(Le) coup (du) torchon
30 novembre 2013
À l'heure d'emmitoufler délicatement le gâteau préparé dans un torchon protecteur en vue d'un bref déplacement qu'il faudra effectuer afin de parvenir à son lieu de partage, je remarque que celui que j'ai pris, en haut de la pile des propres et repassés, ne fait pas partie de nos vieux lots familiaux usés, qu'il ne m'appartient pas.
Je me souviens alors d'une histoire de brioches vanillées à tester, que peut-être ça date de là, du temps où les livres et le bazar n'ayant pas encore pris possession de l'appartement ni l'écriture de tout mon temps, et les chagrins du reste, nous invitions encore les amis, dont certains n'étaient pas tout à fait tranquilles de quitter leur banlieue huppée pour notre quartier alors mal famé. Quel gag qu'il se soit embourgeoisé à présent que nous ne recevons plus (1). Et que donc voilà le torchon qui emballait les brioches de test, Oh tu me le rendras la prochaine fois. Et puis : la prochaine fois n'a pas eu lieu. Comme il y avait du côté des amis du déménagement dans l'air, que j'ai changé trois fois d'ordis depuis (non par attrait des nouveaux modèles mais après quelques pannes d'où des pertes d'infos), que les amis ont peut-être écrit à mon adresse professionnelle de "l'Usine" qui aura été brutalement dégagée (ou plus probablement : continue à engranger des messages qui s'entassent dans l'ombre et que personne ne consultera jamais, ou a atteint son niveau de saturation et renvoie inlassablement un message de mailbox is full) et ne savent plus non plus trop ou me joindre ou n'en ont plus envie (je n'avais pas trop fait honneur aux brioches, ou bien fait quelque gaffe dont je serais inconsciente - la bouderie est inoppérante avec moi, fors mes très proches, je peux mettre des mois à me rendre compte que quelqu'un se tait inhabituellement, tout occupée par mon grand amour avec la perpétuelle fatigue et une existence forrest gumpique -).
Bref, j'ai un beau torchon, une idée à peu près précise de la personne à qui il est et peu de moyens de le lui rendre actuellement (2).
Je dispose également d'un meuble, un grand, qu'une amie qu'il gênait nous avait confié mais qu'entre temps mes bonheurs de l'internet ont fâchée. D'un gros volume de Pierre Bordage qui appartient à mon ami Frédéric que nous n'avons pas revu depuis que j'ai quitté ma vie de cadre surmenée (3) - à ce propos si tu passes par là, sache que j'écris une fiction dont l'un des personnages se prénomme comme toi mais n'a rien à voir, c'est l'un de ceux qui l'ont inspiré qui m'avait dit qu'il aimerait aussi être ainsi nommé ; mais tu n'as aucun rapport avec eux -. Madame N. m'avait passé deux vêtements, mais il semble que nous n'existions l'une pour l'autre que par librairie interposée et les derniers temps furent compliqués (4).
Il est difficile de garder contacts avec ceux qui refusent et l'internet et les téléphones portables.
Je préfère ne pas parler du chagrin récent, il y a des livres et des DVD qui sont répartis ici ou là au petit bonheur la chance grand chagrin la peine. Longtemps plus tard je tomberai sur un film qu'il m'avait confié, que je devais lui rendre en juin puisqu'il passait à Paris, qu'on allait se voir, sans doute la semaine suivante ou celle d'après, et puis, voilà, non, soudain The End.
Il y a un livre d'une amie de longue date, dédicacé, que j'avais confié à mon amie si proche durant la période du comité de soutien à Florence Aubenas et Hussein Hanoun : la première y évoquait sa vie à Bagdad. La désaffection brutale et inexplicable de la seconde a laissé le volume chez elle. Peut-être l'a-t-elle entre-temps donné ou revendu sans plus se souvenir d'où il provenait (5). Le déni englobe, j'ai pu par deux fois hélas le constater, les éléments matériels qui le concernaient.
Tu peux ainsi rester avec entre les mains non seulement un sentiment qui t'encombre, puisque l'autre ne veut plus que tu l'éprouves pour lui, mais aussi des choses concrètes, matérielles, dont il nie l'existence ou qu'il tente, si c'est trop flagrant, d'attribuer à un moment d'égarement. Et la personne qui t'a effacé(e), contemple probablement avec perplexité quelque vestige du rôle renié que tu jouas dans sa vie. Qui donc m'avait filé ça ?
Plus légèrement, il y a des livres que j'ai prêtés et pour lesquels j'ignore (j'ai oublié) chez qui ils se trouvent. J'y pense parfois, lorsque j'aimerais en relire un passage. Souvent l'internet y pourvoit ou la BNF depuis que j'ai le privilège d'y être inscrite.
Il y a un manuscrit qui n'est plus chez personne (absolue bizarrerie). Ce cas est un peu à part (ce n'est pas l'amie qui manque, mais l'objet).
Il y a aussi le cas des choses qui réapparaissent alors qu'on en avait oublié l'existence. Une amie, récemment m'a rendu un pull - je me déplace rarement sans un pull de secours, parfois il ne dépanne pas que moi -. J'avais oublié et le lainage et de le lui avoir confié.
Il n'empêche que globalement je trouve un peu triste ces traces de notre facilité à perdre au cours d'une vie les gens. Comme si nous étions de frêles esquifs sur une mer déchaînée et que nous ne pouvions guère que nous côtoyer un temps avant que les courants ne nous éloignent, chacun désormais équipé de ce que l'autre lui avait passé alors que se touchaient nos embarcations.
(1) Je n'ai pas tout à fait perdu espoir de reconquérir l'espace normal d'un appartement lorsque notre fille aura quitté la maison et que sa chambre pourra me servir de bureau d'où que la cuisine redeviendrait cuisine et que comme elle est assez vaste nous pourrions à nouveau disposer d'une table où rassembler, manger, boire, festoyer.
(2) Contrairement à ce qu'on pourrait croire, être au chômage ne libère pas excessivement de temps, on ne peut rien prévoir au delà des jours suivants, qui peuvent être réquisitionnés par Pôle Emploi ou ses annexes ou bien des entretiens urgents mais qui ne débouchent pas forcément. Je me vois mal entamer des recherches en vue de retrouvailles en ce moment.
(3) Je ne crois pas qu'il y ait un lien autre que les périodes un tantinet chaotiques qui ont immédiatement précédé ou suivi. Pendant ce temps il devenait cadre très supérieur ce qui occupe un peu.
(4) Elle essayait d'en savoir plus que nous ne pouvions lui dire.
(5) Ce qui peut donner lieu à un terrible effet d'apparence trompeuse : imaginons que par un circuit de revente et se le repasser, le livre dédicacé pour moi réapparaisse dans le circuit de l'occasion et que comme il n'est pas facile à trouver quelqu'un qui connait l'auteure l'y déniche. Cette dernière risque de croire que c'est moi qui fais fort peu de cas d'un présent qui bien au contraire m'était précieux. J'avais simplement commis l'erreur de le prêter à la personne au monde à laquelle je faisais une confiance absolue.
PS : Je ne parle pas ici de prêts longue durée en cours, Nicolas j'ai toujours un de tes DVD (pas encore vu) et Jeannine celui que j'avais emmené à la Brosse pour te le rendre en repartant sans te le confier (il avait pris l'air de la campagne, il est en pleine santé).