Tu avais tout bien préparé, note. Et même plutôt deux fois qu'une, quelques justificatifs surnuméraires, une triple collection de photos de bandite (ah putain ces nouvelles normes), tu es arrivée avec une minute d'avance, tout bien.
Et il n'y avait personne avant toi. Même pour une démarche sur rendez-vous, c'est rare.
Ça fait trois bonnes années que tu te balades sans plus d'identité justifiée qu'un passeport périmé.
Il y a une comme une poisse : tu t'étais fait voler par un pickpocket susceptible rochelais ton portefeuille, dedans ta carte d'identité. Tu avais fait les oppositions qu'il fallait et la déclaration de vol à la police ce qui n'avait pas été simple - à La Rochelle ils n'avaient pas voulu encombrer leurs statistiques et à domicile ils m'ont demandé pourquoi je ne l'avais pas fait là où avait eu lieu le forfait -. Mais bon, j'avais bien un papier attestant de l'aventure et que j'avais eu une carte (autrefois). Mais il y a eu cette inondation montante (!) dans l'appartement, les sacs de paperasses déplacées, à n'y plus rien retrouver.
Pour refaire la carte d'identité on verra donc plus tard. Surtout que ton père n'est pas né Auvergnat et que comme il est mort il ne peut plus rien fournir comme justificatifs pour prouver qu'il avait été assimilé Auvergnat officiellement en cours de route.
Arrive un moment où le bon vieux passeport se trouve périmé depuis trop longtemps. Avec les biométriques, ça se voit qu'il date.
Il y a cet ami qui pour un projet commun esquissé te conseille à tout hasard de te faire enregistrer comme entrepreneuse - mais pour créer la moindre structure "papiers d'identité en cours de validité" -. Il y a ce moment difficile à la librairie où je dois appeler des secours. Le patron revient dans l'intervale et c'est lui qui présentera à la police ou aux pompiers ses papiers. Tu te dis qu'en cas d'urgence ou de contrôle, tu risques à force de péremption des ennuis.
Il est temps de reprendre en main ton identité.
Alors tu fais ce qu'il faut, jusqu'à gagner au loto l'exacte somme à 40 centimes près du timbre fiscal nécessaire.
Mais il y a du mal, par exemple pour prendre le rendez-vous requis. Un répondeur. Qui n'enregistre rien dirait-on. Tu finis par y parvenir.
Il y a un mal fou à réaliser de toi des photos conformes. Ne serait-ce qu'à cause des cheveux qui refusent de rester dans le cadre et de ne pas recouvrir tes oreilles. Et puis c'est l'hiver mais il faut dégager le cou. Zut alors ce jour-là, que tu avais enfin la monnaie (pour le photomaton), tu avais un pull à col roulé.
Il y a que ta ville ne s'appelle plus comme tu la nommais, son nom a été raccourci (1).
Il y a que tu t'aperçois que tu as tellement bien "vidé le buffer" à la mort de ton père que seule sa date anniversaire (jour-mois) t'es restée, tu as oublié et le lieu précis et l'année. Heureusement que l'extrait d'acte de naissance comportait ces indications. Ma capacité a remettre les compteurs à zéro m'a toujours impressionnée. Mais parfois ça fait flipper.
Il y a que les cases des formulaires devant tes yeux préfèrent danser que se comporter en traces fixes. Tu te dis que pour le coup d'après, dans dix ans, tu auras besoin, si tu vis encore, de lunettes pour les voir (de près).
Il y a que la machine sur laquelle tu dois appuyer tes doigts refuse d'en enregistrer l'empreinte. Et que tu as vraiment pensé :
- Ça se voit tant que ça que je suis un fantôme.
C'est en effet difficile après une première mort de tenir son rôle, tu as acquis une transparence que tu n'avais pas ; à force que les autres t'effacent de leur vie selon leur bon vouloir tu es devenue spectrale. Les hommes n'aident pas (2). La machine l'a tout de suite repérée.
Heureusement la dame chargée du dossier t'a aidée.
Et puis il y avait une case cochable "né(e) en France avec au moins un parent né en France". Peut-être que l'Auvergne se laissera oublier.
Il n'y a apparemment plus de problème à conserver comme nom d'usage son nom dit de jeune fille. C'est un truc que tu n'as jamais compris que les filles doivent changer de nom en cours de vie dès lors que leur compagnonage avec un garçon s'officialise. Et puis tant qu'à changer pourquoi ça ne serait pas l'inverse, après tout en ce siècle-ci ce sont encore les femmes qui portent longuement les enfants avant qu'ils n'atterrissent et souffrent en accouchant. Il serait donc logique si vraiment le nom d'une entité familiale devait être unique qu'il soit celui de qui fait la plus grosse part du boulot. Nanmého ! (3)
Tu es soulagée de n'avoir plus ce tracas. Il y a 24 ans tu avais l'énergie de batailler pour ça (ou contre), à présent ce n'est pas certain que ça soit encore le cas. Ton identité tend à se réduire à ton simple prénom.
Tu apprends que comme tu avais un passeport à l'ancienne avec tes marmots en jolis figurants, ton renouvellement peut être exonéré des timbres fiscaux jusqu'en 2014. En revanche plus question de récupérer l'ancien passeport coupé mais aux pages personnelles visibles comme on le faisait avant.
La présence d'esprit te viens de demander la permission de prendre en photo la page qui les concerne, tes petits. La dame est tout heureuse de te répondre Mais oui bien sûr. Et son sourire te fait du bien. Peut-être que ta demande, sans doute un peu incongrue, lui a fait du bien aussi.
Tu trouves en revanche curieux que l'on te demande ton numéro de téléphone portable. Tu le confies sans trop de réticences, en espérant que la mairie n'en profitera pas pour te spamer des vœux. Mais tu penses aux trois personnes que tu connais et qui refusent de s'en équiper (c'est leur droit). Plus tard dans l'entretien tu apprendras que c'est a priori pour te prévenir quand le nouveau passeport sera arrivé.
Il n'aura fallu que 24 minutes pour l'opération d'enregistrement de la demande de renouvellement. Y compris le temps d'attente de la transmission - on nous demande d'attendre jusqu'au bout et que l'écran indique bien "transmission 100 %" -. On te confie un tout petit papier comme quoi c'est fait, presque un ticket de caisse.
Tu espères que durant les semaines d'attente pour la fabrication du nouveau document, on ne te réclamera pas ton identité trop souvent.
Tu ressors, libre. Soulagée. Tout malaise évité, juste quelques carreaux qui ont un peu dansé, une main qui tremblotait, peu de choses mais qui parfois peuvent suffire à faire tout capoter.
Reste à savoir s'il n'y aura pas de mauvaise surprise ultérieure, sur le mode Finalement il faut des justificatifs en plus pour le non-auvergnat. Ou encore : les photos ne conviennent pas, il y a une mèche qui déborde. Mais peut-être que l'ironie du sort tiendra aux prérogatives importantes qu'elle a sur ton existence et qu'elle choisira que tout se passe bien jusqu'au bout parce qu'il est drôle de disposer enfin à nouveau d'un document permettant les voyages au moment même où tu te rends compte que financièrement ils risquent de n'être plus envisageables avant longtemps.
Quelles que soient les éventuelles complications ultérieures, c'est l'une des première fois où tu parviens du premier coup à accomplir une démarche administrative. La malédiction du papier qui manque (4) semble (au moins provisoirement) vaincue.
Tu vas bientôt pouvoir dire "je" à nouveau. J'espère que ça ne sera pas pour rien.
(1) Ce n'est pas une blague, pour l'INSEE, Clichy la Garenne s'appelle désormais Clichy. La personne chargée de traiter ma demande de renouvellement l'a découvert en même temps que moi. L'autre Clichy (sous Bois) est prié de garder sous "sous Bois" bien arrimé afin qu'on ne confonde pas.
(2) Sauf un qui a tenté et pour lequel j'éprouve une grande reconnaissance.
(3) Hé au fait les amis, avec le mariage possible pour tous, qui prendra le nom de qui ? Ou est-ce que ça sera enfin l'occasion de laisser tomber cette coûtume du changement de nom pour l'un des deux ?
(4) de son nom complet : La malédiction du papier qui manque parce qu'il n'était pas sur la liste des documents à fournir mais que quand même il le fallait.