J'ai un défaut, j'adore comprendre. Tout se passe comme si l'enfant de quatre à six ans qui épuise son entourage de Pourquoi ? n'avait jamais disparu en moi, s'était contenté de devenir pire, avec des "Pourquoi ?", des "Comment ça marche ?", des "Qu'est-ce que c'est ?" concernant des choses de plus en plus élaborées.
Il se trouve que je date de bien avant l'internet, que mes parents pour cause de guerre mondiale n'avaient pas pu faire d'études, que j'étais l'aînée et qu'à part une heureuse période pendant laquelle une de mes cousines étudiante avait été hébergée chez mes parents, je n'avais jamais disposé alentour de "quelqu'un qui sait". Demander aux profs, ce qu'en désespoir de cause je faisais parfois, était toujours un brin délicat. Ça pouvait passer pour ce que ça n'était pas (du faillotage). Et puis après les cours ils avaient quand même envie de réintégrer leur vie - je craignais de déranger -.
À la maison, un petit Larousse et à partir du début des années 70 une encyclopédie Quillet en quatre volumes. La bibliothèque municipale environ une fois par semaine ou tous les quinze jours : elle n'était pas tout près il fallait attendre que maman y aille en voiture. Plus tard j'ai pu y aller en vélo, mais c'était tout un calcul : durée du trajet / horaires d'ouverture / mes autres activités extra-scolaires. Bizarrement, mais c'est peut-être parce qu'il était ouvert aux heures ou j'avais cours, peu de souvenir de quêtes de compréhensions dans les CDI du collège puis du lycée.
Bref, tout ça pour dire : souvent je restais avec mes interrogations, ou des réponses qui me semblaient par trop insuffisantes et comme schématisées pour les petits enfants. Je me souviens de m'être trouvée maintes fois en recherche de "la vraie explication".
J'ai accumulé comme ça dans un coin du cerveau tout une malle de grenier de petits mystères non élucidés, que la sagesse m'a fait remettre à plus tard, parce que vraiment ça voulait pas. La malle tend à déborder, surtout depuis certaine rupture subie si incompréhensible. Elle a une grosse étiquette "Un jour je comprendrai". J'aimerais bien ne pas mourir avant qu'elle ne soit aux trois quarts vidée.
Il y a de tout : des mots inconnus que le dictionnaire ne contenait pas, des expressions dont l'image me laisse perplexe (d'où diable cela peut-il venir ?), des comportements humains incompréhensibles à mes yeux ou dont je pressens que l'explication qu'on m'a fournie n'est qu'un cache-misère, des choses mathématiques trop compliquées pour moi sur lesquelles pendant mes études j'avais un peu calé, des bribes de programmes dont je n'ai pas compris pourquoi ça fonctionnait ou au contraire pas - le nombre de fois où j'ai dépanné des traitements informatiques "au feeling" sans être capable de m'expliquer ne serait-ce qu'à moi-même pourquoi après ça marchait et avant pas - (1) ...
Jusqu'à tout à l'heure y traînait depuis si longtemps que j'ai oublié dans quel ouvrage (ou vieux journal) anglo-saxon j'étais tombée dessus, un splendide ETAOIN SHRDLU. Qu'est-ce que ça voulait dire ? Qu'est-ce que ça faisait fichtre là (une fin de phrase ou de paragraphe) ? Est-ce un code destiné à un et un seul lecteur pour qui s'est signifiant, un truc genre Radio Londres, et que tout le reste du texte n'est que garniture pour le tout-venant des gens ? Je me demande même si je ne me l'étais pas répétée à voix haute, des fois que ça soit une formule magique qui déclenche quelque chose de terrible ou de merveilleux (oui, je n'ai peur de rien (2)). Ça doit remonter à mon adolescence, autant dire sept lustres.
Et puis voilà qu'un ami ce matin publie ce touite
lequel renvoie donc à ce lien sur wikipédia.
Et pour moi à la sortie immédiate d'un élément de la malle. J'avais tout simplement dû tomber sur le cas ainsi décrit :
Cette suite est passée à la postérité car les opérateurs, lorsqu'ils s'étaient trompés, l'utilisaient de manière générique pour terminer rapidement une ligne : il était en effet plus facile de compléter aléatoirement une ligne puis de l'annuler pour en recommencer la saisie, que de faire opérer le mécanisme pour reprendre à la main le caractère fautif ; et parfois la ligne était coulée sans que la correction eût été saisie, si bien que « ETAOIN SHRDLU » apparaissait dans le texte imprimé.
Je suis consciente que pour la plupart d'entre vous qui lisez ce billet, ça n'est rien, c'est inintéressant, au plus vaguement amusant. Mais pour moi c'est une absolue jubilation, un soulagement, un pas de plus vers la guérison (3). Elle est d'autant plus forte, la sensation de jubilation, un peu comme un joueur de foot qui grâce à une passe décisive marque un but d'anthologie, que ce mystère-là n'était a priori plus susceptible d'être résolu (4). Donc non seulement le but est beau mais il a été marqué en dernière minute et permet d'arracher in extremis la qualification (5).
Je me sens presque aussi ragaillardie que le jour où mon ami d'enfance, plus de 30 ans plus tard m'a appris pourquoi sa mère lui interdisait pendant si longtemps d'aller jouer au foot sur le terrain prévu, et qui était à deux pâtés de maison de là, et que ça me paraissait à ce point insensé, cette interdiction (6).
Le petit Holmes en moi frétille de joie.
Merci Virgile, merci beaucoup.
(1) Tout récemment, typique exemple, il y eut le balcon des pompiers, résolu par l'ami Berlioz.
(2) sauf de Vladimir Poutine
(3) La guérison de quoi ? Je l'ignore. D'être en vie ? D'être comme ça ?
(4) Si quelqu'un connaît le mot français ? C'est résolucible qui venait.
(5) J'ignore, là aussi, à quoi.
(6) En fait c'était parce qu'elle se méfiait du "mauvais garçon" du quartier et qui y régnait ; en empêchant son fils d'aller sur le terrain de jeu et qu'il reste sur la place devant les maisonnettes où elle pouvait encore intervenir, elle souhaitait le protéger et de la castagne et de la mauvaise influence. À sa décharge le mauvais garçon du quartier était une perfection dans le rôle. Et elle ne savait pas qu'il me respectait et que donc si j'étais là, paradoxalement, son fils ne craignait rien d'autre que des railleries - le camarade caïd nous prétendant amoureux -. Ma capacité à être respectée par les crapules et les violents, et à me prendre des coups (moraux, peu savent se battre) de la part de gens qui paraissent bien sous tous rapports et sont considérés, alors qu'en fait ils sont salauds inside, ne date pas d'hier en fait.
PS : Autre avantage de l'internet, quand on est délicatement dingue, on s'aperçoit généralement qu'on est pas seuls, que d'autres encore plus atteints font carrément des sites. Cela dit leur accroche est nulle, la résolution des petits mystères n'a dans mon cas pas du tout pour but de briller en société. C'est de l'ordre du soulagement interne, de la pression qui diminue dans la cocotte-minute.