Je n'étais pas retournée depuis sa pré-fermeture à la librairie où j'ai aimé travailler et où j'aurais appris malgré les temps difficiles grâce à un homme passionné (et qui quoi qu'il en disait le restait) les beautés du métier. (Les difficultés pas besoin de les apprendre on se les mange en plein dans le nez).
L'homme de la maison est venu ce soir me chercher à mon nouveau travail et c'était un peu comme si nous marchions au hasard, mais un peu pas totalement. À un moment donné il m'a proposé puisque nous nous sommes trouvés à dîner non loin, de passer, allez.
Je crois qu'il avait compris que comme pour les chutes de cheval, il ne faut pas trop attendre pour remonter en selle lorsqu'elles ne furent ni handicapantes ni mortelles. Je crois qu'il a compris aussi qu'il vallait mieux à causes des chagrins coordonnés, que je n'y passe pas en étant seule et que comme il n'y a plus personne d'autre pour le faire, il s'est finalement dévoué.
Qu'enfin il était peut-être plus que moi un peu curieux de voir ce que ça donnait, qui préférais ne pas me hâter d'être confrontée au fait que déjà mes années là étaient de l'ordre du pur souvenir.
Voilà donc en lieu et place d'une librairie qui ne manquait pas d'âme, une prochaine boutique d'une enseigne générique vinicole. C'est plutôt honorable, au vu du quartier et je peux supposer que c'est le moins pire des successeurs possibles. Des personnes repartaient de ces lieux avec un bon livre, elles repartiront avec une bonne bouteille, l'endroit restera un lieu où l'on vient chercher des pièces de réconfort.
J'étais presque avertie, je n'ai pas été prise par surprise, rien de cet ordre. Il n'empêche que c'est le même écart qu'entre être quitté(e) par la personne qu'on aime et du coup ne plus se voir et finalement un jour la croiser au bras de son ou sa nouvelle bien-aimée. On était super bien placé pour le savoir, ce nouveau couple qui s'était formé, mais le voir tripe les entrailles.
Finalement la boutique et moi avons subi sort semblable, d'être éliminée pour un produit plus standard, mieux adapté à ce monde d'apparences, de fric et de rendement. Un monde où l'on a de moins en moins la possibilité d'être différents, d'avoir sa façon, de refuser le "faire semblant".
Et je suis très consciente que mon pincement au cœur devant le nouvel aspect des lieux n'est rien à côté de ce que doit éprouver mon ancien patron si d'aventure il vient à passer - peut-être que comme je l'ai fait pendant près d'un an, il a évité d'avoir à le faire récemment -. Malgré mes limites physiques qui m'ont empêchées d'écrire comme je voulais (surtout la dernière année, cet hiver qui refusait d'en finir), j'aurais connu grâce à lui en ces lieux un vrai temps de bonheur professionnel. C'est quelque chose qui ne s'oublie pas.
Il est étrange pour moi de constater à quel point la destruction de mes lieux de travail successifs semblent être une constante ; dans la mesure où je n'y suis pour rien, je me demande s'il ne s'agirait pas d'un élément symptômatique de notre époque, que tout salarié s'y trouve même si à moindre degré concerné.
Enfin, cette crise dont on souhaite nous faire croire qu'elle est derrière, continue ses ravages : le nombre de boutiques il y a un an encore actives désormais vides équipées d'un panneau "bail à céder" et de "Bureaux à louer" dans les étages dans les avenues et rues entre mon ancien lieu de travail et la gare Satin Lazare a augmenté d'une façon qui s'impose à l'œil.
Comme chantait Souchon dès 2005, "Putain, ça penche. On voit le vide à travers les planches"