De la résistance envers ou la révérence excessive, jusqu'à la normalité (le rapport à la médecine)
24 février 2014
"J'avais hérité de mon père ce détachement vis-à-vis des problèmes de santé. Plus encore que d'un détachement, il s'agissait de méfiance, d'hostilité à l'égard de la médecine et des médicaments. Il me faudra des années même adulte, même loin du village de mon enfance, du monde qui m'a créé pour accepter de prendre des médicaments. Aujourd'hui encore, je ne peux m'empêcher d'éprouver une sorte de répulsion à l'idée d'ingérer des antibiotiques ou d'appeler un médecin."
Édouard Louis, "En finir avec Eddy Bellegueule" (Seuil, 2014, p 124)
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J'avais compris depuis quelques lustres que la réticence de mon conjoint à la médecine était lié à sa vie d'enfance, son milieu d'origine, une sorte de superstition que si vient le médecin c'est qu'on est mal barrés. Dans son cas, ça n'était pas tant une question de virilité, les femmes non plus ne consultaient pas ou alors à cause des grossesses je crois, et ma belle-mère si elle n'avait longtemps enduré des douleurs sans se plaindre ni penser qu'elles n'étaient pas dues à l'âge qui venait, aurait peut-être pu obtenir un sursis vis-à-vis de la maladie qui l'a emportée, mais parce que c'était des sous, même si ensuite remboursés et parce qu'il y avait quelque chose de honteux à n'avoir pas la pleine santé, un vague relent d'ancienne religion, au demeurant abandonnée, que la maladie est un châtiment mérité. Grâce au roman je comprends mieux.
Chez mes parents c'était le cran d'avant (ou d'après, mais bref, une étape ultérieure) : on est malade, on voit le docteur. Ou peut-être pas pour soi mais au moins pour les enfants. Pour les enfants on fait tout bien, les dents, les vaccins, de la rééducation pour le dos et même pour les pieds plats (?!). Mais le rapport à la médecine dans les années 60 et 70 n'est pas non plus normal. C'est un rapport comme je l'imagine autrefois (1) envers Le Prêtre. Un rapport de révérence excessive. On dit Bonjour Docteur, Bonsoir Docteur. Merci beaucoup monsieur le Docteur. Et si parfois on se permet de diminuer les posologies (2), on respecte tout à la lettre comme un rituel enrobé de magie. Au point d'en prendre quelques risques comme par exemple ne pas oser interrompre avant d'avoir revu Le Docteur (gare à toi si c'est le week-end et que les consultations reprennent le mardi) l'antibiotique qui est en train de provoquer le gonflement dangereux d'une spectaculaire allergie. Ou priver de natation un enfant qui s'enrhume facilement mais continue de s'enrhumer sans piscine tout autant, le chagrin en plus de ne plus nager. Mais monsieur Le Docteur, qui était tout simplement un homme qui n'aimait pas le sport et n'en pratiquait pas (prototype parfait du bon bourgeois très gras), avait dit. Ça ne se discutait pas.
Là aussi il y avait une notion de Tu es responsable de ta maladie mais beaucoup moins sur le plan d'un lien de cause à effet moral (non, monsieur n'a pas développé cette pneumonnie parce qu'il a menti à madame et voit quelqu'un d'autre ; non, ce cancer ne vient pas d'avoir dilapidé aux courses l'argent du ménage) et beaucoup plus pragmatique : Cette angine c'est Ta Faute parce que tu n'as pas mis de cache-col ni de bonnet. Ce voisin a le cancer du poumon parce qu'il a fumé. Cette indigestion (3) c'est parce que tu as encore joué au foot sous la pluie et que tu as pris froid à l'estomac (#WTF dirait-on aujourd'hui). Quand j'ai eu le malheur d'attraper la rubéole alors que ma mère qui pensait ne pas l'avoir eue attendait un bébé (4), j'ai dû essuyer quelques reproches (en plus que je me sentais terriblement coupable du fait qu'à cause de moi ma mère devait subir des piqûres) sur un mode Quand même à l'école tu aurais pu te laver les mains.
J'ai eu la chance, jeune adulte, d'avoir affaire à de jeunes médecins qui à l'instar de Martin Winckler, avaient avec leur métier et les patients un rapport simple et sain. Et la malchance productive d'avoir un premier gynécologue moyennement compétent (5) qui pour une histoire de cholestérol m'avait envoyée chez un nutritionniste qui m'avait conseillée en dépit du bon sens. J'ai donc semé très vite cette sacralisation excessive du pasteur médical.
Pour l'homme de la maison et sa réticence à la médecine, ce fut plus long ; à traiter des symptômes récurrents par le mépris, il a échappé de peu en 1997 à de grosses complications. Mais ça va mieux à présent. Grâce en particulier à un bon médecin de famille qui sait s'y prendre avec ses patients. Un de ceux qui aiment leur métier et n'ont probablement pas choisi par hasard de l'exercer en banlieue au départ populaire (6).
Nos enfants ont une relation normale à la médecine, la fille carrément proactive, le garçon parfois tardant trop à prendre en compte un symptôme mais non pour cause de rejet du médecin, plutôt par zénitude excessive et flemme de se rendre à la consultation - il a un peu tendance à se soigner à coups de C'est rien ça va passer ; mais il y va quand il faut y aller -.
Il semblerait donc qu'une génération soit nécessaire lorsque l'on vient de loin socialement pour parvenir à une rapport aux soignants et aux soins sans troubles, efficace et fructueux (et pour le patient et pour le praticien) - et je ne parle même pas du recours à un(e) psychothérapeute qui est un pas plus compliqué (deux générations si besoin est ?) -.
(1) ou hélas encore de nos jours dans certains milieux intégristes
(2) Ce souci terrifiant de l'économie (dont je ne suis pas tout à fait libérée, mais pour la médecine, si) qui consistait par exemple dans une recette de gâteau à mettre 3/4 de sachet de levure - vous savez les petits sachets roses, peu chers et si petits - et cinq œufs au lieu de la demi-douzaine.
(3) Oui en ce temps-là on n'avait pas encore de gastro mais des indigestions ou des crises de foie.
(4) En ce temps-là on ignorait le sexe des bébés tant qu'ils n'étaient pas nés.
(5) Il m'avait annoncé que j'aurais probablement le plus grand mal à avoir des enfants. Étant donné que les miens sont venus vite et facilement, heureusement que j'ai tenu quand même à prendre une contraception sinon je n'aurais probablement pas pu terminer mes études.
(6) Elle l'est moins maintenant. Il faudra qu'une prochaine fois je lui demande si lui aussi a cette impression d'avoir déménagé sur place.