Si elle m'a fait à plusieurs reprises éclater de rire, ma lecture de ce soir (1) a ravivé soudain deux souvenirs.
D'abord celui du jour où je les ai rencontrés lors d'un festival du livre d'Arras, le jour du 1er mai et auquel j'avais pris l'habitude d'aller depuis 2006 pour dans les années 2011 à 2013, y renoncer parce qu'il m'est arrivé de travailler (ben oui, le 1er mai, j'aimais cet emploi que j'avais) et que je dois à Charybde 7 (la lectrice du Charybde 27) d'avoir retrouvé (et d'ailleurs vendredi si tout va bien j'y vais).
Je crois que c'était lors du cru 2007. Il me restait un peu de temps avant mon train du retour et dans un amphi du théâtre était annoncé ce couple de sociologues. Intriguée et sans doute un peu frigorifiée (j'ai le souvenir qu'il pleuvait). Ils étaient en pleine forme devant un public conquis. Je ne partage plus leurs convictions, j'ai trop la sensation que le tour est joué, mais j'aime qu'ils existent, qu'ils expliquent, qu'ils tentent de convaincre. Et j'apprends toujours quelque chose. Cette fois-là ç'avait été, alors que je me remettais mal d'une rupture d'avec celle que je considérais comme une sorte de sœur jumelle - mais qui aurait précisément été élevée dans un milieu bourgeois alors que moi pas -, qu'une des causes de mon incompréhension si douloureuse était cet écart de classe et un sens de l'amitié qui s'y pratiquait différemment. Beaucoup plus fort et solidaire dans mon milieu populaire. Et dépourvu d'arrières-pensées : on s'y lie parce qu'on se sent bien ensemble et la solidarité va de soi. On ne cesse pas de fréquenter A car on a rencontré B qui présente davantage de surface sociale (2) et une meilleure chance de voir se réaliser certains projets. Et si l'on change d'entourage c'est que l'on a changé de centres d'intérêts. Ou qu'on s'est engueulés mais franchement et que ça a pété.
Une autre année ce fut sur la permanence de l'habitat des plus fortunés. Tandis que les logis des plus pauvres sont souvent délabrés et plus facilement supprimés. Je m'étais souvent dit que les gens qui vivaient dans des barres d'immeubles sinistres étaient peut-être tristes de la destruction de leurs souvenirs même s'ils n'étaient pas des plus heureux. Les sociologues le confirmaient. Les uns conservent sauf grandes catastrophes leurs lieux de mémoires, les autres perdent à mesure le peu de jalons qu'ils avaient.
Le fait aussi que la classe ouvrière s'est laissée atomiser. Quand les plus riches sous des dehors de concurrence font preuve encore entre eux d'une splendide solidarité.
C'est grâce à eux que j'ai compris pourquoi je me sentais si à mon aise à la BNF, ce bâtiment moderne pourtant non sans défauts, alors que les lieux de savoir plus classiques me font me sentir de passage et comme en simple transit, intimidée.
Alors voilà, même si leur combat me semble perdu d'avance, je suis heureuse qu'ils soient là et continuent. Et participent de mon éducation.
L'autre souvenir nait de l'exemple d'un des personnages qui gagne un gros lot au loto et tombe dans une sorte de sidération. Celui de Michel Pinçon dit alors qu'il souffre d'"Une plongée dans le champ du possible sans palier de décompensation". Ça m'a rappelé ma troisième crise de nerfs (3). C'était au mardi suivant la libération de Florence Aubenas et Hussein Hanoun, avant la conférence de presse durant laquelle j'ai saisi l'horreur que ça avait été, malgré le peu qu'elle consentait à en dévoiler. Nous venions de procéder à la dissolution du comité. Dans une grande salle de la mairie du Xème c'était la liesse générale. Ce pour quoi nous avions œuvré, dans un collectif comme je sais que je n'en croiserai plus, avec des personnes très fortes qui s'étaient toutes mises au service d'un objectif, malgré des divergences, malgré tout ce que tout groupe humain peut générer de complications internes, venait de se réaliser, d'avoir l'issue la plus heureuse possible (4). Je me suis fracassée contre le mur du bonheur. De la joie d'une grande victoire collective. Mâtinée de l'épuisement de ces mois de double vie - l'"Usine" à mi-temps sans mot dire, le comité tout le reste de tout mon temps, avec le soutien de ma petite famille et leur présence à mes côtés lorsqu'ils le pouvaient. Je n'avais connu qu'une vie studieuse, laborieuse, avec de bons moments, notamment en vacances ou avec les enfants, mais qui n'étaient que de trêves parmi un quotidien où il fallait tenir. Ce que j'avais pu jusqu'alors réussir ne procédait pas d'un choix mais d'une nécessité : typiquement je passe le bac pour trouver du travail plus tard, le permis de conduire parce qu'il est difficile de faire sans pour le travail aussi. C'était la première fois où j'avais foncé dans un projet pour lequel j'aurais pu rester à distance, laissant ma grande amie d'alors s'occuper du sort de son amie journaliste et moi simplement là pour la soutenir en buvant avec elle des bières ou des cafés quand son moral faiblissait. Je n'avais aucune expérience, ni mes ascendants, ni aucun frères ou sœurs de l'enchaînement suivant : Choix d'engagement - Combat - Victoire. J'avais en revanche des générations d'expériences même non dites, mais vécues d'enrôlements pour mener au casse-pipe. Les guerres pour les hommes, pour les femmes les enfantements. Je savais faire face à toutes sortes de coups durs. Pas au bonheur explosif d'une victoire. Je pleurais sans pouvoir m'arrêter. D'autant plus perdue qu'il s'agissait d'un bonheur directement issu d'un malheur préalable qu'on avait fait cesser. C'est donc un bonheur qu'on préfère ne pas dans une vie croiser trop souvent.
Ce passage de la BD m'a ramenée en ces instants. Cette absolue sidération.
Si je devais mourir avant d'avoir eu le temps de sérieusement écrire, il restera au moins cette trace d'une existence qui m'a souvent parue au dessus de mes forces, que tout ou presque s'est appliqué à rendre limitée mais qui n'aura pas été sans surprises, et grandes intensités.
J'aurais fait de mon mieux tout le temps. Même si mon mieux n'a pas toujours été suffisant.
Et si je l'ai payé cher, je ne regrette rien.
(1) "Riche Pourquoi pas toi" de Marion Montaigne avec la participation de Monique et Michel Pinçon Charlot
(2) Je ne sais plus à l'instant quel est le terme glaçant qu'emploient les compagnies d'assurance pour les dédommagements et qui quantifie en cas d'accident le prix de nos vies en fonction du boulot qu'on a ou pas, de la fortune ou de son absence, et de la vie sociale qui est la nôtre. S'il ne tenait qu'à moi seule l'espérance de vie restante potentielle - il me semble équitable de moins indemniser la mort brutale d'un centenaire que celle d'un adolescent, mais même ça est peut-être discutable - et le nombre de personnes dépendant économiquement du défunt devrait compter.
(3) L'une fut lorsque j'appris que la maison où était morte ma grand-mère maternelle venait d'être vendue. Je gardais le secret (et inaccessible) espoir de pouvoir la racheter un jour. Le grenier était une pièce idéale pour écrire. Je m'y voyais passer toutes les heures qu'il faudrait. Et puis n'en déplaise à ma mère qui voulait se débarrasser de ces murs maudits, j'avais la sensation d'une âme à protéger. C'est irrationnel, je le sais.
L'autre c'était à l'annonce du 2ème tour de 2002 que je n'avais pas vu venir. Un désespoir noir. Il avait suffit de soixante ans pour ne plus collectivement se rappeler.
(4) La plupart d'entre nous ignorait alors que d'autres otages étaient encore entre les mains des mêmes ravisseurs.