Une vieille amie
19 juin 2014
Ce jeudi-là tu avais eu besoin de monnaie et comme c'était le jour du Monde des Livres tu t'étais dit, tiens, pourquoi pas, accordons-nous la folie luxueuse d'un journal en papier. Depuis que la dèche relative mais persistante a commencé à poindre, à l'époque où deux salaires sur deux de la maisonnée de quatre s'étaient trouvés versés en décalés, d'où comptes dans le rouge, frais d'anomalie, comptes encore plus dans le rouge et que le four micro-onde en accord avec la machine à café étaient tombés en panne alors qu'on payait par ailleurs la mise aux normes de l'ascenseur (afin qu'il puisse entre autre accueillir un fauteuil roulant ... qui n'y rentrera jamais pour cause d'exiguité), bref, tout ce que les habitants des pays riches peuvent inventer pour se retrouver dans cette sorte d'étrange pauvreté de nantis. Bref, depuis ce sale moment dont nous ne sommes pas encore remontés, j'ai cessé d'acheter les journaux papiers à part le sagement hebdomadaire et peu coûteux Canard Enchaîné.
Donc oui, acheter le Monde ce jeudi-là c'était un peu d'un luxe. Aussitôt j'ai vu qu'il était accompagné moyennant un supplément encore raisonnable, d'un bref livre de genre policier écrit par l'un de mes amis (1). Je l'avais acheté puis lu avec plaisir.
J'avais ce jour-là une double soirée - l'Encyclopédie des guerres à Beaubourg, que je ne manquerai qu'en cas d'absence de la ville ou de force majeure ; puis une soirée chez les camarades de Charybde -, ce qui fait que ce n'est qu'au lendemain matin que j'ai ouvert Le Monde des Livres. Sur une des pleines pages intérieures, longue interview d'une femme écrivain avec sa photo, qui est la première chose que je vois et j'ai le temps de me demander (très brièvement mais cependant) Tiens qui est cette dame un peu âgée avant de l'identifier. Une ancienne grande amie, pas revue depuis longtemps et voilà que soudain, la photo doit être récente, malgré les usual artifices - que je me suis promis pour ma part d'éviter -, cheveux teints et peau tirée, elle a franchi un cap de l'âge. La "jeune écrivain prometteuse" que j'avais au siècle dernier rencontrée est devenue une vieille dame confirmée. Et je prends conscience que puisque nous sommes du même âge ou peu s'en faut, je vais bientôt moi aussi y passer - la confirmation en moins puisque j'en suis encore à me battre aux fins de mois et forts chagrins -.
Je me rends compte que l'épouvantable peine qu'il y avait pour moi à s'être perdues a très efficacement été éteinte par le chagrin suivant, lequel reste sévère malgré qu'à l'été il aura un an. Que j'aimerais bien néanmoins qu'on se reprenne elle et moi nos habitudes "d'après l'Usine" (2), même si la bourgeoise confirmée que l'image du journal me tend ne prendrait sans doute plus une bière ou deux (voire trois) aussi allègrement mais bien plutôt un verre fin de vin blanc.
(1) Alors dans la vie il y a ceux qui se font plein d'auto-promotion et ceux qui ne préviennent même pas les copains qu'il y a ici ou là un truc qu'ils font, vont faire, ont fait et qu'on aimerait lire ou auquel on aimerait assister.
(2) J'adore que l'on vienne me chercher au boulot pour m'offrir (ou s'offrir si l'autre sort aussi de son propre travail ou a achevé sa journée d'écrire) une sorte de sas de décompression, un interstice chaleureux avant de reprendre la course de nos existences. J'ai moins l'impression d'avoir vendu [tout] mon temps.
140516 0913