Getting old (et combien c'est parfois flippant)
20 mai 2014
Observant d'un œil vague pendant ma pause café dans l'une des quatre pièces d'angle à la BNF du rez-de-jardin, un homme plutôt beau qui effectuait quelques étirements ; ceux de qui est resté trop longtemps concentré assis ; me demandant combien de temps il me faudrait avant de ne pouvoir m'empêcher de comparer bien malgré moi ceux que je croisais avec Celui qui, et trouver sempiternellement qu'ils ne franchissaient pas la barre (1) tout en étant parfaitement consciente que par dessus le marché pour eux je n'existais pas, j'ai soudain bondi (intérieurement).
Elle venait d'entrer.
Lourde de silhouette, les cheveux gris et longs, rassemblés en chignon, des lunettes cerclées de métal, une jupe classique, des chaussures plates, un cardigan.
Et qui s'est installée sans mollesse mais comme qui est très fatiguée sur l'un des fauteuils près de l'entrée. A entrepris de se servir à un thermos.
Je savais que ça n'était pas elle, la vieille amie de ma nuit des temps, perdue par la suite d'une bouffée de haine qu'elle fit de l'internet, si incohérente que j'avais préféré faire comme si je n'avais rien reçu, attendre le message d'excuses et une explication pour cet épisode délirant. Message qui n'était pas venu, tandis que ma vie était bousculée plus que jamais ce qui fit que je n'avais pas même eu le loisir de me poser la question de ce qu'il convenait de faire pour (éventuellement) sauver cette amitié.
Plus tard il fut trop tard. Et contrairement à V. et à Celui qui, ou à mon meilleur ami lorsqu'il reste trop longtemps sans libérer de son temps, elle ne me manque guère. Nous avons été victimes d'évolutions divergentes comme l'existence en fournit parfois. Celle d'avec ma mère, par exemple, me perturbe beaucoup plus que celle-là.
Il n'empêche que la personne qui venait se reposer ressemblait très exactement à ce que mon ancienne amie aurait pu devenir si depuis les quelques années qu'elle s'était fâchée elle avait suivi sa pente naturelle (2). Et que cette personne, je l'aurais moi-même décrite comme une femme assez âgée, une quasi vieille dame, une retraitée.
Elle était mon aînée. Mais pas de l'écart entier d'une génération. Son changement de catégorie était aussi le mien.
J'ai décidément ces derniers temps beaucoup de mal à intégrer mon âge réel. Et bizarrement le chagrin en cours qui en fut la première alerte - eussé-je été plus jeune, j'aurais peut-être été quittée, mais non sans un brin de respect -, ne change rien à l'affaire. Je ne me perçois pas ou plus comme je suis, mais suis décalée d'une quinzaine d'années (3).
C'est une sensation fort curieuse dont je ne sais pas quoi penser. Consciente cependant que le prochain grand sale coup que je me prendrai sur la tête me propulsera en avant de 30 ans. Et que ma confiance en les autres, à de moins en moins d'exceptions près, est depuis juin passé celle d'une centenaire qui aurait revendu il y a déjà longtemps son logis en viager.
(1) fors Kreso Mikić et Nicolaj Koppel ce qui n'aide en rien et fait peu pour 11 mois
(2) Mais peut-être a-t-elle rencontré un ancien Punk Suisse reconverti dans l'art contemporain conceptuel, richissime grâce à des tableaux sur lesquels il peint une tâche bleue, qu'elle vit désormais à New-York, maigre, joyeuse et déjantée avec des cheveux courts dressés sur la tête et orange fluo. Que deviennent les gens quand de nos vies ils sortent tout droit alors qu'ils sont encore vivants ?
(3) Peu ou prou le temps que j'ai passé à l"'Usine" en souffrant au travail parce qu'il avait perdu tout son intérêt et que j'ai ressenti comme un enfermement. Quelque chose d'organique en moi perçoit ces années comme nulles et non avenues, comme n'ayant pas eu lieu. Comme si j'avais repris le fil physique de ma vie là où j'en étais resté. Ce qui correspond également au retard avec lequel j'ai appris une rupture, laquelle ne s'est pas concrétisée, sans doute à cause de l'ampleur de "l'après coup", mais qui affectivement a pour moi bien eu lieu. Tout se passe comme si je refusais d'intégrer ces années fausses (sous un travail qui n'était pas un "vrai" travail pour moi que j'accomplissais sans m'y reconnaître, et pourvue d'un amour qui n'était pas ce que je croyais). D'où que je me sens en permanence bien un peu jet-lagguée.