Mon jeudi kamoulox
10 décembre 2015
Cette année dingue aura parfois su l'être dans le déjanté drôle. Une respiration au milieu des drames.
Ainsi ce jeudi où en sortant à Montparnasse d'un déjeuner fort sympathique d'un groupe de lectrices (1) constitué par une ex-libraire grande lectrice, j'ai été alpaguée au sens fort du terme, car l'une d'elle m'a saisi vigoureusement le bras pour me retenir, et c'était assez délicat de se dégager sans violence de cette emprise (2) :
- Tu as l'air d'une femme du sud ! me disait cette forte tzigane qu'une femme plus jeune accompagnait.
Ça n'était pas à proprement parler menaçant, plutôt une accroche musclée pour pouvoir lier conversation et soutirer quelque chose.
Or je n'avais littéralement pas un rond, ou plutôt si : 1,50 € pour me payer une orange pressée avant le cours de danse, préparés en mode raclage de fonds de tiroir pourvu que le prix n'ait pas augmenté.
J'ai répondu en souriant, Désolée mais vraiment je suis pressée, et devant la simple vérité les dames n'ont pas insisté. J'avais gardé dans la poche l'autre main sur mon téléphone portable - avec mon alliance seul "valuable" comme ils disent au métro, ma montre étant simple et âgée -, il faut parfois pratiquer la méfiance afin de conserver le privilège de rester gentil.
Un homme marchait sur le trottoir que la scène a fait marrer, peut-être la façon dont je m'étais dégagée, à moins qu'il ne fût de mèche avec elles, malgré leurs aspects différents, quand on pratique la grande ville depuis très longtemps on sait que tout est possible tout le temps. Il se roulait une cigarette et a engagé la conversation, sur le mode, Elles y vont fort en ce moment.
J'ai répondu d'un ton léger, que je n'avais fait que dire la vérité, et qu'elles avaient sans doute besoin urgent d'argent. Deux phrases plus loin, le gars en était à me proposer de la beuh d'une provenance vieille école, puis devant mon refus poli, à m'accompagner à mon cours de danse. Nous arrivions au métro, je lui ai touché le bras en disant non merci, en pensant Bien tenté. Il était élégant, avait son chiffre d'affaire à boucler, n'a pas insisté.
Encore rigolante je suis arrivée au club de sport pour trouver dans les vestiaires une ambiance inhabituelle, tendue. Une paire de chaussures de ville étaient abandonnées près des cubes qui font office de bancs, il y avait moins de monde que d'habitude pour la même heure. Un petit groupe est sorti en même temps de la zone des douches et autres équipements, elles ne parlaient pas, mais quelque chose semblait avoir eu lieu. Ou peut-être précisément ça : leur silence était inhabituel.
Puis une des personnes de l'accueil, tout habillée les a rejointes et tout en remettant ses chaussures, c'était donc les siennes, a dit, c'est bon le problème est réglé, si vous voulez vous pouvez retourner au sauna. Une femme a dit d'un air désabusé, oui mais même si elle a cessé ça va encore sentir les frites. Une autre qui arrivait au même instant et n'avait entendu que la fin, a demandé ce qu'il se passait et une femme que j'ai déjà remarquée parce qu'elle semble en lutte contre le monde entier qui fait tout mal et elle tout bien, s'est alors fait le plaisir de répondre d'un air pincé :
- Il y en avait une qui mangeait des frites dans le sauna.
Le clan des réprobatrices s'est trouvé noyé dans celui des rieuses dont je faisais partie, alors que la personne de l'accueil précisait, En tout cas c'est bon, c'est réglé et pensait "On n'en parle plus" si fort que chacune l'entendit.
Peu après une jeune femme est sortie de la zone des douches l'air sombre, fâché, tendu et furibard, s'est dépêchée de se rhabiller et a filé sans saluer personne. Je l'ai soupçonnée d'être la mangeuse de frites intrépide. Et rebelle.
Certain-e-s ont parfois un niveau héroïque de contestation.
Un instant j'ai espéré que la fin de la journée me réservât quelque autre micro-péripétie un brin amusante, mais le jeu avait décidé de s'arrêter là. Kamoulox niveau 5, on dira. Et je suis arrivée avec plus d'un quart d'heure de retard à l'Encyclopédie des guerres, en raison des contrôles consciencieux, de visiteurs nombreux, et de mon sac de sport.
Deux heures après la danse, quand est venu notre tour, pour les filles du cours de modern jazz, d'utiliser le sauna, ça ne sentait plus les frites.
J'ai presque été déçue.
(1) Au départ il était ouvert à tou-te-s mais il se trouve que seules les femmes ont fait preuve d'une indéfectible fidélité, moi étant la plus intermittente puisque je travaillais comme salariée aux heures des rendez-vous ces presque deux dernières années.
(2) Je mesure parfois le confort qu'il y a à avoir une bonne condition physique, des vêtements et chaussures pratiques et qui ne gênent pas les mouvements, plus quelques notions de bagarre : sachant que si ça tournait mal je pourrais au moins tenter de faire ce qu'il faut, je reste calme et parviens généralement à me tirer d'affaire sans avoir recours à quoi que ce soit de regrettable. Qu'en serait-il si j'étais du genre petite taille poids léger - que je fus longtemps, enfant et adolescente - qui ne sait pas filer le moindre bourre-pif ? Si un sentiment de vulnérabilité me rendait réellement vulnérable et de fait attisait la violence ?
[photo : le matin même, dans ma ville, un ours [en peluche] à son balcon, ça démarrait fort]
PS : Si quelqu'un sait comment virer ces points noirs de la rubrique "puces" que je n'ai pas volontairement activée, je suis preneuse.
151216 1812