Caos non tanto calmo
29 avril 2014
Tu t'attendais à une semaine rude, le lundi t'explique que tu vas être servie. Pour des raisons de service et qu'à la base ça ne te dérangeait pas et qu'aussi rendre service fait partie du boulot, tu bossais ce lundi (alors que normalement pas). Pour des raisons familiales il fut ensuite question d'hôpital - pas directement pour toi mais l'inquiétude est forte -, ton manque d'ubiquité pousse l'homme de la maison à assurer et comme il a par ailleurs un ennui dentaire mécanique et coûteux, après tout il pourra peut-être tout concilier ; ce qu'il a fait. Reste qu'un vide en moins dans la dentition créé par un phénomène quasi Newtonien, un trou dans les finances familiales. L'ensemble fabrique une étrange journée que tu passeras à guetter des textos, l'un semi rassurant de la malade finira par arriver, te rassurant effectivement à demi, mais guère plus, ne rêve pas. Il y a donc une partie de la famille qui est à l'hôpital pour une durée indéterminée et une suite des opérations incertaine. S'il n'est pas compromis l'avenir du moins a le front bas. Un autre, SMS, de son père signale l'ouverture d'un nouveau front, que tu avais pressenti la veille mais sans pouvoir agir : de l'eau fuit. Et elle ne le fait pas tant chez vous que chez le voisin du dessous, ce qui laisse à supposer une galère de diagnostic et une réparation plus coûteuse encore que les questions de dentition. Avec sans doute intervention de différents corps de métier. Comme tu guettais les textos tu as vérifié aussi ta messagerie, ton petit téléphone permet de le faire même si c'est malcommode. À la librairie, d'ordinaire tu t'en abstiens, mais là entre deux clients, soucieuse, tu consultes. Tu t'aperçois alors d'appels répétés effectués par ta mère sur le fixe du domicile. Ton téléphone ne te permet pas d'écouter les messages vocaux du répondeur du fixe et de toutes façons au travail c'est exclu, tu supposes de toutes façons que c'est parce qu'elle s'inquiète pour celle qui souffre, espère qu'une fois rentré à la maison quelqu'un répondra.
Ce fut le cas. Mais pour apprendre que ta sœur avait eu un accident de voiture. Qui transmet la nouvelle à son tour à ton retour, te précisera qu'elle n'a rien ou rien de grave mais qu'il s'en serait fallu de pas grand chose. Et tu l'apprends à une heure trop avancée pour pouvoir téléphoner - l'internet là-bas se pratique assez peu -.
La sagesse et l'épuisement t'indiquent de te coucher au plus vite afin de clore ce jour néfaste, afin de devancer la petite (1) ou grande catastrophe personnelle suivante. Je consulte vite fait mes messages reçus, méfiante d'une urgence. Une amie très chère te fait parvenir un lien et à la petite bouffée de plaisir d'avoir de ses nouvelles succède un décrochement du cœur et l'insidieuse nausée du chagrin : une librairie bruxelloise que tu aimais bien, que ton bien-aimé de là-bas t'avait fait découvrir et un moment fréquenter (2) va fermer fors à ce qu'une souscription de la dernière chance rencontre un franc succès ; il s'agit d'un livre collectif auquel auront contribués tous les auteurs amis dont l'homme qui t'a traitée si mal et pour tout dire escamotée et, tu es prête à le parier, sa dulcinée. Voir cet objet sera trop de souffrances, et puis il y a des limites à tout dont celle qui consiste à contribuer à la sauvegarde du pigeonnier où les néo-amoureux se seront exhibés en train de roucouler. Mais cela même te fait mal : à un an près tu te serais battue pour la survie de l'endroit où tu te croyais la bienvenue, et où travaillent des collègues qui si ça ferme perdront leur emploi. Mise au rebut tu ne peux plus que constater que tu n'es plus à même d'aider. Et que les pensées qu'on t'a par chagrin collées ne te ressemblent guère. S'il s'était montré seulement respectueux ...
Le pire est qu'aussi les ennuis précédents avaient au long du jour eu au moins cet avantage de te préserver des pensées délétères sur l'affection primordiale perdue ("À quelque chose malheur est bon") et que ça aura trouvé moyen de te rattraper au moment de maximale vulnérabilité, l'extrême fin d'une dure journée.
Tu as beau ne croire à aucuns pères Noël ni non plus aux sornettes de destinées tracées, savoir que depuis que le monde est monde la vie est ce qu'elle est c'est-à-dire fondamentalement injuste et fonctionnant selon la loi du plus fort et le principe de prédation, tu as juste un peu envie de hurler
MAIS QU'EST-CE QUE J'AI FAIT POUR MÉRITER ÇA
tout en sachant qu'une bonne âme ou la tienne personnelle si personne ne s'y colle avant toi viendra vite t'expliquer qu'en étant logée au chaud et le ventre plein dans une ville qui semble en paix tu n'as pas le droit de te plaindre, que l'essentiel y est.
Et que personne n'est mort.
So far.
Qu'aussi la journée de librairie, pour une qui fut traversée la tête ailleurs s'est doucement passée. Que tu as écouté en début de soirée un chorégraphe passionnant (3), qu'un recueil de nouvelles écrit par quelqu'un que tu apprécies, sur le thème de l'inconstance des hommes (4), malgré le sujet qui ne te porte pas particulièrement à rire au vu de ta vie amoureuse telle qu'elle fut, précisément t'a fait marrer à plusieurs reprises (exploit). Et même émue profondément (une fois). Que la compagnie de tes collègues te sied. Que la journée n'aura pas été constituée que de calamités. Que tout à l'heure au bord du jour te sera accordée si tout va bien la volupté de nager. Qu'une soirée passionnante est prévue. Que ta petite famille et toi-même avez à force une bonne résitance au chaos.
Mais s'il était un cran plus calme, ça ne serait pas de refus.
(1) Je m'abstiens dans ce billet de raconter celles-ci mais il y a quand même eu entre autres (!) un monte-charge deux fois bloqué, un accès internet coupé, et quelques autres trucs du même acabit.
(2) Tu prends soudain conscience que c'était toujours sans lui et que ce qui semblait naturel dans les moments de revoyures aux emplois du temps minutés te semble soudain la marque éclatante de sa duplicité (et de ton incommensurable naïveté).
(3) Daniel Dobbels dont voici un exemple du travail
(4) Je ne dis pas que certaines femmes ne le sont pas ; de celles qui d'ailleurs parviennent à rendre les hommes fous amoureux fous. C'est que son thème est celui-là, récits de femmes amoureuses qui soudain s'aperçoivent que leur amour n'est plus là ou ne fait plus que terriblement bien semblant. Voire même encore plus subtil car la plupart des nouvelles ont trait au séisme qu'est une naissance dans ce qui était une relation de couple et que l'animal humain mâle va chercher ailleurs la pitance sexuelle que sa partenaire femmelle ne parvient alors temporairement plus à fournir aussi bien. Sans parler des cas moins hétéronormés.