Trente ans sans (Trente ? Trente !)
26 novembre 2014
(billet écrit en dormant)
L'homme (1) parlait de Venise élégamment, comme quelqu'un qui aime la ville, en reste extérieur mais n'est déjà loin s'en faut plus un simple touriste.
Il évoque des lieux.
Je me les remémore. Je connais Venise, j'y suis allée.
Une fois.
C'était il y a un moment déjà. Pour le Carnaval. Nous étions étudiants. Ah oui alors ça fait vraiment un moment. Février 1984. Il avait neigé. Tu n'as jamais eu aussi froid de ta vie. D'habitude lorsqu'il fait froid on reste à l'abri. Mais là on profitait de la ville, de l'ambiance du Carnaval. On marchait le long des canaux. Tu superposais tous tes vêtements. Pourtant tu claquais des dents.
Tu avais faim. C'était idiot : vous deviez partir avec un couple d'amis l'idée de Venise c'était d'eux qu'elle venait. Mais tout était trop cher. Ils s'étaient rabattus sur Vienne. Vous, au dernier moment aviez bénéficié d'un désistement, c'était ta mère qui avait vu l'annonce dans le journal, train + hôtel. Même à prix cassé ça dépassait votre budget étudiant. Mais tu n'étais pas du genre à laisser filer une chance, ta philosophie était déjà Ni remords ni regrets. Et de n'en pas éprouver en ne faisant rien qui porte préjudice à autrui ni à la vérité et en ne laissant passer aucune chance sans la tenter. Ça n'est possible qu'en temps de paix.
À ne pas saisir l'opportunité des deux places libérée, tu aurais regretté. Alors Venise, les billets de dernière minute, hop, vous y êtes allés. Mais il n'y avait pas d'argent restant, presque rien, pour manger. Vous mangiez pour deux au petit-déjeuner, qui faisait partie du forfait ; puis tentiez de tenir le coup jusqu'au plus tard possible.
Le seul luxe fut un chocolat chaud chez le fameux Florian.
Donc pour toi Venise c'est la faim et le froid (2). Mais c'était tellement beau quand même.
Vous vous étiez, comme pour Roma, bien plus tard, dit bien sûr, On reviendra.
Et puis plus aucun moment favorable ne s'est présenté, aucune proposition, aucune période pourvue simultanément de temps libre et d'argent. Les festivals de cinéma (La Rochelle et Arras, avec des films qui montrent la vie ailleurs) sont venus se substituer aux voyages que nous n'avions pas les moyens de nous accorder.
Si nous parvenons (courant 2015 ? si tout va vraiment très bien (rien n'est moins certain)) à sortir du rouge, toutes dettes amicales remboursées, je crois que le premier voyage sera pour la famille à Turin. Puis pour Bruxelles et les amis qui y vivent (et retourner nager dans la piscine de mes rêves ; acheter quelques habits chez le boutiquier hypermnésique ; peut-être éviter de retourner dans l'hôtel dont le portier de nuit/soirées a toutes les raisons de me prendre pour une grande séductrice (3)). Et Toulouse aussi où je n'ai pas pu honorer une invitation par manque d'argent. Je retournerais aussi volontiers à Marseille où des amis me manquent aussi.
Alors Venise, ou Rome, ou la Toscane, à moins d'un coup de chance, c'est encore très loin.
Mais il ne faut pas être triste, si l'on m'avait dit il y a trente ans que je serais encore là trente ans plus tard pour en parler, deux enfants jeunes adultes, une condition physique très honorable, un parcours professionnel vers ma passion des textes, et qu'il y en aurait d'autres (des passions), je ne l'aurais pas cru. Il n'y a guère que la persistance de la dèche (ou plutôt : le retour vers) qui m'aurait paru plausible.
J'espère quand même y retourner, qui sait.
(1) Il s'agit de Thierry Clermont qui ce soir à La Libreria présentait son livre "San Michele"
(2) Sauf au matin du dernier jour, soleil radieux, chaleur, caffé en terrasse dans une partie ensoleillée, et ce bonheur-là est resté ancré. Vous étiez amoureux. Jeunes. Fatigués mais en forme. Aucun des chagrins communs, aucune des difficultés majeures ne vous avait encore frappés. Pour autant the Inner Voice, l'aide des aïeux, la sagesse ancestrale des petites gens, m'avait ordonné Profite à fond de cet instant, tu n'en auras pas tant. J'ai obéi. Et trente ans plus tard reste encore intact un souvenir pur, un momento perfetto dans lequel puisser une bouffée d'énergie. Il fallait juste un peu surveiller l'heure pour ne pas manquer notre train.
(3) Dans la comédie à l'italienne qu'est ma vie, cette histoire mérite une scène centrale, un peu. Dans ma collection d'apparences trompeuses elle tient le haut du pavé. On peut vraiment par inadvertance passer pour le contraire de ce qu'on est.