C'est un article du Canard Enchaîné de cette semaine sur les méfaits du "trop sucré" dans l'industrie agro-alimentaire (des produits dérivés du sucre qui sont ajoutés non pas tant pour le goût que pour des raisons stratégiques dont la baisse de la sensation de satiété) qui m'a fait repenser à ce changement d'époque à ce sujet entre mon enfance et les temps présents.
J'ai grandi dans un monde où le sucre (qu'on donnait alors en morceaux aux enfants) était considéré comme donnant de l'énergie et très bon pour tout. On sucrait énormément d'aliments et de boissons, des yaourts au café (noir ou au lait), en passant par l'orange pressée et l'eau tout court. Plus d'une fois mon père si j'étais flagada me préparait avec gentillesse de l'eau sucrée. Je n'aimais pas le goût (déjà), mais le prenait comme s'il m'avait administré un médicament. Que mon père prenne soin de moi au lieu de me gronder (1) faisait fonctionner l'effet placebo à fond.
Jusqu'au vaccin contre la polio qu'on laissait fondre sur un sucre. Moi qui aimais les goûts médicamenteux des sirops contre la toux, j'étais désolée d'avoir un sucre à croquer.
Comme je n'étais pas une rebelle pour tout, et que pour les petites choses matérielles du quotidien j'étais plutôt encline à croire que les grands savaient et pas moi, j'étais donc persuadée que le café au lait du matin ne pouvait se boire qu'en y versant du sucre - ce qui rendait souvent puisqu'il se déposait pour partie dans le fond, les deux dernières gorgées infectes -. Qu'un yaourt se devait d'être sucré jusqu'au ras du bord, sinon ce n'était pas commestible ; qu'il fallait re-sucrer les fraises.
Très vite pourtant j'avais perçu mon peu d'appétence pour ce goût-là. Les bonbons me donnaient la nausée, une sensation d'écœurement.
Un peu plus tard et alors que mon père me racontait parfois "Quand j'étais petit ..." et que j'adorais ses récits, même s'ils étaient horribles - il fut petit par temps de guerre -, j'ai compris que si mon père mettait deux sucres dans son café, c'était peut-être parce qu'il en avait tant manqué pendant les années où il y avait des bombardements sur la ville et rien à manger dans le pensionnat où il étudiait.
Mais il aura fallu une circonstance matérielle quelconque - un jour où les courses n'avaient pas été faites, ou des grèves, ou je ne sais quoi - pour que je prenne mon café (je devais être déjà adolescente) sans le sucrer, me dise que c'était bien meilleur comme ça ; un yaourt. Plus tard : le thé.
Sans sucre, les choses avaient leur vrai goût.
J'ai alors découvert que certaines que je croyais ne pas trop aimer, par exemple le chocolat chaud, ou que je buvais machinalement - parce que c'est ça qu'on boit le matin et pas autre chose -, étaient bonnes. Que j'adorais la saveur du café.
J'apprends donc à présent que c'était meilleur pour la santé, contrairement aux bienfaits auxquels on nous avait faits croire et face auxquels des parents, privés de gâteries petits par une guerre qui avait duré, ne pouvaient que se montrer crédules. Et je me dis que la pression éducative devait être terriblement forte pour que j'aie ainsi la croyance, sans qu'on m'en ait rien dit - je n'étais pas obligée de sucrer mon yaourt, c'est simplement que ça semblait inenvisageable de faire autrement - qu'il n'y avait pas le choix, que c'était indispensable.
Pour se qui est de boire glacé certaines choses, j'ai mis encore plus de temps à me rendre compte que l'usage général n'était qu'indicatif et pas du tout celui qui me convenait - j'aime boire chaud ou à température -, le glaçon est pour moi une hérésie. L'impression de fraîcheur doit venir du goût du produit (2), non de sa température.
On ne se méfie jamais assez de l'ampleur des conditionnements, y compris non intentionnels, parfois même sans but mercantile direct (3), que l'on subit. C'est une bonne habitude à prendre lorsqu'on nous présente toujours un aliment d'une certaine façon d'au moins tenter un jour de le boire ou déguster autrement. Une bonne surprise n'est jamais à exclure.
(1) Il était de cette génération à qui l'on avait inculqué qu'une bonne éducation consistait essentiellement à réprimander perpétuellement ; s'en distinguait cependant par le fait qu'il ne levait de même que ma mère pratiquement jamais la main sur nous à moins d'une bêtise qui aurait pu avoir de lourdes conséquences et alors c'était une réaction immédiate - par exemple traverser en courant sans regarder alors qu'une voiture arrivait -, généralement motivée par la peur du pire. Mais en attendant les repas, par exemple étaient de mauvais moments, pas moyen de se détendre un instant.
(2) J'ai goûté cet été à un jus de pommes artisanal qui fait cet effet-là.
(3) Encore qu'on puisse toujours en détecter un. Par exemple moins de réfrigérateurs seraient vendus si l'on buvait à température.