Je me souviens gamine puis jeune, d'avoir suivi des compétitions sportives comme si j'étais personnellement impliquée, d'avoir regardé des JO comme une fête (ah, 1976, Nadia Comaneci), suivi des Roland Garros en remplissant des grilles scores à scores matchs à matchs (et bien avant l'internet, ce qui voulait dire piocher les infos dans les résumés télés, à la radio, plus rarement (ça coûtait des sous) dans les journaux, de m'y faufiler dès que ça pouvait, d'avoir vibré pour l'ASSE en coupes d'Europe (1) et les coupes du monde de foot étaient des grands rendez-vous. Moments de partage avec mon père, ce qui n'était pas rien, lui qui était enfermé dans un rôle de dictateur familial qu'il croyait devoir exercer pour être un chef de famille tel qu'il croyait que son devoir était.
Puis la pratique du foot c'est éloignée, les compétitions / retransmissions se sont multipliées, les joueurs sont devenus des gros machins violents (2), et puis il y a eu les morts du Heysel, les blessés, le match joué quand même et comme ma vie était bien remplie ça m'a éloigné de tout ça.
Au point de ne plus trop savoir, sauf en 1998 parce que ça se jouait "chez moi" et qu'en fait de ce que j'en ai vu ce fut plutôt festif (3), quand a eu lieu quoi et gagné par qui. À part vaguement 2006 un certain France Italie regardé le cœur brisé (4) et si déçue par ce geste de Zidane que je trouvais classe jusqu'alors et admirais (5).
Et puis voilà, cette année, les horaires de matchs étaient presque compatibles avec une vie de labeur salarié, les premiers matchs ont semblé riches en actions, arrêts, jolis buts, j'ai repris de jouer un peu depuis l'été dernier et il s'est passé suffisamment de temps pour que certains des morts du Heysel aient pu s'ils avaient vécu mourir de tout autre chose (7), du coup je me suis prise au jeu de regarder.
Ou plutôt d'envisager de regarder ... sans pour autant le faire. Soit que ma vie m'accaparaît, et d'ailleurs au dernier match de l'équipe de France je tenais boutique et nous avions bien des clients : tous ceux qui fuyaient le foot, le bruit, l'agitation incompréhensible pour qui n'est pas intéressé, la télé.
Soit que je m'organisais pour voir, mais suivant sur le petit ordi dans un canapé en bonne compagnie ou bien mon lit, je m'endormais comme une enclume. J'ai le souvenir d'un match de 23h avec prolongation, pendant lequel j'affleurais l'éveil par moment, persuadée que les règles avaient soudain changé, que les scores se comptaient comme au tennis (ou tout autre sport sans temps limité), qu'un match désormais pouvait ne pas cesser, durer une nuit en entier.
Au bout du compte il n'y a que la plutôt décevante finale que je suis parvenue à regarder dans sa quasi intégralité.
Et comme j'ai mis du temps à accrocher, j'ai tout ignoré des différentes poules, le peu que j'ai suivi c'était sans vue d'ensemble. Des bribes. Des bouts. Des souvenirs des conversations plus que des parties jouées.
Alors c'est très étrangement que ce soir je ressens un peu de ce vide d'antan ; quand il faut retourner à sa bête petite vie parce que "le" truc du moment s'est achevé. Ce qui structurait les journées, aidait leur part fastidieuse à passer, donnait la force de se hâter d'expédier telle ou telle corvée pour ne pas rater telle ou telle retransmission, offrait des sujets de conversations entre collègues ou inconnus, donnait l'impression d'une intensité alors même que notre quotidien n'avait en rien changé. De la même façon que les tout débuts d'un amour, quand tout semble prendre davantage de sens alors qu'on ne connaît rien de l'autre ou si peu et qu'on n'est pas même certain(e) de se revoir sous peu.
Et je me suis sentie toute bête, tout à l'heure, lorsqu'il n'y a plus eu aucun match à manquer, aucune mi-temps à passer en lutte contre le sommeil, aucun gardien de but à admirer, aucune dramaturgie somptueuse à saluer (8).
Il n'y a plus à nouveau que les guerres à compter. Elles semblent avoir profité de l'attention détournée pour bourgeonner. On ne se méfie jamais assez.
(1) Comme je suis heureuse d'avoir conservé des traces écrites de mon enthousiasme d'alors, d'avoir pris le temps de me le garder au chaud alors que je n'avais que 12 et 13 ans et déjà l'idée que si je n'atteignais pas l'âge adulte (ce que ma santé fragile souvent me laissait penser) il faudrait au moins qu'il reste une trace de ces bonheurs-là ou que si je passais la barre, un jour longtemps plus tard je me ferai rigoler (Bingo ! J'ai gagné). J'avais aussi un peu peur que les si fortes fièvres que le moindre rhume me déclenchait me laissent un jour la tête perdue dans les délires engendrés et que je devais écrire pour m'aider éventuellement à retrouver des morceaux de moi, j'étais donc diariste comme le petit Poucet semait ses cailloux.
(2) J'ai des souvenirs de bouts de matchs entrevus dans les années 90 où le jeu semblait n'être plus que de la supériorité physique et se faire salement tomber.
(3) Je sais et me souviens qu'il y eut des violences ici et là, mais il se trouve que les situations que j'ai croisées (ne suis allée à aucun match : trop cher, trop compliqué, trop pas le temps, n'ai suivi que dans la rue, vu les supporters, la liesse dans les cafés) furent toutes joyeuses et bon enfant.
(4) Je souffrais encore comme une malade de la rupture brutale d'amitié encaissée quelques mois plus tôt. Le sol n'était pas stable.
(5) Je m'étais dit à l'époque qu'il avait dû abuser des produits stimulants mais qui donnent les nerfs et que peut-être aussi ou par ailleurs ce salaud de Materazzi (bizarre, pourquoi vouloir in peto qualifier de salaud un type que je ne connaissais pas ? Qu'avais-je capté ?) lui avait glissé qu'il était l'amant de sa femme et que ça avait fait au grand taiseux le coup du rideau qui se déchire, cet instant où d'un seul coup des petites bizarreries cumulées auxquelles on n'avait pas prêtées attention s'aggrègent pour prendre sens - généralement qu'on est en train d'être quitté(e)s pour quelqu'un d'autre - et qu'alors on s'effondre ou on devient tuant (6). Ce qui est curieux c'est que des années après un ami m'a dit qu'un bruit circulait en ce sens. Longtemps plus tard, lisant l'excellent livre de David Lagercrantz sur Zlatan j'ai appris que le joueur italien était coutumier des pires provocations verbales ciblées que c'était dans sa panoplie pour diminuer les attaquants adverses. Et que donc mon imagination n'était pas si improbable.
(6) ou encore on s'effondre en se tuant soi-même.
(7) Oui je sais ça peut paraître tordu comme raisonnement mais ça n'en est pas un. Ni non plus du cynisme. C'est une sorte de ressenti animal, une bouffée pas très politiquement correcte, j'en conviens, de vitalité.
(8) Ah cet entraîneur batave qui fait entrer juste avant la fin du match LE gardien arrêteur de pénalties. Grand moment Shakespearien.