La perplexité de la gratuité et le niveau de pratique qui tend à s'élever
27 octobre 2013
(réflexion non aboutie, je ne sais que penser, j'écris pour poser les bribes, peur de n'avoir pas le temps d'y revenir) et en plus billet non relu, on m'a requise ailleurs.
C'est ce billet de Tim Kreider transmis par un camarade touiton, qui m'a relancé la réflexion, réamorcée sans doute la veille au soir alors que je discutais lors d'une fête avec un formidable magicien (amateur) :
Ce que dénonce cet article l'est à juste titre, mais il est (volontairement, l'auteur parle de l'écriture, son domaine de compétence, celui pour lequel il est sollicité) restrictif et accuse l'internet d'un mal dont il n'est que le révélateur, un des outils certes favoris, mais seulement un parmi d'autre. De la même façon que La Krizzz qui est la bonne excuse renouvelée (1) du système capitaliste pour ne rémunérer grassement que certains de ses éléments sert de catalyseur.
Je crois que depuis quelque chose comme une quinzaine d'années on assiste à une sorte de déprofessionnalisation de bon nombre d'activités et que l'apparente gratuité du net (d'une partie de celui-ci) a accélérée.
Des trente glorieuse, des mouvements d'émancipations de la fin des années 60, des folles années 70 est resté quelque chose de l'ordre d'une autorisation des pratiques. Je ne crois pas que les plus jeunes puissent s'imaginer à quel point pour les petites gens les temps d'avant étaient coincés. C'est sans doute le plus visible en musique : jusqu'aux années 60 par ici (2) il fallait être riches pour pratiquer d'un instrument, ou d'une famille trop pauvre pour croire s'en sortir par le sérieux et l'application (auquel cas peu importe si le rejeton devient musicien, sportif ou bandit de grand chemin, tout étant fermé des accès accadémiques, rien n'est interdit), ou d'une lignée d'artistes. Ensuite on a pu si on était un môme avec un peu de gniak ou pourvu d'un parent muni d'un rêve de jeunesse frustré qu'il était prêt à accorder, apprendre l'usage d'un ou plusieurs instruments. Des conservatoires pratiquaient des tarifs en fonction des revenus parentaux, des possibilités de prêts d'instruments ou de locations peu chères existaient, qui voulait s'en donner la peine - l'étude d'un instrument, cette longue patience - pouvait s'y essayer. Il y a eu une sorte de mouvement de fond comme quoi tout le monde pouvait avoir droit à ce qui lui convenait, à condition d'accepter éventuellement d'en baver au début, mais On n'a rien sans rien, n'est-ce pas ma bonne dame (3).
On a eu plus de loisirs que pendant ces Trente Glorieuses où le travail à coup d'heures supplémentaires et de jours de congés relativement peu nombreux (mais mieux cloisonnés). À âge équivalent nous sommes globalement en meilleure condition physique que nos aînés.
Il y a eu des résultats.
Je suis un petit pion de ça. J'avais envie de chanter, et ce désir a assez facilement croisé une offre de chorale. Il y a toutes sortes d'ateliers pour toutes sortes d'activités, et c'est un peu partout et pas forcément très cher. Le théâtre a vu fleurir des ligues d'impros (idéales pour qui veut s'essayer tout en étant intimidé par l'apprentissage d'un rôle). Le slam a libéré la parole de gens d'une diversité d'âges et d'horizon extraordinaire. Une pratique sportive d'un certain niveau s'est trouvée accessible à qui voulait se secouer, des équipements presque professionnels sont devenus accessibles aux amateurs les plus fous ou fortunés.
Le numérique a libéré le photographe amateur du handicap des coûts de développement, permettant de sortir LA bonne photo de séries longues.
L'internet en général et les blogs en particulier ont permis de libérer l'écriture des fourches caudines de l'édition classique, pour le meilleur et pour le pire, on peut rencontrer un public de lecteurs directement.
Dans la plupart des domaines d'activités où celle-ci peut être source de plaisir même si elle constitue un travail (4) sont apparus de grands amateurs d'un niveau proche de celui des professionnels, et pouvant éventuellement les seconder.
Je n'ai compris que ça posait un problème qu'en participant en tant qu'élément d'une chorale à des concerts au Stade de France il y a maintenant 15 ans. Nous étions ravis, épatés, concentrés, passionnés par l'expérience. Notre gratification n'était que de pouvoir venir une fois avec notre famille, on était déjà tout contents. Seulement, des syndicats de musiciens protestèrent : on enlevait ce faisant le travail de professionnels. Ils n'eurent pas gain de cause : il n'existait pas de formation professionnelle aussi nombreuse que la nôtre et disponible. Mais sur le fond comment leur donner tort : nous participions en bénévoles à une opération hautement commerciale, quelque chose n'était pas normal.
De plus en plus fréquemment, je constate que des amateurs rendent service - par exemple le quasi-pro ami d'amis qui couvre le mariage auquel il n'aurait pas été invité sinon ; une fête d'entreprise pour laquelle les musiciens sont un des salariés et ses potes, lequel en profite pour soigner son image puisqu'on vit désormais dans un monde du travail du savoir-être plus que du savoir-faire (5) - et de plus en plus aux dépends du professionnel auquel il aurait fallu faire appel sinon.
Le magicien de la fête privée se montrait fier, et c'était à son honneur, de ne pas réclamer de paiement pour sa pratique, puisqu'il gagne sa vie par ailleurs. Je sais qu'en l'occurrence il ne prenait la place de personne puisqu'il n'avait pas été envisagé d'animer la soirée par des tours de magie, que ça s'était quasiment improvisé au gré d'une conversation de voisinage. Je sais aussi que par exemple les amis qui jouèrent à mon mariage n'auraient pas pu être payés, c'était leur présence même parmi mes amis qui avait créé la possibilité d'avoir un vrai groupe et pas seulement une vague sono pour la fête.
Sans doute que la limite acceptable est quelque part par là : lorsque la présence de l'amateur correspond à un lien direct entre celui à qui il offre sa prestation et lui et qu'en son absence il n'eût été proposé à personne d'autre de s'y coller.
Sinon, ça revient à priver de travail ceux qui en font métier.
L'autre ligne de partage entre ce qui est acceptable et ce qui l'est moins serait la présence dans l'ensemble économique de l'événement concernés, d'éléments qui touchent une rémunération et d'autres qui fournissent sans contrepartie financière leur contribution. Autant il peut être louable d'accorder gratuitement une part de travail à une structure si petite (mais aux buts satisfaisants) qui ne peut nous payer, mais tout le monde y offre du temps ; autant être une poignée de gratuits et que quelques-uns en fassent leur pain quotidien n'est ni cohérent ni fair-play. Si on a les sous pour imprimer ce magazine, on devrait avoir ceux pour rémunérer ceux qui y contribuent par un travail créatif.
En l'état actuel des choses, il y a décidément quelque chose qui ne tourne pas rond.
D'autant plus que pendant ce temps des activités dont on pourrait supposer qu'elles procèdent, elle, de la gratuité, sont soudain professionalisées. J'ai appris récemment (mais peut-être que tout le monde le savait déjà) que faire spectateur d'une émission de télé en direct pouvait constituer un boulot rémunéré. L'idée étant d'éviter tout débordement, de donner une impression flatteuse du public de l'émission (ce public est sélectionné), d'être certains que les gens viendront. On peut aussi faire la file d'attente pour d'autres (en particulier aux préfectures, là où ça peut être si long. Ou même promener leur chien.
Il me semble donc que l'on assiste à un double mouvement : de remplacement des professionnels par de bons amateurs dès lors qu'une prestation est fournie avec une part créative. Et de professionnalisation d'activités qui jusqu'alors étaient de si simples éléments de la vie quotidienne qu'on le faisait soi-même sans se poser de questions.
Cumulés avec les mutations (nécessaires et urgentes) que rencontrer le droit d'auteur, l'ensemble nous promet un changement assez radical et prochain de nos sociétés et la façon que chacun a de s'y placer.
Je suis curieuse de ce proche avenir. Même si je doute qu'il sera glorieux. Il sera de plus en plus fréquent d'avoir une pratique sportive ou artistique d'un niveau intéressant, de moins en moins fréquent d'un jour pouvoir en vivre.
(1) Grandie dans les années 70 du siècle passé, je conserve l'impression que depuis 1973 elle n'a jamais cessée. Certains se sont faits de la thune dans les années 80 parce qu'ils étaient de par leur métier aux avants-postes de ce qui allait précipiter vingt ans plus tard sa dangereuse aggravation, il n'empêche que pour le tout-venant des gens dont je fais partie, il n'y a jamais eu relâche : c'est travailler plus pour gagner moins et de façon aléatoire jusqu'au jour où l'on est éjecté du circuit (et ou c'est : travailler beaucoup trop moins pour gagner à peine de quoi survivre).
(2) En gros l'ex Europe de l'Ouest, avec des spécificités locales : par exemple en Italie tu pouvais être du peuple et aimer l'opéra ; de nos jours et c'est mauvais signes ce sont une partie des classes dirigeantes qui affichent leur mépris pour ce qui est beau et culturel - pour eux chiant et pas suffisamment porteur de profits sauf à virer spéculatif et participer de l'épate générale, J'ai là quelques Picasso -.
(3) Ce qui hélas a été globalement dévoyé avec un gros mouvement accélérateur de la télé-réalité en un "Moi aussi je peux faire célèbre" (sans savoir rien faire de particulier que d'accepter de s'exposer), mais la pompe avait été amorcée par le "Je veux tout, tout de suite" de la Konsumgeselschaft au mieux de sa forme dans les années 80,
(4) Par exemple il ne viendrait sans doute pas à l'esprit de grand monde de s'exercer pour autrui sur son temps personnel et hors rémunérations ou obligations morales à la comptabilité.
(5) et dans lequel il faudrait à la fois être disponible et motivé pour son emploi 24/24 7/7 et avoir deux hobbies glorieux pratiqués à niveau respectable et faire les devoirs d'école de ses enfants.