La fin du foot - il y a 29 ans aujourd'hui
29 mai 2014
J'y repense à la date chaque année (pardon pour ceux qui suivent, je crains d'écrire tous les ans un billet et qui se répète), ce n'est pas qu'il n'y ait pas eu d'autres drames de stades, mais celui-là, qui concernait une équipe que j'aimais, auquel j'aurais pu assister (ça m'aurait fait si plaisir, mais l'argent manquait et il y avait les études, les cours à prendre, les petits à donner). Je crois qu'on avait combiné d'aller chez mes parents afin de voir le match à la télé (nous n'en avions pas dans notre logis étudiant).
Je me souviens que dès le début de la retransmission - ce n'était pas encore l'époque où face à une infos dramatique on donnait l'antenne en mode permanent - on nous avait dit que quelque chose s'était passé, des émeutes, des hooligans ; je crois qu'il a été question de morts, très vite. Morts étouffés sous la pression de la foule qui fuyait ceux qui attaquaient. Je crois me souvenir que les commentateurs, plus habilités à décrire un déroulement de match qu'à jouer les reporteurs de JT ont parlé de rendre l'antenne, que de toutes façons le match ne pourrait être joué. Je crois qu'on restait devant l'écran, stupéfaits, atterrés devant ce qu'on croyait comprendre. Ça nous parraissait aller de soi que le match n'aurait pas lieu. Je crois que je répétais à mon père "Tu es sûr que personne [de la famille] n'y est ?" Et qu'il me répondait que si son frère Pierre y était de toutes façons ça devait être dans des loges VIP. Et puis je ne crois pas il me l'aurait dit.
Et puis soudain l'info est donnée que pour raisons de sécurité, on nous dit même : parce qu'une partie du stade ne comprendrait pas, ceux des tribunes d'en face ne savent pas, ils voient juste qu'il s'est passé un peu quelque chose mais ils ne savent pas quoi, le match va être donné. J'admirais Platini et Paolo Rossi, de cet instant précis, ce fut fini.
Je n'ai compris que plus tard, longtemps plus tard, après avoir vécu différents événements (heureusement plutôt favorables) en y étant, dont une annulation de concert dans un très grand stade, et la peur de l'émeute des organisateurs, et ce qu'on ignore quand on est dans les vestiaires ou les loges en attendant d'entrer sur le terrain ou la scène, que peut-être ils ne savaient pas tout, qu'ils n'avaient dû avoir que des bribes, que peut-être même on leur avait intimé de jouer sans tarder afin de calmer les émeutiers. À l'époque j'ai cru qu'ils savaient et qu'ils étaient décisionnaires.
Je ne sais plus si j'ai regardé le match. Je crois que je n'arrivais pas à suivre l'action. Je pensais aux gens qui savaient leur père, leur frère, leur conjoint, un enfant peut-être au stade, si heureux de s'être offerts le voyage et qui eux regardaient à la télé - on a payé le trajet à ceux que le foot passionnait, c'est trop cher d'y aller tous - et qui avaient vu les images et qui se demandaient si ceux qu'ils aimaient étaient vivants, morts ou blessés.
À l'époque, pas d'internet pour consulter les sites, pas de téléphones portables pour tenter de joindre l'autre, au mieux France Info et le 3615 code AFP. En plus qu'en Italie il n'ont pas le minitel.
On a beau la critiquer, la modernité ou plutôt son versant technologique nous laisse moins mourir d'inquiétude.
J'imaginais des gens sortir du stade, rescapés, écœurés, en état de choc et errer dans Bruxelles à la recherche d'une cabine d'où appeler : - Sono io, vado bene.
Nous ne croyions pas aux mesures de sécurité, persuadés que beaucoup étaient déjà partis, avaient été évacués. Pour nous spectacteurs lambda d'à l'époque c'était juste question de gros sous, d'annonceurs qui avaient payé à prix d'or leur "page" de publicité, il fallait que ça rapporte et les morts on s'en foutait.
Je n'ai plus regardé de matchs après ça jusqu'en 1998 et la coupe du monde, laquelle avait du moins dans Paris une part de liesse sympathique - entre temps on avait appris à mieux contrôler ceux qui utilisaient le foot comme un exutoire -, ni été au stade, je veux dire un grand. Ce n'était pas raisonné, c'était par force d'arrière-pensées, par une sorte d'image des morts qui se surexposait à ceux des joueurs en action, comme une vision qu'ils les piétinaient. Le foot avait cessé pour moi (et d'autres) d'être une fête. Il n'était plus qu'enjeux financiers.
Je m'en suis désintéressée.
C'était la fin du foot, celui qu'on va voir en famille ou entre amis, celui où le défi dans le stade est de chanter plus fort que les supporters d'en face, celui que j'ai connu enfant lors du derby Toro-Juve lorsqu'il tombait à des dates qui nous trouvaient à Turin.
Je reste dans l'idée que le match aurait dû être reporté puis joué à huis-clos ou tout bonnement annulé. Par respect.
Vingt-neuf ans après je me demande ce que sont devenus ceux qui ont été concernés, qu'ils fussent rescapés ou qu'un de leur proche ait été parmi les victimes ou qu'ils aient été parmi les anglais qui chargeaient sans piger qu'ils étaient en train de virer meurtriers. Ceux qui pour [s'en] sortir ont piétiné des corps, ceux qui sont intervenus en premiers secours, ceux qui habitaient la ville mais peu soucieux de foot ignoraient ce qui se tramait et ne l'ont su qu'après. Si ma vie l'autorisait ça m'intéresserait de travailler sur ce sujet - mais hélas je fais toujours partie de celles que le quotidien coince, déjà trop plein, déjà lourd à assumer -. Vingt-neuf ans c'est le temps pour ceux que la tragédie aura rendu orphelins d'avoir eux-même des enfants de l'âge qu'ils avaient à l'époque. Quels souvenirs ont-ils qu'est-ce qui s'en est transmis ?
Me touchait le fait que ces personnes qui avaient fini là leur vie s'y étaient rendues comme à une fête, quand la mort les guettait. J'ignorais que j'allais de façon certes moins physique et donc infiniment moins définitive, connaître par trois fois dans ma vie semblable effet et vérifier ou du moins avoir une idée assez proche de ce que c'était d'être réjoui d'une perspective, d'un moment important, de retrouvailles promises, et qu'en lieu et place du bonheur attendu, de ce qui nous avait aidé à tenir parfois pendant des mois, tombait un coup [ressenti comme] mortel. On est sensible à ça quand on se prénomme Gilda, sans doute une malédiction intrinsèque.
J'ai comme une vague conscience que l'absence de fortune et le manque d'envergure de mon amoureux, qui aurait pu vouloir me faire ce plaisir que de nous organiser d'y aller, m'ont peut-être épargné de finir là-bas ainsi. Il faut parfois être reconnaissants envers nos empêchements.
Enfin lorsque récemment Michel Platini a tenu des propos si contestables et égocentrés (du moins sur le football), j'ai oublié d'être surprise ; il est le gars qui marquant sur pénalty saute de joie comme si de rien n'était (1) . Lui que dans ma jeunesse j'avais tant admiré.
Je me prends ce soir à espérer que certains rescapés d'alors aujourd'hui malgré l'âge, se portent bien. Et que leur passion a pu perdurer. Ou qu'une autre, moins risquée, est venue remplacer.
Laurent Mauvignier a écrit un roman majeur, hélas resté discret, "Dans la foule", qui permet d'accéder à ce que ça pouvait être que d'y être. Qui donne voix à ceux qu'on a préféré escamoter, comme font certains avec l'amour d'avant lorsqu'ils en croisent un nouveau qu'ils croient le bon, qui leur semble grand.
(1) C'est à 8'44" du document en italien.