Les injonctions
09 décembre 2013
(billet à compléter quand certaines reviendront)
C'est une conversation qui a eu lieu à Pages après Pages lors de la venue de Brigitte Giraud, au sujet de ces formatages qu'on subit dès l'enfance en fonction de notre milieu social, de l'époque et de notre genre.
J'ai alors pris conscience qu'alors que mes parents étaient terriblement formatteurs (de formattage pas de formation ou pas tant), j'avais miraculeusement échappé aux injonctions de genre. J'ignore si c'est parce qu'ils n'ont pas trop essayé (les années 60 et 70 étaient plutôt porteuses de libération pour les filles et non de pétassification généralisée) ou si c'est moi qui me suis montrée totalement imperméable parce que ça me paraissait vraiment trop débile. Je crois que j'étais quelqu'un de plutôt conciliant et obéissante comme enfant, j'avais le respect des parents, à l'époque ça se remettait peu en question, et puis surtout je voyais qu'ils se donnaient du mal et étaient malheureux alors j'essayais de leur faire plaisir ... sauf si vraiment ce qu'on attendait de moi me semblait trop stupide, illogique, injuste ou contraignant.
Pour autant j'ai mis des décennies à me libérer de toute une collection d'injonctions sur des petites choses de vie quotidienne ou de prétendûment bonne éducation qu'ils m'avaient inculquées et que j'avais intégrées sans les remettre en question, sans même m'apercevoir, le plus souvent que l'on pouvait faire autrement. Et surtout, que moi je pouvais préférer autrement.
Par exemple :
- certaines boissons se boivent glacée ou très froides ; j'ai longtemps cru que c'était parce qu'elles rendaient malades sinon. Ben non. C'est seulement que pour la plupart des gens c'est meilleur ainsi. Il se trouve que je n'aime pas boire froid, ça m'est désagréable, ça me fatigue l'organisme. Pas de chance j'ai épousé un type qui adore boire glacé. Ce n'est donc que passé 45 (!) que j'ai découvert que certains vins, la bière, le cidre etc. pouvaient parfaitement se boire à température ambiante et que je préférais.
- dans le même ordre d'idées : vin rouge pour la viande et blanc pour le poisson. D'accord, en gros, oui, mais il peut y avoir une infinité de nuances.
- Plus le vin vieillit meilleur il devient. Mais non, papa, c'est une gaussienne et elle n'est pas la même selon les vins et leurs conditions de conservation.
- le café, le thé se boivent sucrés ; déjà écrit sur le sujet : se boivent sucrés si on aime ce goût, sont bien meilleurs sans s'ils sont bons. En fait la seule alternative qui semblait possible était : un sucre ou deux (!)
- les clémentines se mangent par deux ; d'ailleurs même à la cantine c'était par deux tout le temps. Ben euh non, pourquoi ? Je peux parfaitement avoir envie d'une clémentine, une seule.
- les oranges s'épluchent d'une certaine façon ; ben non on fait comme on veut. Même si mon père avait effectivement un art de l'épluchage de l'orange fort élégant. Petite il m'est arrivé d'attendre son retour de l'usine pour pouvoir en manger une parce que je croyais que ça ne marcherait pas si on faisait autrement.
- Si tu portes bien tes semelles orthopédiques tous les jours, tes pieds ne seront plus plats, ils guériront. Le pire c'est que je me demande si ma mère n'y croyait pas un peu elle-même, que ça pourrait s'arranger. Un peu comme pour les dents avec les appareils dentaires. Et je n'ai jamais compris pourquoi à ses yeux avoir les pieds plats était une tare si grave. Ça ne m'a jamais empêché de cavaler. Ça me gêne, je crois, pour ce qui est d'avoir de la détente et encore s'il faut sauter, j'y parviens. Pour la danse, certains gestes me sont difficiles (mais pas impossibles). D'accord je ne suis pas équipée de jolis petits petons de princesse, mais bon tous les hommes ne sont pas non plus fétichistes du pied avec des fantasmes cendrillonaires. Et l'avantage est que j'arrive à mon âge avec des pieds intacts (je ne les ai jamais contraints à entrer dans des chaussures qui les auraient déformés, les sachant fragiles je les ai ménagés).
Tout en écrivant ça en 2013, je pense aux jeunes homosexuels dont les parents pensent pouvoir corriger ce qu'ils estiment être une déviance. Ah ces enfants qui ne correspondent pas au cahier des charges des rêves parentaux ! (Pauvres parents bornés).
- il faut attendre deux heures top chrono montre en main après avoir mangé avant de se baigner (quel que soit le bain, d'ailleurs : un bain pour se laver ou un bain pour nager). Bon d'accord, un être humain qui vient de gueuletonner s'il plonge d'un coup dans l'eau surtout fraiche risque l'hydrocution. Mais il ne faut quand même pas exagérer. Quelque chose qu'on peut avoir grignoté, un café bu, n'empêchent pas d'aller nager. On peut aussi prendre sa douche après manger. On peut d'ailleurs aussi digérer allongés (on m'avait aussi fait croire que). Et puis on peut aussi avoir des digestions lentes et que si vraiment on souhaitait être archi-précautionneux, deux heures n'y suffiraient pas. Quand je pense aux belles baignades d'été manquées (parce que les deux heures nous menaient à des heures de devoir repartir).
- On ne se baigne pas en Normandie, l'eau est trop froide, jamais. CONNARDS ! (je leur en veux comme de peu d'autres choses). C'est à chacun de mesurer si un bain à 17°C (en moyenne) est acceptable ou pas. Quand j'objectais que d'autres enfants se baignaient on me répondait que leurs parents étaient probablement de grands irresponsables peu soucieux de leur progéniture. Par devers moi je trouvais aux enfants de parents irresponsables un air plutôt épanoui. Mais ça n'a jamais été jusqu'à la remise en cause de ce qu'on me disait.
- On ne sonne pas (ni frapper) chez les gens, ça ne se fait pas ; le nombre d'ami(e)s que j'ai perdu(e)s comme ça (Tu ne viens jamais me chercher, toi). Je n'ai jamais compris pourquoi j'obéissais. Ou peut-être si j'obéissais parce qu'il m'était simple de contourner : j'allais en bas de chez le ou la pote et je sifflais comme on fait dans la rue. Dans la plus totale et absolue inconscience que c'était précisément cette attitude-là que les parents des amis auraient éventuellement pu juger délurée.
- On doit dormir à huit heure et demie. J'ignore quel était le châtiment des dieux pour les contrevenants, j'ignore pourquoi 20h30 et pas 20h15 ou 21h, mais ce fut pendant des années un couvre-feu quasi militaire. Je me souviens vaguement de menaces contre la croissance, ce qui m'inquiétait un peu étant donné que jusqu'à 17 ans je fus parmi les petites (j'ai continué à grandir quand plus personne des filles ne le faisait, jusqu'à une taille moyenne et raisonnable). C'était comme pour la soupe. Mais la soupe j'avais vite trouvé la faille : - Mais alors papa toi qui manges beaucoup de soupe comment ça se fait que tu es petit ? (1). Quant au coucher, je n'ai jamais su obéir sauf à être épuisée : j'attendais que mon père se couche puis pour lire, je rallumais. Non mais.
- On doit écouter tout ce que dit le docteur (comme s'il était une sorte de mage). Mais peut-être pas prendre tous les médicaments qu'il dit parce que ça ferait trop (raison sous jacente : ça coûte cher, tout n'est pas remboursé).
- À la piscine on s'enrhume. Hé bien non, pas plus que ça. Sauf si bien sûr on ressort en plein hiver les cheveux trempés. D'une façon plus générale : si on tombait malade c'est qu'on l'avait cherché - ce qui est finalement assez répandu dans la société de nos jours aussi : il a un cancer du poumon, normal c'est un fumeur (sauf que d'accord, en fumant on accroit les risques mais c'est plus complexe que ça) -. J'ai mis plus de 35 ans avant de ne plus me sentir coupable lorsque j'étais patraque.
- L'hiver il faut mettre un maillot de corps sous son chemisier. Non ce n'est pas "il faut" c'est "on peut", et encore seulement si on a froid.
- Si on a une mauvaise note (plus tard : raté un examen etc.) c'est de notre faute. Je n'ai pas trop eu à me battre contre ça puisque je réussissais à part si j'étais malade (voir élément précédent de l'énumération), mais comment leur faire comprendre que si Ne pas bien (se) préparer impliquait probablement échouer, il se pouvait que l'on rate alors que l'on avait très consciencieusement mis toutes les chances de son côté.
- Se lever tard, c'est mal. Hé bien non, pourquoi ? (je n'ai jamais été confronté à cette injonction car j'avais la chance d'être une lève-tôt naturelle, mais elle existait et je crois que ma sœur en souffrait).
- Pour le moindre écrit il faut faire un brouillon et pour quelque chose d'un peu long, un plan. Hé bien non. Et dans mon cas : c'était plutôt un frein qu'autre chose (2). Mais je m'en suis rendue compte toute seule, n'ai pas cherché à discuter, ai fait à ma façon (direct, tout droit, en fonçant). Ils m'ont quand même fait perdre au moins quatre ans. Dans le même ordre d'idée : un dessin doit d'abord se faire au crayon. Dans certains cas, certes, c'est conseillé. Mais rien n'empêche d'attaquer directement autrement.
- Une lettre doit forcément commencer par "Cher (ou chère) Machin(e)". Ben non. C'est certes l'usage le plus courant mais non. On peut faire comme on veut surtout si l'on écrit à un(e) ami(e).
- Les gauchers écrivent mal. Non. Il y a simplement l'apprentissage du stylo plume qui est délicat. Mais l'écriture peut être tout aussi lisible que pour un droitier.
- S'il y a le moindre quoi que ce soit (typiquement : un peu de jaune mais ça pouvait être un morceau de coquille d'œuf aussi) dans les blancs d'œufs ils ne monteront pas en neige.
- Quand on entre dans un lieu plein de monde il ne faut pas saluer, surtout au contraire se faire très discrets pour ne pas déranger. Il a fallu que j'atteigne l'âge des réunions professionnelles pour me rendre compte que l'usage réel du moins en France était à l'opposé. Et parfois j'ai encore du mal avec ce vieil automatisme qu'on m'a inculquée et qui me pousse à venir me joindre à un groupe en m'asseyant discrètement dans un coin.
- Chez le coiffeur, il faut refuser tout ce qu'on vous propose, c'est pour le facturer très cher après. Un jour adulte, j'ai dit oui pour un café ...
- Au restaurant au café il faut toujours tout recompter : ils font tous exprès de se tromper en espérant qu'on sera trop bêtes pour le faire. J'ai mis des années avant de me rendre compte que oui bien sûr ça arrive mais pas si souvent.
Corrollaire pour l'Italie : surtout les enfants ne parlez pas français fort, ils vont nous faire payer plus cher (à la décharge de mes parents : c'est effectivement arrivé quelque fois et que mon père doive expliquer qu'il était du coin de son plus bel italien natif, afin d'obtenir une addition raisonnable et non pas le prix touristique).
- [au moment d'assister au passage du Tour de France] Les coureurs cyclistes sont tous dopés, surtout les enfants s'ils balancent un bidon n'y buvez pas. Ah tiens, celui-là, peut-être ...
Je suis très reconnaissante en revanche à mes parents de ne m'avoir jamais fait croire au Père Noël - ils respectaient un vague mystère mais sans mensonge, et le rituel des cadeaux trouvés au matin au pied du sapin -, ni subir d'éducation religieuse. Peut-être que c'est pour ça qu'ils étaient si à cheval dans d'autres domaines.
Ils étaient aussi dépourvus de superstitions et je n'avais pas conscience d'à quel point, compte tenu de notre milieu social, c'était remarquable. Il y avait juste un rituel : avant un long voyage en voiture s'embrasser et se souhaiter bon voyage. Ce qui était assez joli (mais peu rassurant à la base).
(1) Mon père était typique du méditerranéen costaud pas très élancé. Je crois que mes deux parents n'ont jamais atteint leur taille physiologique prévue potentielle à cause des privations que pour cause de guerre ils ont enduré enfants ou adolescent.
(2) En fait c'est même l'inverse : je n'arrive pas à écrire correctement si je ne suis pas dans la vraie situation, y compris d'un point de vue matériel (le vrai papier à lettre, le logicie ad-hoc ...). Un peu comme si le cerveau refusait de se déranger pour si peu sinon.