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Pour la première fois vraiment, depuis ce fatal 7 janvier (1), je suis un peu à la maison, posée, en ne faisant pas que dormir, épuisée, même si ayant couru environ une heure ce matin je n'ai pas su échapper à la sieste de l'après-midi.
Mon corps est entrée dans un drôle d'état ce jour-là, avec de très surprenants symptômes qui font que les amies me charient ce qui au moins dans la sinistre ambiance fait du bien. Je ne souffre plus du froid. Le ressens, par exemple les doigts picotent, je le sens sur la peau de mon visage, mais ce qui auparavant avait un écho intérieur profond et immédiat, j'avais l'impression que mes os étaient en eau gelée, que mon sang se figeait en glaçons, a disparu. Le froid reste à l'extérieur. J'ai cru que ça passerait que c'était juste le temps de l'état de choc émotionnel, mais voilà jusqu'en cet instant t où j'écris, c'est toujours le cas. J'ai perdu la peur du froid.
Elle ne me manque pas.
Le chaud aussi est touché. Après le cours de danse j'ai passé 15 mn dans le sauna avant de commencer à légèrement transpirer. J'ai cru qu'il était mal réglé, un peu frais. Mais d'autres femmes présentes semblaient dans l'état ordinaire de toute personne dans un sauna. Or d'habitude si je supporte avec délice la chaleur, ce n'est pas sans transpirer, disons qu'il m'est indifférent de le faire. Tout se passait comme si je n'avais ni chaud ni froid.
Je n'ai plus mal aux jambes. Je ressens leur fatigue, mais c'est une douleur sourde, comme celle de n'importe quelle personne qui aurait marché un peu longtemps. Les élancements pénibles d'après les journées de travail en librairie ont disparu. Pas la moindre trace de peine localisée dans le bas du corps l'autre dimanche après la manifestation. Rien.
Je n'éprouve plus la faim de la même façon. Finie cette urgence de manger qui me saisissait par moment avec la sensation que j'allais perdre connaissance si je restais sans avaler quelque chose. Je mange parce que je suppose qu'il me faut le faire, mais c'est comme si un réveil était mis à sonner par précaution parce qu'il y a des choses à faire et qu'il ne faut pas se réveiller trop tard.
Je dors beaucoup moins. Tombe de sommeil plus violemment que jamais, mais parfois à des 1 ou 2 heures du matin, pour la simple raison que passant mes soirées si possible entre ami.e.s je rentre, tente de faire un minimum vital de ce qui est devant être fait, puis seulement envisage d'écrire. Au moins répondre aux messages. Alors le sommeil fond sur moi tel un aigle sur sa proie.
Et voilà qu'une autre bizarrerie est venue s'ajouter samedi matin, pour l'instant surtout génératrice de perplexité. Je vais devoir aller chez le médecin. La vie m'a appris en période de chaos à laisser le moins de prise possibles aux ennuis collatéraux, même s'ils semblent de prime abord mineurs.
Je me revois errer le mercredi 7 janvier au soir place de la République tout en tentant de retrouver Nathalie, tout en tentant d'avoir enfin des nouvelles précises d'Honoré, avoir eu le temps de commencer à croire que puisqu'il n'était toujours pas cité, c'est que peut-être ce matin-là il avait eu la chance de n'y être pas. Je revois les gens couverts chaudement ou grelottant et moi, debout devant Libé, indifférente au fait que ça n'était pas très malin de rester en cet endroit, mais mes pas m'avaient guidés là, un vieil automatisme, dix ans déjà, le blouson peut-être ouvert et qui n'avais pas froid. J'étais certes bien équipée mais ça ne suffisait pas à expliquer.
Et puis les amis au téléphone, le fixe de l'Astrée - d'un portable à un autre portable ça ne passait pas mais d'un portable à un fixe, si -, et l'accablante nouvelle. Rage et raz de marée intérieur. Mais ça n'est pas froid.
Du temps a passé, des moments de recueillement. Un cercueil qu'on a pu toucher a attesté qu'il s'agissait de la réalité, que la thèse du cauchemar dont nous allons sortir, allez, ce putain de réveil va bien finir par sonner, était foireuse, que la folie tueuse était le vrai. Et que malgré la forte pression des mondes parallèle, la réalité tient encore à son privilège d'unicité.
Les jours de travail se sont succédés. Par moment en bons secours, il fallait assurer, assurer aide à ne pas s'effondrer. Par moment en fardeau supplémentaire, tant était fort le besoin impérieux de se poser, de penser, de laisser au calme les faits sédimenter, s'intégrer aux pensées, mesurer l'horreur de chaque chose, en évaluer l'étendue, puis chercher pas à pas, en pleurant s'il le fallait, les ressources pour y faire face.
Plus rien désormais ne pourra m'étonner. Déjà que depuis le 17 février 2006 auquel un certain 11 septembre 2001 avait préparé le chemin (même si les deux événements l'un général l'autre intime n'avaient rien à voir, seulement la force dévastatrice de leurs effets l'un pour tous l'autre pour que moi), je n'étais pas très surprenable, cette fois-ci ça y est. Tout, vraiment tout (et n'importe quoi) peut survenir sans arrêt.
Cette semaine écoulée est particulièrement étrange, si je regarde mon agenda, ce sont des journées formidables. J'ai en particulier pu revoir des amis que je ne vois pas assez, sur-occupés qu'on est. J'ai beaucoup bu, très bien mangé, me suis instruite sur plein de sujets. Des beaux garçons m'ont prise dans leur bras - je préférais nettement que ce soit pour la libération de Florence Aubenas, mais il n'empêche que c'est toujours ça -, un autre m'a embrassée très amicalement, mais dans le contexte si violent si dur, comme ça faisait du bien. Celui que je considère comme le frangin m'a fait un cadeau d'une grande attention, je me suis sentie enfin un peu protégée, revenue du front, des premières lignes.
Et donc je vois ces moments objectivement formidables, mais tout est plongé dans un bac de chagrin d'un noir d'encre (sans jeu de mots). Alors au lieu d'être heureux ils deviennent des moments qui sauvent ; surtout les fins de soirées.
Nous nous souviendrons de ce que nous avons échangé.
Peu à peu au gré de fils d'infos, je reprends contact avec la marche du monde, laquelle entre les massacres perpétrés par Boko Haram, la guerre fratricide entre Russes et Ukrainiens, Ebola dont on ne parle plus mais qui poursuit ses ravages, une femme tuée par tirs lors d'une manifestation au Caire et aujourd'hui si j'ai bien compris un gamin d'une dizaine d'années, la victoire d'un parti de gauche en Grèce, mais probablement condamné à ne pas pouvoir appliquer la politique qu'il souhaitait - dans le meilleur des cas, dans le pire ses membres vont se révéler aussi corrompus que tous et puis voilà -, n'est pas réjouissante. À se demander d'ailleurs comment l'assassinat de 12 personnes d'un journal puis quelques autres les deux jours suivants a pu avoir un tel retentissement.
La conscience me vient aussi peu à peu de la façon dont les autres même en n'étant pas directement concernés se sont sentis touchés. Du traumastisme que ça a été. Je voudrais prendre le temps d'écrire sur le phénomène "œil du cyclone". Car finalement en étant à la périphérie du cœur de l'événement, j'ai été moins secouée puisque fort occupée par ce qu'il y avait à faire, s'appeler se retrouver boire des coups et pleurer, laisser des mots à qui survivait, se rendre aux hommages à des obsèques je n'ai pratiquement pas vu d'images, que j'étais au travail lors des moments où j'aurais pu être tentée de rester scotchée à l'internet ou la télé et que faire partie d'une sorte de collectif également touché et que l'épreuve a resserré in fine protégeait. D'être touchée à titre personnel mais pas de trop près m'a permis d'être protégée d'une part du choc collectif.
Je pense beaucoup aux proches des tueurs. Même s'ils ont tenté d'éviter la dérive, même s'ils n'ont rien vu venir et que délibérément leur frère, fils ou cousin avait caché ses convictions, joué les espions dormants, ils doivent traverser un sale sentiment de culpabilité, un "si j'avais su" bien collant, tout en se sentant en deuil, car pour eux comme pour tout autre il doit y avoir de bons souvenirs partagés, tout en ne pouvant pas faire place à ce deuil. Bref, ça doit être très isolant des autres et très compliqué. (Je ne veux pas dire que ça n'est pas terrible pour les proches des victimes, mais à eux l'on pense plus immédiatement). Peut-être que je pense particulièrement à eux alors que j'ai découvert que Mesrine avait grandi dans "ma" rue, presque en face. Si j'y avais vécu 20 ans plus tôt j'aurais pu dire quel gamin peut-être sympa quoique turbulent, il était, ou quel sale gosse, mais probablement pas si irrécupérable. Des choses comme ça. Sans doute parce que je sais pour avoir fréquenté un gosse de mon quartier qui a fort mal tourné (came et délinquance, en ce temps-là aucun dieu pour récupérer ces dérives-là) qu'un qui vire dangereux peut avoir vis-à-vis de certains eu de bons côtés. Et qu'il est inaudible de dire Ben Philippe, oui, il était incontrôlable et agressif, mais avec moi, ça allait. Il était même plutôt sympa. Et au collège presque, il me défendait.
Je ne cherche pas à excuser les tueurs, je leur en veux à titre personnel de m'avoir privé d'un ami, et en plus il y a bien d'autres victimes. J'essaie simplement de poser en mots le fait que ça n'est pas simple. Que ça ne l'est pour personne. Que c'est moche de partout.
Premier roman lu depuis ces jours de tueries. Il est d'Emmanuel Pierrat, s'appelle "Le procès du dragon" et se trouve à la place précise qu'il fallait, de la fiction mais sans trop grande part émotionnelle, bien instructive et cérébrale, dépaysante à souhait avec une structure, celle de la lecture d'un dossier d'avocat, qui oblige à rester cohérent. Pour cette mauvaise période, la fragilité qu'elle induit, le roman parfait. Dans la foulée entamé la lecture de celui de Carole Fives et ça semble bien marcher.
Voilà le sommeil. Il faut que je file me coucher.
Je continue à être plus jeune que Virginia Woolf, dont c'est l'anniversaire de naissance. Atteindrais-je son âge ?
(1) qui fera au passage que je ne pourrai plus désigner ainsi #MonAssassinPréféré , dès lors que des assassins ceux-là bien réels ont eu une incidence sur nos vies. Je pense que dans un premier temps je m'en retournerai à V. tout en précisant qu'il ne s'agit pas de l'initiale de son prénom - je serais malheureuse que l'une ou l'autre de mes amies Véronique s'en sente concernée -. En revanche #anotherTed l'est désormais plus que jamais.
PS : Très beau texte de Robert Mc Liam Wilson découvert grâce @Kozlika et dont j'ai reconnu la patte dès le premier paragraphe. On loge sa fierté où ça peut ces temps-ci.