Les risques du métrage
29 août 2014
2034, Pacy sur Eure, maison de retraite "Bel Arc-en-Ciel" (cinq étoiles au Guide M. des hébergements pour le très grand âge)
Emma, 22 ans, est impressionnée par cette très vieille dame qui désormais vivote dans l'aile du vaste bâtiment dont elle est en charge, en tant qu'aide soignante, des patients. Elle a beau être usée par les ans, il lui reste des pointes d'énergies, une grande autorité, quelque chose d'inflexible qui ne laisse pas de rendre ses interlocuteurs obéissants. Elle tient parfois des propos étranges. Emma s'est souvent demandé s'ils tenaient des défaillances de l'âge ou de convictions d'un autre temps.
On lui a dit que la dame avait fait partie de ceux qui dirigèrent un temps le pays, au début du siècle. C'était une époque bizarre où l'on a cru que les femmes étaient aussi fortes que les hommes. Depuis, les choses sont rentrées dans l'ordre. Emma sait que lorsqu'elle aura un époux, elle cessera de travailler pour se consacrer aux enfants qu'ils auront et à la bonne marche de la maison. Heureusement que les femmes de maintenant savent tenir leur rang.
A propos de mariage, on lui a dit des choses bizarres sur la vieille dame et un de ses cousins. Mais on lui a aussi raconté tant de choses sur la dépravation des mœurs à la fin du siècle dernier, des choses des années 1970 qui la font rougir quand elle y repense. Elle imagine mal sa très vieille patiente, même jeune, être mêlée à des trucs pareils. Ses enfants, d'ailleurs ont l'air de bien l'aimer qui se relaient régulièrement pour la visiter. Le père n'a plus l'air d'être de ce monde. Emma n'a jamais osé poser la question, elle préfère dans le dossier des résidents ne consulter que le strict minimum médical et attendre que la relation se noue pour apprendre d'eux ce qui est personnel directement.
Mais avec madame B., parler reste compliqué. On ne sait jamais trop quelle réaction on va déclencher.
Emma vient d'emménager avec son fiancé dans un petit deux pièces fort agréable au centre de Pacy. Si elle veut elle peut aller traveiller à pied. Le mariage est prévu pour l'année d'après, il n'a pas été facile de devancer le fait de cohabiter. Les parents de Nathan en particuliers étaient méfiants, Vous n'allez pas faire comme ces traînés des années 80 ? Ils trouvent Emma trop indépendante avec ce métier qu'elle exerce. S'occuper des personnes âgés, quelle idée !
Mais voilà, Nathan est loin d'avoir fini ses études alors il faut composer. Matériellement il est indispensable que la jeune femme assure au jeune ménage un revenu.
Il faut convenir que la maison où elle travaille est de très grand standing. D'ailleurs il se raconte que certains des pensionnaires sont d'anciennes gloires du show-biz ou du pays. En particulier cette madame B. dont elle parle souvent et qui semble avoir sur elle une forme d'ascendant.
Avant de partir travailler, ce jeudi-là, Emma a trié leurs papiers. Elle sait que les hommes sont supérieurs aux femmes et faits pour être obéis. Il n'empêche qu'ils ne sont pas très doués pour ranger.
Elle a retrouvé leur contrat de location, ce qui lui a paru comme le premier pas vers sa vie d'adulte, presque autant que son premier contrat de travail comme personnel de soin.
Quand elle relit la surface habitable, elle se dit que décidément ça n'est pas bien grand. Qu'il faudra peut-être qu'elle continue de travailler au moins tant que Nathan et elle n'auront pas d'enfants. C'est seulement ensuite qu'elle se dit que c'est marrant, le nom mentionné est le même que celui de sa patiente impressionnante.
Alors en arrivant elle pose la question à Manon, la femme qui travaille au service administratif et comptable.
- Mais madame B., elle faisait quoi, avant ?
- Oh, elle était ministre à un moment, ministre du logement.
Ce qui fait qu'en arrivant dans la chambre de sa patiente, au moment de son service, Emma demandera, espérant l'amadouer :
- Mais votre nom, là, c'est comme le métrage, non ?
Voilà d'être ministres, les risques du métier. Vous survivrez sous forme d'allègement sur une feuille de paie, d'un arrêté, d'une réforme (éducation nationale), d'une contrainte horaire, d'un amendement ou d'un métrage.
C'est peut-être sans doute moins pesant que pour les grands professeurs en médecine lèguer leur nom aux pires pathologies. Mieux vaut incarner un métrage qu'un syndrome. Une surface qu'un bacille.
Étranges postérité de vos identités.
(billet non relu, sommeil arrivé)