Alors que l'on s'approche des dangereux "deux mois après", force m'est de constater que des modifications de mon corps ou plutôt de certaines perceptions, ressenties lors de l'état de choc psychique, se sont installées.
J'en ai parlé à mon médecin de famille, qui ce jour-là avait des cas plus lourds à traiter et m'a dit sans rien expliquer de ne pas m'inquiéter ; ce qui est plus inquiétant qu'autre chose en fait. J'en ai parlé au gynécologue qui a eu l'air de me dire qu'à part le tracas qui me faisait le consulter, le reste était plutôt pas mal en fait (il le disait avec humour, réconfortant, et ça m'a fait du bien ... sauf que j'ignore toujours la cause). J'avais pour la première fois depuis un épisode étonnant de grossesse une tension soutenue. J'en ai parlé à mon kiné qui me dit de me méfier, que ça pourrait être la manifestation d'un coup de déprime, même si ça facilite la vie. J'en ai parlé à mes amis pour les faire rigoler. C'est déjà ça.
Mon kiné n'a pas tort, c'est un fait, je me sens triste comme je l'ai rarement été, et je sais bien un peu pourquoi : il m'est arrivée d'être affligée par l'évolution du monde, ce que les humains font. Il m'est arrivé de violents chagrins personnels, des deuils et quatre ruptures subies (ou disons trois et demi étant donné que l'une d'entre elle n'a pas été suivie d'effets concrets). L'un d'entre eux concernant l'amitié, qui est mon mur porteur, m'avait mise en danger. Et le plus récent n'était pas encore soldé, et s'est trouvé réactivé, ce qui n'arrange rien. Seulement c'est la première fois où je me sens touchée en même temps aux deux hauteurs, générale et collective tout autant qu'intime. J'ignore à moins d'un miracle, un coup de chance, l'apparition d'un mécène providentiel, comment sortir de la tristesse rapidement. Quand j'encaisse des coups durs, faute d'avoir connu d'assez longues périodes heureuses, je reste au tapis longtemps.
J'étais persuadée que les symptômes cesseraient au moment où le fort sentiment d'irréalité s'estomperait. Probablement après les obsèques. C'est ce qu'il a fait, le quotidien, passablement contraint a repris ses droits, il n'a pas fallu s'interrompre plus d'une journée. Et encore : la rattraper dès le lundi d'après. Mais les bizarreries sont restées.
La première concerne le froid. En temps normal sans être particulièrement frileuse, j'en souffre beaucoup c'est à dire qu'y résister m'épuise. C'est un des problèmes depuis que je travaille comme libraire, abonnée que je semble être aux établissements à livres en extérieurs et présentoirs de cartes postales ce qui implique de travailler essentiellement à portes ouvertes. Il y a eu trois hivers rigoureux dont le fameux 2011/2012. J'ai des photos d'Uccle sous une épaisse couche de neige. Du cimetière du Dieweg tout blanchit. Des vélibs tout enneigés devant la piscine de Clichy. Souvenirs d'en rentrant du travail, la première librairie, tomber de sommeil, tous les soirs, dû au froid subi. À peine le temps d'écrire un ou deux messages. Vlan. J'avais entamé l'hiver en serrant les dents, il fallait tenir la cadence. J'ai travaillé en décembre à temps plein. Dormais (presque) tout le reste du temps.
Arrive le 7 janvier et l'exécution des membres de Charlie Hebdo. J'essaie de poursuivre la journée tant bien que mal, file à République le soir, tente d'y retrouver des amis, fais plusieurs fois un tour de la place agrandi, au gré des indications que les réseaux téléphoniques consentent à transmettre par moment par paquets. C'est alors que je remarque bien des gens qui grelottent, et pas seulement des femmes habillées trop légèrement. Des hommes aussi, déjà bien emmitouflés. Je me dis c'est normal on est tous en état de choc, ça n'aide pas à résister au froid. Puis je me dis qu'il ne fait pourtant pas si froid. Mais je constate lors d'un envoi de texto que je ne sens plus mes doigts, qu'ils sont engourdis, glacés. Simplement tout ce passe comme si la perception, pourtant ressentie, n'était plus décodée. Mon corps s'en fout. Mon corps estime que ce monde n'est pas le vrai.
Entre temps il est vrai la mauvaise nouvelle qu'on a appréhendée toute la journée avec le petit groupe d'amis d'Honoré est arrivée. Il faisait partie des victimes.
Chez les amis qui m'ont recueillie et qui, plus concernés que moi, de bien plus près, pleurent aussi, je mange un peu, je sais qu'il faut car je n'ai pas fait de repas non plus le midi (travail de 12h à 16h), mais je ne peux pas dire que j'ai faim. Je bois, il y a du bon vin. L'alcool ne me fait pas d'effet notoire mais là ce n'est pas même un petit réchauffement en passant dans la gorge. Ça pourrait être de l'eau que ça n'y changerait rien. Plus curieux : alors qu'il est déjà fort tard, je n'ai pas sommeil. Je pars pour les laisser seuls et parce que j'appréhende la journée du lendemain. Je rentre en sanglotant en pédalant. Je ne ressens pas l'effort dans les jambes ni la fatigue qu'il faudrait pour 4 heures de librairie + 2 heures à errer à Répu + aller jusque chez les amis puis de chez eux chez moi.
Au lendemain matin je reçois ce message autopromotionnel qui me glace un poumon et me laisse cumulé au reste dans un état de totale sidération. Toute l'énergie passe dans la tentative de tenir mes quatre heures de taf. Au cours de danse je fais de la figuration. Mais je n'ai mal nulle part, c'est surprenant.
L'absence de sens du froid persistera.
Les jambes que j'avais de novembre et décembre si douloureuses ne me font plus souffrir. Je les sens fatiguées mais ça n'est plus une douleur par élancements.
Je dors peu. Rien à voir avec des insomnies, le sommeil me prend à peine allongée avec une violence de perte de conscience. Et il se fait profond. Mais aux soirées, nous nous retrouvons entre amis, tentons de nous serrer les coudes, j'essaie aussi de voir d'autres personnes, un peu comme s'il fallait se dire combien nous tenons les uns aux autres avant que l'on nous en empêche. Je suis fatiguée, forcément, mais pas plus qu'à l'ordinaire de mon rythme de marmotte en hibernation.
Je n'ai plus peur de rien. Déjà que je n'étais pas trouillarde, mais là c'est : plus rien. Me restait une frousse de Poutine, même en photo ou en caricature, ce type m'effrayait, au sens littéral : il me faisait froid dans le dos. Du jour au lendemain, nada, nichts, plus rien. Le voir en photo ne me met plus en alerte. J'avoue : je n'ai pas essayé de le voir en vrai.
Je ne perçois plus les présences derrière moi. Par exemple sur un quai de train ou un trottoir, si quelqu'un arrive en allant plus vite que moi. Sauf s'il fait du bruit en avançant, je ne prends conscience qu'il y a quelqu'un qu'au moment d'être dépassée - et souvent bousculée, puisque je n'ai pas su que quelqu'un arrivait, je ne me suis pas décalée -. C'est d'autant plus curieux qu'on aurait pu croire la période troublée porteuse de "qui-vive", mais tout ce passe comme si c'était tout le contraire.
Pendant au moins trois semaines l'ensemble s'est combiné avec un état de méta-distraction qui m'a fait faire, sauf au travail où j'ai surcompensé (je crois que ça a marché, ou alors les collègues et les clients ont été adorables et ont fait comme si de rien n'était), plein de bêtises, d'oublis, le genre de chose que l'on fait au début de l'état amoureux sauf qu'au lieu d'être sur mon petit nuage j'étais dans une tempête.
L'un dans l'autre, j'ai l'impression de n'être plus moi-même, plus tout à fait. Le plus fort, c'est le froid qui ne m'atteint pas. J'ai tellement vécu dans sa hantise, à devoir m'en protéger pour pouvoir les mois d'hiver fonctionner, que je suis toute désemparée. Pour autant le chaud n'est pas devenu mon ennemi. Au club de sport je m'installe dans sauna ou hammam avec autant de plaisir qu'avant, même si j'y transpire moins. Mais je n'y éprouve plus cette part de soulagement qu'il y avait auparavant. Ce ne sont plus des abris face à une menace.
Je marche du coup beaucoup dans la ville, moins que les premières semaines durant lesquelles je suis souvent rentrée d'assez loin jusqu'à Clichy à pied. Interloquée de n'avoir pas froid.
Mon regret est de n'avoir pas su trouver d'explication. J'imagine quelque chose avec la thyroïde (1). Un choc psychique si violent que la violence de la pression aurait d'un seul coup dégagé des plaques d'un calcaire intérieur et qu'à présent l'organisme serait mieux irrigué. Mon corps est parti sur le sentier de la guerre, le vieil animal en moi s'est réveillé et qui m'aide dans un premier temps à pouvoir résister face aux vagues de peine, de larmes dans les yeux, qui n'ont pas encore vraiment cessé leurs va-et-viens d'intimes marées. Je sens en moi une force physique déjà présente depuis les trois premiers mois de mon nouveau métier mais qui résiste à la fatigue générale. Si ça n'était qu'une poussée d'adrénaline, ça se serait déjà estompé. Mais non.
On dirait que l'ami, en nous étant si violemment arraché, m'a fait quelques cadeaux posthumes. Il faudrait les accepter comme une consolation.
(1) J'ai été traitée pour hypothyroïdie il y a quelques années, après le premier choc amical violent.