Lorsque l'on quitte, du moins en cette époque du début du XXIème siècle en Occident, volontairement un travail c'est souvent un cumul de raisons qui peu à peu s'empilent jusqu'à ce qu'y rester n'ait plus aucun sens. Alors on franchit le pas, qu'on le puisse ou non économiquement. C'est simplement devenu une question de survie (bien plus que d'ambition, ou alors si : celle de récupérer la jouissance de sa propre vie).
J'ai filé de l"'Usine" dès que l'opportunité (rude, sauvage, non souhaitée) s'en est présenté, j'étais à terre et (bien soutenue, portée par l'affection que certains m'accordaient) j'ai eu la force d'un sursaut salvateur. Bien aidé aussi d'avoir été dans une entreprise dont la structure générale présentait encore des éléments d'humanité. Le rendement et l'hypemanagement n'avaient pas (encore ?) tout gangréné.
La raison principale de fond était que j'étais déjà atteinte par l'écriture et pas de ce bois dont certains sont qui peuvent assurer un emploi stressant le jour et écrire, énergiques, tôt le matin ou en soirées. Je pensais partir une fois certains prêts remboursés.
Il n'empêche qu'il y avait un sacré gros cumul de petites choses qui corroboraient cette décision.
L'une d'elle m'a été remise en mémoire par ce touite. Apparemment Loft story c'était il y a quinze ans (j'avais oublié). En 2001, avant 9/11 et l'entrée (la prise de conscience de l'entrée) dans une nouvelle époque.
Tout le monde en parlait. À la télé je crois que je ne regardais déjà plus guère que la récap des Guignols le dimanche et Arrêt sur Images, Faut pas rêver certains vendredi soir, et sur le câbles certaines séries (NYPD Blues, plus tard 6FU, My so called life ...), je n'avais déjà pas de temps à perdre, et pourtant c'était avant d'avoir l'internet vraiment à la maison. Je me sentais isolée. Incapable de comprendre ce qui fascinait dans le fait de regarder d'autres humains et qui n'avaient rien d'exceptionnel (1). Il y avait toujours quelques collègues pour parler avec moi d'autres choses, bon.
Mais lors de la session suivante en avril 2002 il s'est trouvé que nous suivions avec mes collègues d'alors, une petite équipe plutôt sympa, et des personnes d'un-e ou deux autres entreprises ou services un stage de formation à l'utilisation d'un logiciel. Pour ce faire nous fûmes quelques jours (deux ? trois ?) à aller bosser dans un local vers les Champs Élysées et déjeunions ensemble le midi dans un restau voisin, tablée de dix à douze personnes.
Il y a ce souvenir de l'un des midis où quelqu'un lance la conversation sur le sujet de cette émission de télé-réalité et c'est parti ça se bouscule, il y a les pour les contre, chacun a un avis, le fait est que ça rigole bien dans la chamaille ainsi lancée. Seulement je prends conscience que je suis de tous la seule à n'avoir jamais regardé. C'est-à-dire que même ceux qui sont résolument opposés à ce genre de big brother consenti ont regardé, au prétexte de se faire un avis, mais se sont donc eux aussi trouvé captés, quitte à n'y plus revenir après, ils avaient fait partie de l'audience à un moment donné (2). J'étais la seule à y avoir échappé.
J'avais connu un temps où mes supérieurs hiérarchiques étaient des personnes cultivées, avaient tou-te-s une vie en dehors de l'entreprise même s'ils y passaient des heures sans compter, allaient au cinéma, au théâtre, aux concerts, lisaient ; revenaient de voyages avec autres choses que des selfies (qui n'existaient pas, au pire on actionnait le retardateur pour avoir devant le monument du bout du monde la famille au complet ; ou l'on prenait le risque de demander à un passant).
Peu à peu cette génération partait en retraite et les plus jeunes qui arrivaient étaient très affutés sur les produits financiers, créatifs en diables sur les niches de profits possibles, experts en défiscalité, mais pour le reste ne disposaient que d'un vernis culturel bien vite écaillé.
Ce jour-là, à cette tablée, alors que d'âge j'étais encore acceptable au sein de la communauté des cadres dynamiques, j'avais perçu à quel point je faisais partie d'un monde déjà ancien, ceux pour qui la profession n'était qu'un élément de la vie et l'argent un vecteur dont la relative abondance la facilitait. Mais en rien une fin en soi.
Mes "mauvaises rencontres" n'étaient que trop fraîches, je n'avais pas cette force que donne le sentiment d'avoir trouvé sa voie / voix, je n'avais pas osé lancer à la tablée :
- Depuis combien de temps n'avez pas lu un poème ?
pas voulu me faire remarquer, pas eu le courage d'endosser le rôle de la rabat-joie.
Je crois que quelqu'un, qui aimait quand je les faisais rire, et trouvais peut-être dommage que je ne participe pas m'a demandé quelque chose comme Tu ne dis rien, tu en penses quoi ? Et que j'ai répondu du ton bas de qui n'est pas spécialement fier, Je n'ai pas regardé, ça ne m'intéresse pas.
Et que peut-être ça avait un peu contribué à faire virer la conversation sur d'autres sujets. Celui à éviter étant alors bien sûr la présence de l'extrême droite au second tour des présidentielles. Dans le cadre professionnel, exprimer des opinions politiques était déjà délicat.
J'ai compris ce jour-là qu'il faudrait que je m'en aille, que je ne m'attarde pas. Je ne pouvais pas, seule, changer l'orientation des choses, qu'il me faudrait tôt ou tard migrer vers des domaines où ce que j'aimais apprendre ne détonerait pas tant. J'ignorais que je deviendrai libraire. Mais je pressentais que le salut pour moi était dans les livres.
Quinze ans déjà.
(et l'an prochain, on remet ça :-( )
(1) Par exemple et s'il n'y avait pas étalage de moments intimes ça m'aurait intéressé de suivre le quotidien en direct d'astro, spacio ou cosmo - nautes dans une capsule, ou de scientifiques en terre Adélie ou même le tournage d'un film en temps sans ellipse (pour suivre les "temps morts" aussi et les contraintes réelles), bref, des humains dans des circonstances de replis sur une équipe, mais avec un but, des compétences, des contraintes professionnelles dont à l'extérieur on n'a pas idée.
(2) Seule chose qui intéresse les annonceurs. Et donc les chaînes qui ont depuis longtemps perdu tout autre objectif que d'assurer des revenus confortables à certains et des postes de prestige. Que reste-t-il vraiment de l'ancienne notion de service public et de ses missions ? Des temps où des émissions existaient pour élargir la vie et la vision des gens ? Quelques miettes, quelques éclats, tous en danger, ici ou là.