Henri Thomas (documentaire Les hommes livres)
Ô sole mio

Les petits mystères du carré militaire


20151214_155725Depuis vingt-quatre ans j'habite à environ cent mètres d'un petit cimetière et j'ai dû y aller seulement trois fois dont une aujourd'hui. 

Pourtant les cimetières sont des lieux de promenades que je ne déteste pas : on y est en paix et laissé en paix (sauf peut-être dans ceux qui sont également des lieux touristiques), ce sont parmi les rares lieux restants dans Paris où personne ne vous sollicite (1). Et puis ça me donne envie d'écrire, au moins dans ma tête, toutes ces vies finies. Dans un cimetière je me sens rarement seule. J'écoute ce qu'on me dit.

Seulement voilà ce cimetière là fut jusqu'à l'été 2013, de l'autre côté du pâté de maisons. Il fallait donc faire un tour assez conséquent pour accéder à ces lieux qui étaient pourtant si proches. Depuis l'ouverture du jardin public au cœur de l'îlot en face de chez nous, il suffit au contraire aux bonnes heures d'aller tranquille, tout droit. Le seul écueil sont que les bonnes heures finissent tôt, que généralement quand je quitte l'appartement c'est pour me rendre à un endroit et avec un horaire précis, et que je reviens bien souvent trop en fin de journée pour pouvoir entrer là.

Aujourd'hui fut une exception, je suis passée devant lors d'une heure d'ouverture, alors j'ai enfin pris le temps d'une visite de courtoisie.

À cette occasion j'ai découvert qu'il contenait un carré militaire. Normande pour partie, je connaissais depuis longtemps les grands cimetières militaires du débarquement. J'en avais déduit que les cimetières militaires correspondaient aux lieux de batailles ou de casernements. C'était faux. J'ai songé ensuite à des morts soignés en vain de blessures de guerre ou de maladies de campagne militaire à un hôpital de la ville. Apparemment l'hôpital Gouin, assez proche, en fut un. Il n'empêche que ce carré comporte des morts de différentes périodes, des morts en différents, lieux. Parfois même plusieurs défunts d'une même famille.

Les tombes sont semblables, seules une plaque, une fausse fleur, plus rarement un médaillon, les différencient et leur nombre avait dû être déterminé à l'avance puisqu'elles sont toutes garnies, si l'on peut dire. Je me demande bien comment on a fait pour trouver exactement le nombre de morts prévus et quels furent les critères d'admission. Ce sont les petits mystères du carré militaire.

Un peu en avant de cet emplacement se trouve un monument particulier à des martyrs de l'occupation, huit hommes alors jeunes, pour la plupart "fusillés par les allemands", mais l'un d'eux a été "guillotiné sur ordre du Maréchal Pétain". En rentrant j'ai tenté de comprendre : son crime avait été d'être communiste et d'avoir été jugé lors d'une période où la gestapo réclamait la vie d'otages en représailles à la mort d'un officier dans un attentat. Cet homme, André Bréchet, avait donc été guillotiné - pas même l'honneur d'une fusillade - du simple fait d'avoir été militant. En lisant son histoire, la condamnation à quinze mois de prison et puis soudain, finalement non, la mort, je n'ai pu m'empêcher de songer à ses proches, une femme peut-être, des enfants qui sait, ou de vieux parents, auxquels il avait peut-être eu le temps d'écrire quelque chose comme, Patience, quinze mois ça n'est pas si long, je reviendrai et qui ont dû encaisser la pire nouvelle peu de temps après. Finalement non, ça sera la mort, et non pas comme un soldat mais comme un assassin. 

Je n'ai décidément pas perdu ma journée.

Quelque chose en moi s'est enclenché le 7 janvier qui peu à peu se prépare aux combats à venir, sait leur issue fatale, et que chaque étape collective désespérante conforte. Écrire devient d'autant plus urgent.

 

(1) Encore que, avec ma tête à chemins, je suis aussi la personne à qui l'on demande où est la tombe de [personne célèbre] où la sortie la plus proche du métro.

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