travailleur, je l'ai entendue.
addenda du 03/11/2016 : Compte tenu de ce qui survint le lendemain, on peut considérer que d'une certaine façon, obligeant, Ken Loach nous avait averti de ce qui surviendrait.