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dimanche 18 janvier 2015 - J + 11

Je me réveille de façon naturelle (le dimanche, notre seul jour sans mettre de réveil, sauf exceptions) avec cette première pensée "Qui est mort ? Qui est vivant ?". 

L'homme de la maison a un rendez-vous para-professionnel, je vais courir seule. J'en profite pour aller jusqu'à la première île.  Photo1495

Je comprends vite qu'il était illusoire de pouvoir espérer parcourir ne serait-ce qu'une partie du chemin sur berges. Nous sommes donc plein de petits coureurs sur un chemin supérieur, c'est assez curieux.

Deux femmes en courant évoquent un conflit de leur milieu professionnel, l'une dit à l'autre "Il faut toujours se méfier, on ne sait jamais ce qu'il y a derrière les gens."

J'admire des rameuses, un de quatre. On sent leur application à avancer par la perfection d'une bonne coordination et quelque chose de cet effort me paraît rassurant. 

Le peu d'internet que j'aurais vu dans la journée et qui a presque repris une activité normale me rassure aussi. 

Notre fille devrait si tout va bien rentrer de Londres demain (au lieu d'hier, trafic du tunnel interrompu pour cause d'incendie). 

Je cherche qui était l'homme qui a si bien parlé vendredi d'Honoré. Un homme capable de maîtriser son émotion au point de parler sans papier. Nathalie me fournit la liste des intervenants et je le retrouve en procédant par élimination en rentrant.

En rentrant du théâtre, puisqu'il y avait cette séance de l'abonnement. Depuis une semaine je me suis efforcée de presque tout faire ce qui était prévu fors les deux premiers jours, l'état de choc trop puissant - et aucune envie festive -. J'ai ainsi assisté à un certain nombre de choses très scrupuleusement, sans me rappeler de rien qu'un ou deux éléments : ce film chinois avec du kung fu et un manuscrit qu'ils s'arrachaient - jamais compris qui était qui -, cette expo en mode VIP (j'y allais pour représenter la librairie) dont j'ai pour seul souvenir une analogie qui m'est venue face à une certaine œuvre, la taille surprenante de la plupart des objets présentés, que je croyais plus petits, et que la conférencière était très bien vraiment très bien. De ses mots ne me restent que "dans l'exercice de sa profession" concernant une femme dont le métier est (était ?) de servir le désir des hommes. De toutes ses explications pourtant très instructives, ne me reste rien. 

D'un théâtre vendredi soir, demeure le sentiment que cette pièce m'aurait émue ... à un autre moment. Mais j'ai eu trop d'absences pour la suivre vraiment.

De la pièce de ce dimanche après-midi, en revanche, plutôt une hypermnésie : le texte de départ est d'Ascanio Celestini et entre en résonnance avec l'actualité. La mise en scène sonore aussi et même carrément trop. Eussé-je été à une extrémité de rangée que je serais partie tellement ces enregistrements de coups de feux et de voix hurlant (à un moment seulement) ce que peut-être ont entendu comme dernières paroles ceux de Charlie, c'était tout simplement insoutenable. Ce n'est pas un reproche : la mise en scène date d'avant, ils ne pouvaient pas deviner ce qui allait arriver.

Il était bon de pouvoir en rentrant repasser par la Galerie 14 qui a maintenu l'exposition d'une belle sélection de dessins d'Honoré. Les faire découvrir à qui m'accompagnait. Chapeau bas aux galeristes qui pendant ce temps-là mettent entre parenthèse leur activité tout en assurant une présence aggrandie. 

J'oscille encore beaucoup. Le chagrin submerge, puis reflue. Depuis vendredi et les obsèques, l'irréalité laisse place peu à peu, non sans à-coups.

Cette photo du petit groupe, trouvée lors de la recherche de l'identité de l'homme qui avait si bien parlé, te hante. Tu es furieuse que la seule photo de groupe que vous avez soit celle-là. En même temps elle t'émeut. Elle participe de reprendre contact avec le réel, oui sur l'image c'est bien moi, je me reconnais, j'étais donc vraiment là, et l'ami est réellement mort. Tout en accroissant la sensation de dé-réalité : cette photo d'une galerie de type "les célébrités", a probablement été prise par erreur, en nous prenant pour des fameux - à moins que le photographe n'ait été sensible à l'effet de groupe, ce chagrin que nos attitudes expriment -. Il y a aussi que c'est si bizarroïde une photo de moi sans appareil photo. Même sur notre photo des internautes du mariage des Biboux je l'avais. J'ai l'impression d'avoir été prise à mon insu en photo nue (c'est excessif, je sais, les railleries sont acceptées).

Je ne parviens pas à regarder l'agenda des jours à venir, je sais ce qui est prévu demain (essentiellement : aller travailler puisque vendredi je n'y étais pas) et que mardi je dois aller voir le kiné, je m'efforce d'assurer jusqu'à son secours. Impossible pour l'instant de regarder au delà. 

Ce billet est écrit en pleine offensive du sommeil. Les mois à venir se résumeront à deux choses : tenter de tenir (et faire face aux obligations et différentes difficultés "habituelles" dont l'affaire de la fuite d'eau invisible, qui prend des proportions stupides) et tenter d'écrire ne serait-ce qu'à plat, pour terre-à-terre témoigner. Très vite reprendre le cours des choses tout en n'oubliant jamais, d'un point de vue collectif et du pays et de la liberté d'expression, ce qui s'est joué là et tout en gardant à titre personnel présent en pensées l'ami Honoré que les tueurs nous ont enlevé. Pour la part amicale ce deuil est déjà comme un autre : je crois entendre sa voix, apercevoir sa silhouette, j'ai des absences, des distractions, je nous imagine le voir venir, rieur, pour la soirée prochaine du livre de Nathalie. Et qui nous dirait en nous voyant éberlués le voir arriver : Ben pourquoi vous faites cette tête-là ?. 

Tu ne sais plus à qui tu as répondu ou non, parmi les messages reçus de sympathie (ou pour les amis ou la famille de l'étranger : d'inquiétude ; ce qu'ils ont pu voir via les médias leur donne l'image d'un Paris en état de siège).

Tu voulais ce soir aussi essayer de te remettre à lire [de la fiction] mais tu sais d'épuisement que tu n'y parviendras pas. Le corps est encore dans un état étrange : sans autre sommeil que de perdre conscience, sans faim, seulement une urgence de manger qui disparaît souvent avant la fin d'un simple plat, et surtout le froid, la sensation de froid qui a pratiquement foutu le camp. On n'imagine pas à quel point ça change la vie. Tu ne sais plus qui Je suis.

Forte sensation de solitude.

(dormir)


samedi 17 janvier 2015 - J + 10, au soir


Tenter à tout prix de mener une vie aussi normale que possible, même si plus grand chose ne l'est.

Si, mon travail. À ceci près que les clients sont comme adoucis, précautionneux. 

Il y a de belles, de très belles conversations, ces jeunes touristes allemands, cette dame vieille France si elle n'avait les lèvres retouchées (1) et une autre dame d'allure méditerranéenne, qui timidement dira deux mots, l'ensemble dans la tolérance et l'ouverture d'esprit. Les jeunes touristes heureux de pouvoir parler de leurs inquiétudes à quelqu'un, de leurs étonnements, et nous de pouvoir expliquer qui était ce journal. 

Il est en effet en train d'arriver à Charlie Hebdo quelque chose qui en terrifiant mais selon le même mécanisme me rappelle l'histoire du "Indignez-vous" de Stéphane Hessel : quelque chose de publié dans un cadre au départ limité et qui soudain se trouve porté à la connaissance du monde entier. Des reproches avaient été faits à Hessel, sur le fait que son texte était mal étayé, mélangeait le conflit permanent du Proche Orient avec d'autres choses plus larges. C'était en fait que son travail était soudain pris pour quelque chose de volontairement retentissant et prévu pour alors qu'il était censé être diffusé dans un cercle restreint. Charlie Hebdo n'était pas confidentiel mais pas non plus un grand titre consensuel de portée internationale. Le voilà de par le drame entre toutes les mains. Beaucoup de ces lecteurs qui n'en auraient jamais été sans ces assassinats, vont détester ce qu'ils vont lire. Charlie Hebdo ne cherchait pas à séduire mais au contraire à botter le cul du politiquement correct. À l'étranger beaucoup pourront croire qu'il est représentatif de la pensée française. Alors qu'attention : c'est le fait qu'il existe qui l'est. Le contenu, lui, était apprécié ou rejeté, très discuté.

(J'écris ça sans voir comment échapper à ce piège, celui de s'être trouvé porté à la connaissance y compris de ceux pour qui ça n'était pas)

Il y avait beaucoup de travail de tris et rangements, en plus de prendre soin des clients, ce qui même si ma collègue a fait l'essentiel du premier, a conduit à une journée sans temps morts creux. 

Je n'ai failli flancher que deux fois, trois en comptant ce moment de la pause déjeuner que j'ai éprouvé le besoin de passer à marcher. Je ne sais pas à quoi ça correspond mais voilà, il faut que je marche, ce mouvement me permet de faire front aux plus sombres de mes pensées - sur notre avenir général, sur les suites politiques (je rêve d'un sursaut (2) citoyen, n'y crois guère), sur ma peine amicale, sur le chagrin secondaire né de la réaction insensée de quelqu'un que j'aimais (3), sur l'inquiétude pour mes amis touchés de bien plus près, sans compter la peine principale pour ceux qui ont perdu la vie que ce soit par convictions ou pour avoir fait ses courses ou son métier -. Je pense particulièrement à ces victimes indirectes mais qui doivent traverser un enfer que sont les proches des assassins. Certains n'auront sans doute pas même perçu qu'ils partaient à la dérive ou les auront vu s'embarquer dans un engrenage extrêmiste sans parvenir à lutter. Et les voilà inquiétés, questionnés, traqués. Je pense à ce que j'ai lu du 3ème homme qui n'en était pas un et heureusement se trouvait en cours au moment de l'attaque. Que lui serait-il arrivé si la date avait correspondu à des congés scolaires ou s'il avait malencontreusement choisi ce jour pour faire preuve d'un manquement à l'assiduité ? -. Seule la marche me permet de lutter contre ces flux de réflexions sombres, de ramener vers moi tous les moments de réconforts que cette dernières semaine les amis ont permis. Le petit groupe de l'Astrée (4) plus particulièrement, qui m'avait en quelque sorte recueillie alors qu'en 2007 j'allais si mal après une saison 2005/2006 où tout s'effondrait.

Un des moments de vacillement c'est lorsqu'un jeune couple vient chercher le grand catalogue des "Une " de Charlie Hebdo qu'il avait commandé. Parce que je ne me suis pas méfiée, cherchant la commande par le nom du client ou le numéro ce qui fait que l'identification de l'ouvrage me saisit. 

Au Trocadéro, vers 15 heures une manifestation immobile derrière un grand calicot "Stop Boko Haram". Les passants sont assez indifférent.

Pour l'essentiel, travailler et que ce travail me plaise et soit physique et très concret m'est d'un grand secours. Par moment  je ressens cependant un immense besoin d'écriture et de retrait.

Comme si écrire était la seule façon, et prendre des photos, d'échapper à la folie, celle que l'on pourrait soi-même développer, et celle de ce monde violent.

La nouvelle m'attrape par surprise, alors que je consultais l'heure sur l'ordi : les Eurostars sont bloqués par suite d'un incendie. Rien de grave, nous dit-on, n'est à déplorer, mais ma fille devait le prendre précisément à ce moment. Heureusement son message pour nous rassurer nous parvient en même temps que celui du fait qu'elle était concernée. Il y a quand même eu l'instant de s'être dit : 2015, décidément.

L'homme de la maison vient me chercher au travail, mais nous rentrons directement. Il prépare le dîner.

Quelques mots des amis ; un cadeau collectif auquel j'ai malgré tout grâce à Kozlika pu participer.

Je lance une lessive, réponds à des messages. C'est le retour progressif à un semblant de normalité.

J'accède enfin à certains articles que je n'avais pas eu le temps d'aller lire. C'est la prise de conscience progressive qu'à quel point tout ce qui s'est passé était invraisemblable.

Je me sens perdue.

 

J'oubliais : cet effet double et antagoniste du fait que la plupart des gens semble avoir repris pied dans l'existence habituelle. À la fois d'un grand secours, puisque ça nous entraîne à reprendre pied dans la réalité, comme si l'on était à l'eau et qu'ils nous tendaient les bras pour nous hisser sur le canot ; et insupportable parce que nous restons affectés et que ce qui aidait, que le deuil semble à ce point collectif, s'estompe. Passé la vague de solidarité, révolte et compassion, nous voilà seul.e.s avec le ou les absents et une douleur qui ne sera pas comprise si elle venait à déborder.

Enfin : s'apercevoir que pendant qu'on était en arrêts, la vie a continué, un bébé est né (une collègue d'une autre librairie), une amie de l'internet a perdu son travail avec brutalité, et d'autres choses que l'on m'a annoncées et qui ont glissé car dites alors que mon esprit s'était absenté mais que ma mémoire a capté.

 

(1) On a vraiment envie de crier à certaines femmes, Mais cessez donc de photoshoper votre corps.

(2) Je pensai en ce terme avant de l'avoir lu ailleurs et de le voir déjà politiquement recyclé.

(3) Pour ceux qui arrivent directement sur ce billet, un éditeur et écrivain que j'aimais publiera en mars deux ouvrages de type romance joyeuse et textes érotiques illustrés co-écrit avec son nouvel amour, et qui a trouvé moyen d'en diffuser le message, le jeudi 8 au matin. J'ai cru tout d'abord qu'il m'était adressé à moi seule mais d'autres personnes l'ont reçu qui ont été choquées, même si pas tant que moi qui suis personnellement blessée. La plupart des éditeurs et auteurs que je connais ont attendus le mardi voire le jeudi suivant pour reprendre le fil de leurs envois à caractères commerciaux, annonces de rencontres (sauf celles qui avaient lieu entre-temps) et autres lettres d'informations ; y compris sur des sujets graves. J'ai honte d'avoir pu un jour accorder confiance et affection à quelqu'un capable de faire une chose pareille. La seule façon que j'ai de ne pas m'effondrer à l'intérieur de l'effondrement principal, celui de ce qui est arrivé à Paris et tout près, est de me persuader qu'il a perdu le sens commun, qu'il a changé. J'ai vainement attendu un mot contrit d'excuses, de type, l'envoi était préparé à l'avance et j'ai complètement oublié devant les infos qui se succédaient de le déprogrammer. Mais non, rien. 

(4) Amélie Nothomb dans son récent "Pétronille" en offre une très belle description.  


samedi 17 janvier 2015

Va revenir, les morts enterrés ou incinérés, le temps des querelles ou des chamailleries. Peut-être qu'il était déjà revenu d'ailleurs mais je n'étais pas ou si peu devant mon ordi.

Chacun des amis va tenter de reprendre le fil de sa vie, il le faut sinon nous allons droit aux emmerdes matérielles. Nous riions hier de nos retards de lessive. Ils sont un moindre mal, il y a les factures, les menaces de licenciement (je ne parle pas pour moi, tout va bien), les fuites d'eau et les voisins exaspérés ...

Mécaniquement, nous allons moins nous voir. Le travail, les amours, les enfants, vieux parents ou petits-enfants, l'intendance, le sommeil et il ne reste plus grand temps pour les copains. 

Or c'est d'être ensemble beaucoup souvent qui ces jours-ci nous a empêché, du moins certains, de flancher.

Le deuil collectif commence à s'enfuir, qui jusque-là nous portait. Chacun va se retrouver confronté avec sa peine personnelle, l'absence de quelqu'un qui comptait.

Je pars travailler. 


Télépathie (ou début de folie)

Ligne 9 jeudi après-midi

D'où je suis dans la rame je vois très bien le quai, station Richelieu Drouot ou Rue Montmartre Grands Boulevards. Du monde, assez nombreux pour l'heure. Un couple d'une vingtaine d'années de plus que moi, l'homme a les yeux rougis et nos regards se croisent.

- Vous aussi ?

- Oui

- Et vous, c'est qui ?

- Wolinski. Et vous ?

- Honoré.

- Bon courage.

- Bon courage.

Puis le métro s'est arrêté et ils sont montés un cran plus loin.

Le pire ou le plus beau c'est que plus tard j'ai appris qu'effectivement, il n'était pas du tout exclu qu'ils fassent partie de ceux qui y allaient (pour Wolinski je veux dire).

Je deviens dingue ou franchement télépathe.

 

Pensées pour les survivants du journal qui ces jours-ci vont de cérémonie en cérémonie, ne pourront matériellement assister à certaines à moins de téléportation - mais peut-être que dans cet univers parallèle qui est désormais le nôtre, la téléportation est possible, qui sait -. Ne pas pouvoir aller au dernier adieux d'un collègue, d'un ami parce que tous en même temps. Sans compter qu'il leur faut trouver la force de prendre de façon intelligible la parole dans un monde qui est devenu insensé.

 


Honoré était un ami

Texte de Nathalie lu aujourd'hui aux funérailles de Philippe Honoré.
C'est exactement ça.

"Honoré était un ami,

Un de ceux qui se retrouvaient régulièrement autour de la Librairie l’'Astrée, et ailleurs aussi bien sûr, un ami que l’'on était heureux de voir, pour discuter, de tout, de rien, des dernières folies de l’'actualité, un ami avec qui on buvait un verre, un ami avec qui on riait, beaucoup, un ami que l’'on repérait de loin dans les manifs parce qu’il était le plus grand, un ami qui allait dans les collèges dessiner et parler aux élèves, un ami qui trouvait un chat dans la rue avec sa fille, le recueillait et le baptisait Hamlet, un ami qui prenait le temps de téléphoner, longuement, parce qu'’il y a toujours tant à dire, un ami qui faisait des rébus déconcertants et des dessins qui racontaient le monde, un ami aimé par tous pour sa douceur, son respect infini des uns et des autres et sa tendre ironie, un ami qui savait aussi parfois dire sa fatigue, parce que notre monde est fatigant, il est cruel, il est injuste. Et qu’il faut du courage pour, jour après jour, ne pas renoncer à l’'écouter, le regarder, le dessiner, pour ne pas renoncer à y défendre les valeurs qui y sont quotidiennement mises à mal.

Honoré était un ami. Un ami qui va nous manquer, terriblement ;

Que l’'on n’'oubliera pas et pour qui on ne renoncera pas."

 Nathalie Peyrebonne

 


jeudi 15 janvier 2015 - J + 8


C'est n'avoir plus matériellement le temps d'écrire, pas même quelques lignes car rentrer tard, avoir besoin de ça, de se tenir chaud entre amis, tout en faisant semblant que la vie normale n'a pas tout à fait foutu le camp.

Il y a de fait, des bons moments (revoir Anne, Olivier ...)

Tomber de sommeil. Littéralement.

S'extirper au matin, se forcer, faire ce qui est devant être fait. C'est à dire pour l'essentiel, loin de l'ordi. 

Et puis la soirée, si possible entre amis, et puis la nuit.

Les pensées parasites, comme toujours dans les deuils, mais en pire, car tellement #WTF et si triviales par rapport à l'essentiel : ces morts par assassinats. Ainsi : craindre d'avoir la fin de ma vie sexuelle dûment horodatée - comme la plupart des éléments importants de ma vie -, par suite d'une conséquence d'un ricochet des événements. Ç'en est en tout cas probablement terminé de "l'amour Shibumi" et du désir.

Le moment de choc collectif commence à être dépassé. Bientôt les familles, les camarades, les amis, les copains vont se retrouver seuls avec leur deuil personnel. Nous y penserons encore et encore à mesure du sentiment de perte, des moments où les disparus auraient dû être présents ; quant le reste de la nation n'y songera plus. Une marée qui se retire.

Je ne mesure pas encore, je le sais, le poids de la peine. Ni les conséquences induites par les événements.

Je perds toutes sortes de menus objets : un justaucorps de danse, une trousse de toilette, confonds un objet et un autre (les lentilles de contacts soigneusement rangées dans le pot à crayons). Fais gaffe à tes clefs, the inner voice said.


mercredi 14 janvier 2015 : déjà une semaine d'univers parallèle


Une semaine plus tard. 

Le journal sort mais je me demande bien qui l'aura eu. Avant 7 h du matin dans ma petite banlieue il n'y en avait déjà plus.

Nous sortons de l'état de choc. Lentement. D'une certaine façon cet état protège, il permet de mettre tout ce qui n'est pas essentiel de côté, la sidération s'accompagne d'une forme d'engourdissement. Au moment où l'on reprend contact avec la réalité, c'est comme se relever d'une position où le sang ne circulait plus on se retrouve les fourmis dans les jambes, ça peut être très douloureux le temps qu'elle se rétablisse.

Ça l'est.

J'ai réussi à aller travailler les jours d'après. À grand effort d'attention j'espère ne pas avoir foiré trop de trucs.

Je pose des objets à un endroit sans plus savoir que je l'ai fait. Note scrupuleusement des adresses erronnées. Ne me souviens plus si j'ai fait quelque chose ou ai seulement eu l'intention de le faire.

Pas certaine d'être capable de continuer à assurer alors que l'horreur peu à peu apparaît dans sa crudité. Passé le deuil collectif et la part de défense de nos libertés, prend sa place le deuil personnel. Ces mots de Houellebecq lus dans une interview me hantent : C'est la première fois qu'un de mes amis meurt assassiné (1).

Je reste secouée d'avoir appris hier soir que nous comptions plus que ce que je ne croyais. Capture d’écran 2015-01-14 à 10.19.37

Les amis.

Ces jours-ci le groupe me tient debout. Et peut-être que ça fait cet effet à chacun d'entre nous, surtout aux plus proches du camarade défunt.

(extrait d'une carte de vœux magnifique dessinée par l'ami Gilles) 

(1) Oui, dans cet univers parallèle qui a hacké la réalité, je suis en phase avec Michel Houellebecq, les cars de CRS sont applaudis par la foule, mon amie Kozlika est prescriptrice de mode, un homme doux que j'aimais a viré indécent, les ennuis d'argent et de santé se sont mis en sourdine - ceux de boulot (pas les miens) hélas non, certains n'oublient pas d'envoyer des recommandés le jour même de la première tragédie d'ici -, les clients sont d'une prévenance extrême, mais leurs demandes peuvent être mystérieuses (recettes de fleurs), je déguste des whiskies parmi les meilleurs au monde, je suis insensible au froid et le sommeil s'est réduit mais me prend comme on perd connaissance.


Rire malgré tout


P1130295Ça fait du bien d'être tous ensemble ; nous prenons conscience que collectivement nous comptions plus que ce que nous croyions. 

Certains dessins d'Honoré ne sont plus visibles sans y percevoir du prémonitoire ; ce Sarkozy le retour "Je me gare où je fais encore un tour du pâté de maison" ou ce Hollande qui reçoit les familles de victimes d'une catastrophe aérienne "C'est en croque-mort que je suis le plus fort'. 

Je suis à ce point à côté de moi-même que je me trompe d'adresse, ayant scrupuleusement noté le bon numéro ... mais d'une autre rue. Du coup je parviens perplexe devant un marchand de moquette au lieu de la galerie où les dessins sont exposés.

Les amis professeurs ou animateurs ou quoi que ce soit dans les établissements scolaires nous racontent d'inquiétantes anecdotes. L'impression que cette société va être débordée par un raz-de-marée des extrêmes. Certaines attaques viennent de là où l'on ne s'y attendait pas.

Au passage (rien à voir directement avec les événements récents) j'apprends que certains types d'extrême droite viennent se faire des selfies au mémorial de la Shoah. Je suis encore trop naïve, je n'imaginais pas.

Nous tentons de trouver quelques motifs à sourire, ne pas nous laisser abattre, mais c'est d'autant plus difficile que les massacres perpétrés par Boko Haram sont désormais connus et que ça n'est pas comme si la quantité de malheurs dans le monde était une constante et qu'une tragédie ici permettait aux reste de la planète d'être ailleurs en paix. C'est l'escalade du pire partout.

Cependant deux sourires :

- L'ami qui raconte que sa buraliste entendant que la conversation entre lui et un autre habitué concerne Honoré et qui incruste un "Je le connaissais bien, il achetait ici ses cigarettes".

À ceci près que s'il fut peut-être fumeur ses amis attestent qu'il avait depuis au moins 20 ans arrêté.

Attendrissant cette façon qu'ont les uns et les autres de souhaiter se l'approprier.

- Nos imaginations de la tête des gens qui n'ont jamais feuilleté un Charlie Hebdo de leur vie et vont demain découvrir de quoi il retournait - nous comptons sur ceux survivants du journal pour n'avoir rien abdiqué de leur mauvais esprit dans les grandes largeurs -. Et se sentir tout scandalisés et bêtes d'avoir porté dimanche un panneau "Je suis Charlie".

Nous sommes un bon paquet à être incapables encore de ne pas croire qu'il est seulement un peu en retard, qu'il ne va pas tarder à arriver.

Comme dirait Houellebecq "C'est la première fois qu'un de [nos] amis meurt assassiné".

La sidération perdure.

 


Les témoins


Lilian Lepère, rescapé des frères Kouachi... par francetvinfo

Les témoignages de Lilian Lepère et Michel Catalano ; celui des rescapés de l'hypermarché porte de Vincennes, en particulier Lassana Bathily, la mère et épouse de deux des otages qui s'abstient de tenter de rentrer en contact avec eux car elle a eu la présence d'esprit de prendre en compte le risque qu'une réception de message ou d'appel ne les trahissent. La femme dont j'ai entendu un témoignage vocal ("Sophie" ?) et qui a eu la sagesse de ne pas parler des otages dissimulés dans la deuxième chambre froide et de dissuader un homme qui était prêt à tenter une riposte (avec une arme dérisoire eût égard à celle du preneur d'otages) ; tous ceux dont je n'ai pas eu connaissance ou tardivement (1) ; sans parler de tous ceux qui ont fait leur métier, dans lequel leur vie est mise en jeu.

Ceux aussi qui ont perdu un proche. Chapeau bas envers le frère du policier tué froidement mercredi.

 


Le poignant discours du frère d'Ahmed, policier... par lemondefr

 

 

Tous et chacuns sont d'un grand réconfort pour nous autres, qui avons eu jusqu'à présent la chance de n'être pas physiquement concernés. Il existe des gens très divers et de toutes confessions, qui en cas d'urgence sont capables d'agir avec courage et discernement.

Il existe des personnes aussi, telles Latifa Ibn Ziaten (2) qui après la tragédie qui les frappe en plus à titre personnel s'engagent et tentent d'agir pour qu'elle ne se reproduise pas. 

Merci à eux qui furent aux avant-postes sans l'avoir demandé, de nous aider ainsi à tenir le coup et à faire face aux chagrins et à la barbarie.

 

(1) Depuis le mercredi 7 janvier et mis à part hier après-midi que j'ai passé dans un sommeil profond, c'est le premier moment durant lequel je suis quelques heures diurnes à la maison. 

(2) mère de l'une des premières victimes de Mohammed Merah. En particulier : cette émission sur France Culture