Lendemain
BDJ - 160220 - Souvenir heureux du Bataclan

Trois jours plus tard

 

    Et à nouveau, malgré qu'on se sent directement concerné, ou indirectement mais à si peu de choses près, reprendre le collier du cours normal des choses.

Par exemple une lecture, que cette phrase avait interrompue, souffle coupé :

"Il appuya des deux mains sur le panneau de carton noir qui avait remplacé, un peu partout, les vitres soufflées par les bombes" (1)

Parce qu'il y a toujours cette difficulté à lire de la fiction les jours d'après. 

Et donc reprendre l'ouvrage et arriver jusqu'à "Il se cramponne aux choses à faire" (2)

C'est exactement ça.

Interroger l'internet sur la pointe des touches pour tenter de prendre quelques nouvelles de ceux dont on n'en a pas, mais sans en apprendre trop quand même, parce qu'on ne le souhaite pas. 

Apprendre côté professionnel une nouvelle qui surprend, et peine un peu (on aurait dû être au courant) mais explique certains silences, et d'avoir constaté séparément que deux personnes qu'on apprécie semblaient n'avoir pas trop la pêche ces temps-ci.

Remarque des temps troublés : quand on voit nos connaissances nos amis mal aller, on est moins attentifs, on suppute qu'ils sont comme soi sensibles aux actualités. L'un n'empêche hélas pas l'autre ils peuvent aller mal parce que quelque chose dans leur vie personnelle également ne va pas.

Je subis un nouveau harcèlement de rue. Ça n'est pas que sexuel. C'est aussi tous ceux qui ont décidé de s'arroger le droit d'interrompre ce que vous faisiez ou tout simplement vos pensées. Je n'ai pas du tout entendu le début, j'ignore pourquoi soudain un type me court après. Je laisse glisser. Il devait avoir l'air bête à s'agiter tout seul. Zéro énergie à gaspiller. Le problème c'est que les jeunes qui cherchent à gagner quelque argent n'ont guère d'autres recours que ces emplois de dérangements. Et qu'on leur enjoint d'être invasifs et très faussement courtois. 
Je me souviens qu'une des nombreuses raisons annexe de ma démission avait été de constater que pour boucler leurs fins de mois de jeunes collègues travaillaient, certes pour du B to B mais n'empêche, à des sollicitations téléphoniques, sans sembler se poser la moindre question. Notre société hypercommerciale favorise le harcèlement. On ne peut pas en vouloir aux gens de prendre ce qu'ils peuvent comme job pour s'en sortir. On peut cependant légitimement avoir droit à rester tranquille sans se trouver sans cesse sollicités.

Il me vient à l'idée qu'il faudrait quand même que je me rende un peu attentive à l'environnement. Je serais capable de m'assoir dans le métro à côté de quelqu'un tenant une bombe sans la cacher. En fait je suis attentive, pour les photos. Mais d'une tout autre façon. 

La date précise de mon emploi imminent m'offre une visibilité soudaine sur les semaines à venir. Je peux avoir l'illusion d'un emploi du temps - que n'importe quoi peut venir bouleverser à tout moment, OK -. Il n'empêche que ça fait du bien. Cela fait depuis les attentats de novembre que je vivais sinon au jour le jour du moins à la semaine la semaine. Avec le côté sympathique d'une grande liberté. Ce qui m'avait permis d'aller à Crécy, à Saint Mammès, bons moments, belles rencontres. Mais il y a trop la dèche et les tracas matériels concrets pour parvenir à en profiter. Et s'en libérer assez pour écrire (pour du long). 

La nouvelle vague d'attentats a pour effet collatéral de me redonner une motivation financière (3) : je voudrais gagner assez d'argent pour à nouveau pouvoir me permettre de circuler entre les villes que j'aime. Il est absolument anormal que je ne sois plus retournée depuis bientôt quatre ans dans cette ville où je me sens chez moi. Et que la cause de cette abstinence ait été financière avant d'être affective.

Se remettre aux bonheurs du jour, même si ça vient difficilement, l'esprit ailleurs. Pour l'avoir vécu un jour de janvier entre 12h et 19h30, je ne peux que me mettre à la place des proches de personnes disparues dont on peut supposer qu'elles étaient dans l'aéroport ou le métro. Et qui en sont pour certains à plus de 72 heures d'angoisse et de recherches avec l'espoir qui s'amenuise et je sais ça aussi : on se dit intellectuellement que si la personne qui nous soucie n'a pas donné signe de vie plus les heures filent plus c'est mauvais signe et quelque chose d'irrationnel en nous se raccroche désespérément au fait que Mais quand même s'il était mort, déjà on le saurait.
Sauf que non.
La pire mauvaise nouvelle sait dans certains cas parfaitement prendre son temps.

Continuer à être stupéfaite de n'avoir pas froid. Moquez vous de moi. C'est difficile à expliquer ce qu'on ressent quand d'un seul coup un jour (qu'il se soit désormais passé plus d'un an ne change rien à l'affaire, si ce n'est que je me dis que c'est irréversible ou peut-être jusqu'au prochain état de choc affectif, jusqu'à la prochaine intime tragédie, ou générale d'ailleurs) on se retrouve dans l'autre camp. 
Une femme sur ma droite (je suis à la bibli) porte un gros pull. Deux hommes plus loin ont des chemises aux tissus épais. 
Je suis en tee-shirt. 

Oublier que les toilettes sont en travaux sous la Tour des Nombres. Marcher jusque-là pour rien puis devoir aller à celles du plus près. Vingt minutes pour une simple pause pipi. Petits tracas de(s) (sur)vivant-e-s.

Constater qu'en serrant aux maximum les dépenses, sans pour autant refuser d'aller manger avec les amis, entre le moins possible de livres (OK j'ai craqué pour les #Bergounotes ça élève aussitôt le budget, on ne peut pas trop en vouloir à Verdier), quelques cadeaux (des naissances, des anniversaires), des compléments de courses pour la maison (près de 60 € l'air de rien, et pourtant aucune folie), j'ai du mal à réduire mon budget mensuel de dépenses courantes à moins que 250 €. En m'éloignant de Paris ma nouvelle vie professionnelle me rendra peut-être service de ce strict point de vue là.

Voir un ami. Partager un très excellent déjeuner (pour un prix raisonnable).
Éviter de trop parler politique. Pour diverses raisons. Mais nous sommes bien d'accord et nous le savons.

Voir aussi un jeune homme malheureux alors qu'il mettait du cœur à l'ouvrage à peine auparavant. Il ne faudrait jamais traiter mal ceux et celles qui font de leur mieux. Même si leur mieux semble insuffisant. Son regard me restera. 
Et l'envie d'engueuler celui qui l'a acculé à ravaler ses larmes. Même si sur un point précis les reproches étaient mérités.

(ne pas s'étonner plus tard que les criminels qui enrôlent les gamins en leur faisant croire qu'ils sont des élus d'un dieu avide de sang réussissent à les pousser au sacrifice avec la plus grande des facilités)

Tenir en respect la sensation d'irréalité. La perspective du nouveau travail y contribue. Il n'empêche qu'après une première attaque le 17 février 2006 et une autre le 2 juin 2013 (moins forte, plus prévisible) et la violence inouïe de celles des 7 et 8 janvier 2015 puis ses répliques du 13 novembre, forcément depuis mardi ça a recommencé. Je sais que ça serait moins fort si les nouveaux attentats avaient eu lieu à Paris. 

Entrevoir deux jeunes femmes qui sortant de cours se rhabillent et très lourdement. Se souvenir des année 70 où en sortant des établissements scolaires pourtant déjà assez tolérants au contraire on remontait une jupe, on libérait des cheveux, on ouvrait des boutons. On éclatait de joie. 
De nos jours les mêmes qui se seraient réjouies d'enfin une liberté, on sort de cours chic on peut respirer, profiter du printemps, rire et flirter, trouvent refuge dans encore plus de contraintes. Une terrifiante armure.
(et quand même bien sûr les chaussures de sport de la dernière marque à la mode aux pieds) (les marchands du temple sont toujours les gagnants)
Se souvenir d'un homme qui travaillait au siège social des G7 et qui faisait ça aussi - à une époque nous avions les mêmes horaires - seule sa barbe ne changeait pas. 
Je ne suis pas certaine qu'obliger les gens à masquer leurs croyances résolve quoi que ce soit.

Se raccrocher à l'image des jeunes qui traînent un peu à la sortie de leur lycée, se chambrent et se taquinent. Même si on sent un fond de gravité.
Il est plus dur d'être jeune maintenant que dans les temps où je l'étais.

Noter un numéro d'appel dans l'espoir de jours meilleurs.

Aller écouter un brin de poésie. Que faire de mieux pour résister ?

 

(1) David Bosc "Mourir et puis sauter sur son cheval" (éd. Verdier janvier 2016, p )
(2) ibid. p 28
nb. : dans ce texte rien à voir avec des attentats, mais avec la seconde guerre mondiale.
(3) J'ai depuis trop longtemps renoncé à faire mieux que de simplement boucler les fins de mois.

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