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samedi 31 janvier au soir


Pour la première fois depuis début novembre je me sens réellement en week-end. J'ai renoncé d'écrire tant que je me sens encore au chœur d'un chaos. Je sais que je risque de regretter ce qui viendrait. Autant attendre que les choses aient pris le temps de sédimenter. 

Il y a aussi que sur fond d'inquiétude pour le boulot de l'un et la santé de l'autre, les choses depuis novembre ont été d'une remarquable densité : les semi-vacances à Arras, rentrer malade, enquiller sur la période de surcharge et de temps plein de décembre, commencer à peine à refaire surface quand survient le 7 janvier. Depuis c'est de la survie et des moments formidables entre amis. Cette résistance par la chaleur humaine. Reste que ça laisse vraiment peu de temps personnel dispo.

Donc voilà, en ce samedi soir après la petite fête du groupe des danseurs, c'est ouf, enfin ! Poser les armes avant le prochain coup du sort. Je m'attends à tout en espérant qu'il n'arrivera rien. Ou alors quelque chose de l'ordre d'un beau miracle. Après tout, puisque tout peut arriver, ça vient d'être confirmé, pourquoi pas tout dans le beau, le bon, le bonheur ? 

Il y a aussi que les trois jours à venir sont prévus de soins, de calme, de temps studieux (si je suis en forme) et d'amitié.

Peut-être faudrait-il que je m'efforce de toujours prévoir quelque chose les samedi après le travail, histoire de marquer la coupure au lieu de rentrer directement à la maison m'effondrer ?

 

L'étrange état physique persiste. Ma perplexité augmente. Et l'envie que ça dure puisque ne plus souffrir du froid ni du mal de jambes pour mon travail est une bénédiction.

Je pense aux paroles finales de François Mitterrand.

Mes doigts souffrent de crevasses. Sans doute le froid au travail. 

La journée de boulot a été excellente, sauf deux épisodes pénibles - le double paquet cadeau Zemmour - Houellebecq ; et la spéculatrice sur les reliques Charlie - que ma jeune collègue heureusement a pour l'essentiel assurés -. Il y a eu cette dame âgée (i.e. qui pourrait être ma mère d'un point de vue générationnel, alors que je ne suis pas toute jeune) qui souhaitait découvrir l'œuvre de Marie Bashkirtseff [mais qui savait déjà bien des choses, sans trop vouloir l'avouer]. Comme elle m'a fait du bien !

Il faut se raccrocher au présent et au simple. Reprendre vite des forces vives. La suite risque de n'être pas de tout repos. Je vais tenter de reprendre "La Recherche" (ma lecture de) (interrompue par #OneSeven).

Je me sens triste pour Kenji Goto (1).

 

(1) Pourquoi particulièrement lui alors que d'autres otages ont été depuis des mois ici ou là exécutés aussi ? Je l'ignore.

 

 


samedi 31 janvier 2015 Twenty four days after

8h Clichy w (ch ⇒ -4°C env) 6°C  48,2 F 8h Paris 2,1°C 35,78 F 

 

"Pour le reste, journée de fatigue immense, sans rien faire, et de tristesse, quoi qu'on fasse."

Ces mots du Robinson pourraient bien être les miens pour chaque jour de depuis le 7 et le 8 janvier au matin. Sans parler du 9 au soir, après les autres tragédies. À ceci près qu'il me faut travailler et sans relâche - le jour des obsèques m'a été consenti grâce à la souplesse d'une de mes collègues qui s'est arrangé pour que ça ne soit pas compliqué, qui a dit oui tout de suite, ou même s'est proposée, mais il a fallu rattraper ; et le week-end dernier fut mon premier vrai "depuis". Parce que oui, on dit "depuis" sans complément, ça désigne l'ensemble, Charlie, Montrouge, Vincennes et l'imprimerie. Et on dit "la marche" pour le 11 janvier. On dit aussi "ce qui s'est passé". Comme si désigner plus précisément, apporterait trop d'horreur, d'emblée, dans la conversation.

Fatigue immense. Tristesse.

Encore que. 

La fatigue est bizarre, mon corps reste en sur-régime, une sorte de mode turbo - que sont devenus, tiens, les "moteurs turbo" (mon oncle Étienne faisant la démonstration du moteur turbo de l'une de ses dernières voitures ; plus tard Ian Thorpe porte des Lilas, c'est presque drôle quand j'y pense son histoire de coming out, qui donc pouvait croire que "ça" ne se voyait pas ; le seul qui m'a surprise c'est le Diego ami de mon ami l'été dernier jeune marié ; tiens je me suis fait draguer dans les vestiaires du club de gym, enfin je crois, toujours un peu d'ambiguïté, une avance mais moi non, à part Virginia Woolf, que les hommes. Est-ce que ça a un nom cette orientation sexuelle "que les hommes sauf pour Virginia Woolf "?). Le froid, grâce aux doudounes, ne m'atteint plus, le mal aigu de jambes a disparu, je sens le premier sur ma peau mais plus à l'intérieur, le second s'est mué en "jambes simplement fatiguées" en fin de journée. Je dors violemment, comme on sombre dans l'inconscience, mais peu, peu pour des jours d'hiver.  Seul conséquence fâcheuse : ce petit symptôme de samedi-dimanche-lundi dernier. Pour le reste, les échos physiques du choc émotionnel sont plutôt positifs, en fait. J'en viendrais presque à espérer qu'ils durent.

La vie a décidément décidé d'étonner. Dommage que ça soit dans le rude, dans l'invraisemblablement violent. Tant de morts. 

Jacques a raison : rarement on a vu que "ça" touchait tant de gens différents, comme si les tueurs avaient voulu atteindre toute la palette de conditions sociales et d'origines. Seul type épargné : le mâle vieux gaulois mono-pedigree riche dirigeant et blanc. Celui qui est plutôt sujet de caricatures que devant les dessiner. Celui qui fait rarement les courses lui-mêmes. Par exemple de choses qui lui sont épargnées, en plus des projectiles armés.

*        *        *

Le bon Robinson écrit aussi :

"C'est difficile de pardonner à quelqu'un qui ne demande jamais pardon, m'avait dit l'amie sur l'autoroute, il faudrait être un saint ou Dieu lui-même », et je trouve qu'elle avait raison. L'ex dit : « M'excuser de quoi, d'être tombée amoureuse ? Je n'ai pas à demander pardon de ça », et je trouve qu'elle a raison aussi. Mais elle n'entend rien de ce que je lui dis, la douleur qu'il a fallu surmonter et la façon dont je l'ai surmontée, la paix qu'elle a du jour au lendemain sans que rien ne s'interpose dans son petit rêve d'amour éveillé."

En changeant les il et les elle, ça aussi pourrait coller. Encore que je n'aie pas eu à faire que l'on se revoie et qu'après le message stupéfiant du 8, du 8 !, l'envie m'en soit totalement passée. Pourquoi suis-je toujours en première loge pour subir des autres les ou la folie ? Y compris celle, très particulière, de V. ; dont les livres, par ailleurs, restent excellents. Que je lis toujours. Et que je vends. Parce qu'un bon livre reste un bon livre même si le comportement de son ou ses auteurs dans la vie peut être dangereux ou décevant. Elle a peut-être bien fait de m'éloigner qui risquais de la pousser dans la veine d'une littérature adulte exigeante, laquelle touche peu de lecteurs. J'aurais toujours ce regret d'une absence de descendance à celui de ses livre qui avait changé ma vie en "m'appelant".

Je n'ai pas dit mon dernier mot. Ou plutôt écrit. La détermination malgré tous les vents contraires n'a pas diminué.

En attendant, je me demande plus que jamais comment trouver le temps de le faire, je veux dire écrire pour du long.

Le deuil, ça détraque.

Et c'était déjà tellement compliqué avant. Je savoure cependant ma chance d'être à Paris. Coincée ailleurs, et vraiment seule, ça serait pire.

Ici ou ailleurs, cependant, rien ne remplacera l'ami assassiné, à la culture unique, à la mémoire remarquable, à l'humour irremplaçable.

Je pars travailler. 

 

 

 


vendredi 30 janvier 2015 Twenty three days after


Il faut aller travailler et selon les jours le travail est un secours, surtout lorsqu'il y a à faire du conseil : quand je conseille un.e. client.e. je suis à 100 % dans cette forme particulière de concentration et rien d'autre n'existe, ou alors une part de fardeau en plus : je voudrais, je devrais être chez moi ou à la BNF en train d'écrire et pas de perdre ma vie à la gagner. 

Ma paie est hautement démotivante. 

(je sais bien que c'était la condition pour être embauchée, il n'empêche que tant d'énergie mise à disposition d'un employeur pour si peu de rétribution n'est pas équitable).

Je réussis une vente en forme de coup de billard à deux bandes : deux femmes viennent qui cherchent un bon roman policier pour une amie hospitalisée, je leur conseille le plus récent Robert Galbraith. En fin d'après-midi l'une d'elles revient seule pour en prendre un pour elle. Je lui avais donné doublement envie.

Petits réconforts de cet ordre dans une journée passée pour beaucoup à lutter contre le désespoir.

La soirée est pour l'homme de la maison et l'entreprise qui l'emploie. Fête des 50 ans de celle-ci avec soirée dansante (après qu'ils avaient eu une journée en grand séminaire). 

Nous apprenons qu'il y a des licenciements. Traités à l'individuel, à l'un on reproche une incompatibilité d'humeur, à l'autre des résultats insuffisants ... Façon de contourner la mise en place d'un plan social face aux affaires en déclin.

Ce qui est bon : m'apercevoir que nous sommes en bas de chez de vieux amis. La tristesse de la période me décide à faire ce que je n'aurais jamais osé en d'autres temps, mais la vie est trop courte pour manquer une bonne occasion d'amitié : j'appelle d'en bas. Chance, ils sont chez eux et pas encore au lit.

Malgré les sujets de conversation triste - très marqué par les événements, l'ami a fait une compilation la plus exhaustive possible des dessins en hommage à Charlie Hebdo -, nous passons un moment très doux.  

Il y aura eu au moins cet élément positif : la tragédie a resserré les liens entre tous ceux qui s'aimaient bien mais ne se voyaient pas tant - nos vies sont prenantes, assuré l'essentiel les remplis déjà bien -. Jamais je n'aurais passé tant de bonnes soirées avec tant d'amis auparavant. La tristesse persiste, mais elle se soulage d'être partagée. 

J'apprends que l'auteur du dessin à la boule de cristal s'appelle Dutreix.

Le retour, dans la nuit, après avoir dansé sur des musiques interchangeables, rien à en retenir à par la fréquence du beat, en taxi (remboursé par l'entreprise qui a vu les choses en grand). Un Yougoslave, qui précisera mais seulement après Croate. Philosophe désabusé. J'aurais dû noter.

Je pense encore à Honoré presque sans arrêt. Là où j'ai progressé : désormais capable d'évoquer l'homme qu'il fut sans avoir une forte envie de fondre en larmes.

Et là : je dois dormir.

 

 


jeudi 29 janvier 2015 Twenty two days after


Les journées sont studieuses, sportives ou laborieuses, mais actives. Les soirées pas tant festives que collectives, on rit mais le fond de l'air est triste. Les nuits courtes et très denses.

Je sombre à peine posée.

Une journée comme aujourd'hui : je n'ai matériellement pas le temps de pleurer.

Ce n'est pas l'envie qui m'en manque (par bouffées).

Je ne sais plus quelle est l'importance relative de chaque chose. L'ai-je jamais su ?

J'ai regagné la réalité.

Elle est moche.

Heureusement que les amis y sont aussi.

Je trouve une échelle de lits jumeaux et une valise à l'ancienne. 

Tout le monde appréciait Honoré, le grand discret. Je crois qu'il n'était pas conscient de son degré de popularité.


mardi 27 janvier 2015 Twenty days after


Journée de récupération, c'est très très très urgent. Nager, kiné, délicieux déjeuner, préparer un gâteau ... puis sombrer dans un sommeil profond. Au point de ne pas entendre la sonnerie du minuteur.

Très belle soirée à l'Astrée autour de "La silhouette, c'est peu" de Nathalie Peyrebonne. Belle mais triste. L'absence d'Honoré est forte. Nous plaisantons mais comme de l'eau s'il fait très froid ça gèle avant d'être drôle. 

Revoir Claude me fait un bien fou.

Il faudra que je me souvienne de sa "théorie" des ovaires et des ego qui rétrécissent lorsqu'on vieillit. C'est le seul moment où j'ai ri sans tristesse. Ou en tout cas pas celle d'un deuil. 

Hélène montre une force d'âme peu commune. Elle dit qu'elle n'a pas encore assimilé les faits.

Pour ma part, ça y est. D'où que j'accuse le coup.

Je rentre après les rangements de tente et un dernier vin chez l'auteure avec tous ses amis (ceux de l'Astrée mais ceux de son travail aussi) ; sans trop m'attarder. Fatiguée fatiguée fatiguée.

La vie est un grand fleuve assez triste, où l'on parvient à survivre éventuellement grâce aux amis.


lundi 26 janvier 2015 Nineteen days after


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23 h Paris Montsouris 7,4°C 45,32 F

Jour de repos, ça devenait urgent, je crois que mon corps est en train de lâcher. Rendez-vous est pris chez le médecin.

Je dors moins [que lors d'une hibernation normale] mais quand je me pose un instant sans quelqu'un pour me tenir éveillée je sombre avec une brutalité de malaise. Une sorte d'anti-insomnie. 

Nous passons avec #LeFiston voir l'expo Borgia. Pour quelqu'un qui s'y connaît elle est un peu simpliste mais pour qui doit découvrir ou redécouvrir elle replace dans le contexte, relie l'époque, les uns et les autres, de Savonarole à l'apparition du protestantisme, Erasmus, les arts et les sciences. Et un peu de ludique à la fin. C'était pour moi parfait, incapable que je suis de me concentrer longtemps sur quoi que ce soit, mais qui déplaçait dans le temps, rappelait des souvenirs d'études. Le garçon s'efforçait de me faire rire, comme nous avons le même humour, il y parvient fort bien. 

Sitôt franchies les portes du musée, le deuil a repris place. Il faut dire que passer rue de Varenne n'était pas la meilleure des idées (en plus que je m'étais trompée, ça n'était pas exactement là que nous voulions aller) : grand déploiement politicier policier et toute une armada pour garder le musée Rodin. 

J'ai cru à une éventuelle réunion d'urgence au sommet - mais pourquoi dans un musée ? -. Plus tard j'ai su qu'il y avait une présentation de mode. Il n'y a pas que la présence marquée des forces de l'ordre qui rappellent que la ville vient de traverser un lourd traumatisme. Partout encore des caliquots "Charlie" ou aux fenêtres des petites affiches.

Ils me rassurent. Je songe qu'il est sans doute normal de se sentir encore en deuil. Secouée. P1260534

Je raconte au fiston des histoires du passé. Des drôles et d'autres moins. Des choses que je souhaite qu'il sache. Nous mangeons bien.

Tentons de nous souvenir des films vus ensemble à "La Pagode". Deux au moins. Dont "Mud" sur les conseils de Sorj. Mais l'autre ? Et quand ?

Je devais - voulais - ressortir le soir mais la carcasse n'est pas en l'état. Regrets. 

En revanche la lecture est revenue. Débloquée par la grâce du "Procès du dragon", elle se confirme par "C'est dimanche et je n'y peux rien" de Carole Fives, aussi émotif que l'autre était cérébral, mais ça passe, ça va. Certains passages me rappellent V. du temps où elle était côté fictions (1).

C'est enfin le moment de répondre à des messages, lire des blogs (2), perdre (volontairement) du temps sur le vieil internet, parcourir des textes verts, apprendre des mots nouveaux. Il me semblait bien, j'espérais me tromper, qu'une personne que je lis, quasiment une amie, était en train de perdre son travail. D'autres ont perdu leur amour (mais pas leur qualité d'écriture), j'ai des kilomètres de retard et sans doute fait plus d'une gaffe en recroisant les personnes concernées qui devaient supposer que je savais, mais en fait non. Le mois de décembre si chargé de travail m'a tenu loin de l'ordinateur, le mois de janvier commençait tout juste à marquer un retour à la normalité et me permettre, je l'espérais, de revenir vers les amis quand tout a été pulvérisé, jusqu'à mon propre passé - ça fait vraiment mal d'avoir fait une telle place dans mon cœur et pendant plusieurs années pour un homme de mauvaise qualité -, comme c'est bizarre ce dégât collatéral, l'a-t-il donc fait exprès ?. Alors voilà, oui, ça fait en quelque sorte deux mois complets (sans compter que déjà novembre, entre Arras, rentrer malade, puis le début de la montée en charge de la quantité de clients) que j'étais comme en exil, sans plus trop savoir ce que les uns et les autres devenaient.

Prendre aussi conscience qu'il n'y a pas que la perte de quelqu'un qui accable lorsque la mort survient mais bien aussi la façon dont cette mort est intervenue. Atteint par l'une de nos maladies du siècle, l'ami serait déjà une pensée nostalgique, des bons moments qui reviendraient, mais l'absence adoucie par l'idée qu'il en aurait fini avec la souffrance. Exécuté par des furieux armés, il est un fantôme qui hante, qu'il ait eu une telle fin me laisse dans une rage inapaisée, je rêve d'avoir commis l'interférence qui le mettant en retard l'aurait alors sauvé (3). Piteux cerveau en surchauffe. Quand la pression diminue c'est pour faire place aux tracas du moments qui sont moindres, bien moindres mais cumulés assez pesants. 

Impossible de faire place à la moindre réflexion concernant les élections de Grèce. Ce gouvernement me semble condamné d'avance par le contexte extérieur. En l'humanité j'ai perdu foi.

J'aimerais pouvoir partir séjourner dans une sorte d'hôtel quelque part de vert, avec de quoi nager, et vivre là de longues journées calmes, à écrire, trier des photos, dormir, mettre de l'ordre dans mes pensées. N'avoir aucun souci majeur le temps de cicatriser. Courir aussi. Pleurer. Je voudrais pouvoir rester des jours sans avoir à parler. 

J'ai envie de peindre, aquarelles, dessiner. Me remettre au piano. Racheter un violon (pour ma fille). Et moi aussi en jouer.

Du temps pour faire mon deuil, mes deuils, en paix. 

(et que d'autres prennent en charge les choses à assumer, le temps pour moi de reprendre pied)

Comme ce lundi, les même choses faites en la même compagnie, eût été doux dans un autre contexte. Qu'il est étrange et grand cet écart entre ce que l'on vit et ce qu'en peine l'on ressent.

Il est urgent, très urgent, que je range l'appartement.

 

(1) Ceci est un compliment.

(2) Prendre à nouveau conscience de combien le traumatisme collectif a été important et de combien le fait d'être dans l'œil du cyclone (en bordure de) et pourvue d'un job qui ne me permet pas d'être réellement connectée m'a protégée alors même que j'étais davantage concernée.

(3) Nous n'étions pas si proches, je ne vois en réalité vraiment pas comment ça aurait pu arriver.


dimanche 25 janvier 2015 Eighteen days after

22 h Paris Montsouris 6°C 42,8 F

Pour la première fois vraiment, depuis ce fatal 7 janvier (1), je suis un peu à la maison, posée, en ne faisant pas que dormir, épuisée, même si ayant couru environ une heure ce matin je n'ai pas su échapper à la sieste de l'après-midi.

Mon corps est entrée dans un drôle d'état ce jour-là, avec de très surprenants symptômes qui font que les amies me charient ce qui au moins dans la sinistre ambiance fait du bien. Je ne souffre plus du froid. Le ressens, par exemple les doigts picotent, je le sens sur la peau de mon visage, mais ce qui auparavant avait un écho intérieur profond et immédiat, j'avais l'impression que mes os étaient en eau gelée, que mon sang se figeait en glaçons, a disparu. Le froid reste à l'extérieur. J'ai cru que ça passerait que c'était juste le temps de l'état de choc émotionnel, mais voilà jusqu'en cet instant t où j'écris, c'est toujours le cas. J'ai perdu la peur du froid.

Elle ne me manque pas.

Le chaud aussi est touché. Après le cours de danse j'ai passé 15 mn dans le sauna avant de commencer à légèrement transpirer. J'ai cru qu'il était mal réglé, un peu frais. Mais d'autres femmes présentes semblaient dans l'état ordinaire de toute personne dans un sauna. Or d'habitude si je supporte avec délice la chaleur, ce n'est pas sans transpirer, disons qu'il m'est indifférent de le faire. Tout se passait comme si je n'avais ni chaud ni froid.

Je n'ai plus mal aux jambes. Je ressens leur fatigue, mais c'est une douleur sourde, comme celle de n'importe quelle personne qui aurait marché un peu longtemps. Les élancements pénibles d'après les journées de travail en librairie ont disparu. Pas la moindre trace de peine localisée dans le bas du corps l'autre dimanche après la manifestation. Rien.

Je n'éprouve plus la faim de la même façon. Finie cette urgence de manger qui me saisissait par moment avec la sensation que j'allais perdre connaissance si je restais sans avaler quelque chose. Je mange parce que je suppose qu'il me faut le faire, mais c'est comme si un réveil était mis à sonner par précaution parce qu'il y a des choses à faire et qu'il ne faut pas se réveiller trop tard.

Je dors beaucoup moins. Tombe de sommeil plus violemment que jamais, mais parfois à des 1 ou 2 heures du matin, pour la simple raison que passant mes soirées si possible entre ami.e.s je rentre, tente de faire un minimum vital de ce qui est devant être fait, puis seulement envisage d'écrire. Au moins répondre aux messages. Alors le sommeil fond sur moi tel un aigle sur sa proie.

Et voilà qu'une autre bizarrerie est venue s'ajouter samedi matin, pour l'instant surtout génératrice de perplexité. Je vais devoir aller chez le médecin. La vie m'a appris en période de chaos à laisser le moins de prise possibles aux ennuis collatéraux, même s'ils semblent de prime abord mineurs.

Je me revois errer le mercredi 7 janvier au soir place de la République tout en tentant de retrouver Nathalie, tout en tentant d'avoir enfin des nouvelles précises d'Honoré, avoir eu le temps de commencer à croire que puisqu'il n'était toujours pas cité, c'est que peut-être ce matin-là il avait eu la chance de n'y être pas. Je revois les gens couverts chaudement ou grelottant et moi, debout devant Libé, indifférente au fait que ça n'était pas très malin de rester en cet endroit, mais mes pas m'avaient guidés là, un vieil automatisme, dix ans déjà, le blouson peut-être ouvert et qui n'avais pas froid. J'étais certes bien équipée mais ça ne suffisait pas à expliquer. 

Et puis les amis au téléphone, le fixe de l'Astrée - d'un portable à un autre portable ça ne passait pas mais d'un portable à un fixe, si -, et l'accablante nouvelle. Rage et raz de marée intérieur. Mais ça n'est pas froid.

Du temps a passé, des moments de recueillement. Un cercueil qu'on a pu toucher a attesté qu'il s'agissait de la réalité, que la thèse du cauchemar dont nous allons sortir, allez, ce putain de réveil va bien finir par sonner, était foireuse, que la folie tueuse était le vrai. Et que malgré la forte pression des mondes parallèle, la réalité tient encore à son privilège d'unicité.

Les jours de travail se sont succédés. Par moment en bons secours, il fallait assurer, assurer aide à ne pas s'effondrer. Par moment en fardeau supplémentaire, tant était fort le besoin impérieux de se poser, de penser, de laisser au calme les faits sédimenter, s'intégrer aux pensées, mesurer l'horreur de chaque chose, en évaluer l'étendue, puis chercher pas à pas, en pleurant s'il le fallait, les ressources pour y faire face.

Plus rien désormais ne pourra m'étonner. Déjà que depuis le 17 février 2006 auquel un certain 11 septembre 2001 avait préparé le chemin (même si les deux événements l'un général l'autre intime n'avaient rien à voir, seulement la force dévastatrice de leurs effets l'un pour tous l'autre pour que moi), je n'étais pas très surprenable, cette fois-ci ça y est. Tout, vraiment tout (et n'importe quoi) peut survenir sans arrêt.

Cette semaine écoulée est particulièrement étrange, si je regarde mon agenda, ce sont des journées formidables. J'ai en particulier pu revoir des amis que je ne vois pas assez, sur-occupés qu'on est. J'ai beaucoup bu, très bien mangé, me suis instruite sur plein de sujets. Des beaux garçons m'ont prise dans leur bras - je préférais nettement que ce soit pour la libération de Florence Aubenas, mais il n'empêche que c'est toujours ça -, un autre m'a embrassée très amicalement, mais dans le contexte si violent si dur, comme ça faisait du bien. Celui que je considère comme le frangin m'a fait un cadeau d'une grande attention, je me suis sentie enfin un peu protégée, revenue du front, des premières lignes.

Et donc je vois ces moments objectivement formidables, mais tout est plongé dans un bac de chagrin d'un noir d'encre (sans jeu de mots). Alors au lieu d'être heureux ils deviennent des moments qui sauvent ; surtout les fins de soirées.

Nous nous souviendrons de ce que nous avons échangé.

Peu à peu au gré de fils d'infos, je reprends contact avec la marche du monde, laquelle entre les massacres perpétrés par Boko Haram, la guerre fratricide entre Russes et Ukrainiens, Ebola dont on ne parle plus mais qui poursuit ses ravages, une femme tuée par tirs lors d'une manifestation au Caire et aujourd'hui si j'ai bien compris un gamin d'une dizaine d'années, la victoire d'un parti de gauche en Grèce, mais probablement condamné à ne pas pouvoir appliquer la politique qu'il souhaitait - dans le meilleur des cas, dans le pire ses membres vont se révéler aussi corrompus que tous et puis voilà -, n'est pas réjouissante. À se demander d'ailleurs comment l'assassinat de 12 personnes d'un journal puis quelques autres les deux jours suivants a pu avoir un tel retentissement.

La conscience me vient aussi peu à peu de la façon dont les autres même en n'étant pas directement concernés se sont sentis touchés. Du traumastisme que ça a été. Je voudrais prendre le temps d'écrire sur le phénomène "œil du cyclone". Car finalement en étant à la périphérie du cœur de l'événement, j'ai été moins secouée puisque fort occupée par ce qu'il y avait à faire, s'appeler se retrouver boire des coups et pleurer, laisser des mots à qui survivait, se rendre aux hommages à des obsèques je n'ai pratiquement pas vu d'images, que j'étais au travail lors des moments où j'aurais pu être tentée de rester scotchée à l'internet ou la télé et que faire partie d'une sorte de collectif également touché et que l'épreuve a resserré in fine protégeait. D'être touchée à titre personnel mais pas de trop près m'a permis d'être protégée d'une part du choc collectif. 

Je pense beaucoup aux proches des tueurs. Même s'ils ont tenté d'éviter la dérive, même s'ils n'ont rien vu venir et que délibérément leur frère, fils ou cousin avait caché ses convictions, joué les espions dormants, ils doivent traverser un sale sentiment de culpabilité, un "si j'avais su" bien collant, tout en se sentant en deuil, car pour eux comme pour tout autre il doit y avoir de bons souvenirs partagés, tout en ne pouvant pas faire place à ce deuil. Bref, ça doit être très isolant des autres et très compliqué. (Je ne veux pas dire que ça n'est pas terrible pour les proches des victimes, mais à eux l'on pense plus immédiatement). Peut-être que je pense particulièrement à eux alors que j'ai découvert que Mesrine avait grandi dans "ma" rue, presque en face. Si j'y avais vécu 20 ans plus tôt j'aurais pu dire quel gamin peut-être sympa quoique turbulent, il était, ou quel sale gosse, mais probablement pas si irrécupérable. Des choses comme ça. Sans doute parce que je sais pour avoir fréquenté un gosse de mon quartier qui a fort mal tourné (came et délinquance, en ce temps-là aucun dieu pour récupérer ces dérives-là) qu'un qui vire dangereux peut avoir vis-à-vis de certains eu de bons côtés. Et qu'il est inaudible de dire Ben Philippe, oui, il était incontrôlable et agressif, mais avec moi, ça allait. Il était même plutôt sympa. Et au collège presque, il me défendait.

Je ne cherche pas à excuser les tueurs, je leur en veux à titre personnel de m'avoir privé d'un ami, et en plus il y a bien d'autres victimes. J'essaie simplement de poser en mots le fait que ça n'est pas simple. Que ça ne l'est pour personne. Que c'est moche de partout.

Premier roman lu depuis ces jours de tueries. Il est d'Emmanuel Pierrat, s'appelle "Le procès du dragon" et se trouve à la place précise qu'il fallait, de la fiction mais sans trop grande part émotionnelle, bien instructive et cérébrale, dépaysante à souhait avec une structure, celle de la lecture d'un dossier d'avocat, qui oblige à rester cohérent. Pour cette mauvaise période, la fragilité qu'elle induit, le roman parfait. Dans la foulée entamé la lecture de celui de Carole Fives et ça semble bien marcher.

 Voilà le sommeil. Il faut que je file me coucher. 

Je continue à être plus jeune que Virginia Woolf, dont c'est l'anniversaire de naissance. Atteindrais-je son âge ?

 

(1) qui fera au passage que je ne pourrai plus désigner ainsi #MonAssassinPréféré , dès lors que des assassins ceux-là bien réels ont eu une incidence sur nos vies. Je pense que dans un premier temps je m'en retournerai à V. tout en précisant qu'il ne s'agit pas de l'initiale de son prénom - je serais malheureuse que l'une ou l'autre de mes amies Véronique s'en sente concernée -. En revanche #anotherTed l'est désormais plus que jamais.

PS : Très beau texte de Robert Mc Liam Wilson découvert grâce @Kozlika et dont j'ai reconnu la patte dès le premier paragraphe. On loge sa fierté où ça peut ces temps-ci.

 


Si c'est confirmé, honte aux responsables de chez Aldi

Il semblerait que les salariés de l'entreprise Aldi située sur la zone de Dammartin en Goëlle qui s'est trouvée bouclée vendredi 9 janvier - d'où des salariés présents qui ont été évacués et d'autres qui n'ont pas pu passer pour aller travailler -, se soient vus demander de rattraper les heures de fait non travaillées.

Source : article du blog Big Browser du Monde

avec cette précision somptueuse : 

"La direction a confirmé toutes ces informations au Parisien, mais précise qu'"aucune réduction de salaire n'est envisagée"."

Alors oui, c'est sans doute légal de demander que les heures non travaillées le soient en rattrapé. Mais les responsables de cette entreprise n'ont-ils pas un tantinet l'impression d'être un peu mesquins, ne se rendent-ils pas compte que ça donne tout simplement le sentiment qu'ils eussent préféré que tout leurs employés bossent comme si de rien n'était et se fasssent éventuellement tuer ? 

Comme l'écrivait un touiteur, heureusement que le patron de l'imprimerie a l'air d'être un mec classe parce que sinon Lilian Lepère, vu sa productivité ce vendredi-là, risque de devoir revenir bosser un jour de plus pour compenser.

Si cette question des heures à rattraper est confirmée, honte aux responsables de l'entreprise concernée, même s'ils sont dans leur droit de demander ça.

 

PS : Cela dit, je suis surprise qu'il n'y ait pas dans leur convention collective de clause de type "cas de force majeure" ou au moins une possibilité de chômage technique. Lorsque le siège social de la banque où je travaillais avait brûlé, nous étions resté deux à trois jours sans travailler et toute cette période et même plus avait été prise en charge au titre de chômage technique (et sans doute complété par l'entreprise afin que notre salaire net ne soit pas impacté car il ne l'avait pas été)

addenda du 21/01/15 01:06 : On dirait que j'ai bien fait d'utiliser des "si" ... ou que les articles qui, après celui du Parisien relayé par au moins un blog du Monde, commençaient à pulluler ne seront pas restés sans effets. On notera toutefois que si la "position" a dû être "reprécisée" c'est qu'elle n'allait pas de soi ... 

  

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lundi 19 janvier 2015 - J + 12


Je savais que ça serait difficile, je n'imaginais pas tant. Chacun reprend le fil de sa vie et on se retrouve tout seuls, tout bêtes, avec quelqu'un en moins. Et encore, je fais partie des personnes qui ne sont pas touchées dans leur intimité quotidienne. L'absence du désormais définitivement absent ne se fera sentir qu'aux habituels jours de retrouvailles où il ne sera pas.

J'ai plusieurs fois lutté contre les larmes, consciente de leur sources mêlées - le chagrin du décès, le chagrin d'un tel décès, la peine très personnelle d'un amour précédent qui au lendemain de la tragédie s'est manifesté pour se pavaner -. Une fois bouclée la journée et les petits corvées de l'intendance familiale, mises à mal par 10 à 12 jours de négligence, C'est bon, tu peux pleurer, sauf qu'alors les larmes ne viennent pas. 

Seulement le sommeil.

Demain je tenterai d'aller à la BNF, à moins que je ne rentre après la séance de kiné, pour dormir sans arrêt. Un immense besoin de me reconstituer ; de pouvoir fondre en larmes si l'envie m'en prenait.